Petit guide de la Hongrie, chapitre 11 : Lajos Grendel – Les cloches d’Einstein
Publié : 30/11/2014 Classé dans : 1990s, Hongrie, Slovaquie | Tags: Grendel 8 CommentairesPendant que Dóra prenait son bain, une nouvelle vision me subjuguait. Cette fois-ci, je voyais une chèvre. Elle avait une longue barbe, ses cornes étincelaient, à part ça elle broutait avec délice au bord d’un fossé où l’on avait éparpillé des fils métalliques rouillés et des cuvettes trouées. Une brigade du travail socialiste s’activait dans les environs. Ils construisaient une tour. Soudain, une grue a surgi, je ne sais d’où. Son conducteur jurait parce que la chèvre le gênait et qu’elle refusait obstinément de quitter le bord du fossé. Finalement, le chef de la brigade a mis de l’ordre – il était là pour ça. La chèvre a été soulevée puis déposée, bêlante et gigotante, sur le balcon du huitième étage de l’immeuble en construction. Mêê, a dit la chèvre, en slovaque ou en hongrois, je ne sais plus ; il faudrait la cuire à la broche, a déclaré le chef de brigade. Je dormais presque.
Y a-t-il une manière slave de faire de l’humour en littérature ? C’est la question que je me suis posée après avoir terminé Les cloches d’Einstein, onzième étape de mon exploration de la littérature hongroise. Lajos Grendel est un hongrois de Slovaquie, soit, mais son livre m’a beaucoup rappelé la littérature russe contemporaine que j’ai eu l’occasion de lire, par sa façon de manier le surréel et le sarcasme pour décrire le monde supposément ordinaire autour de soi.
Le monde ordinaire autour de Grendel, ou plutôt de son (anti)héros Mészáros, est celui tchécoslovaque des années 1970 et 1980. Le livre s’ouvre sur la révolution de 1989 et ce monde s’apprête à basculer, entraînant avec lui le sort de Mészáros à l’heure où il s’agit de savoir choisir son camp. Question difficile, surtout quand, comme Mészáros, on a choisi sans trop se poser de questions la solution de facilité à la sortie de l’université : se marier avec la fille du secrétaire de section du parti, obtenir un emploi de complaisance dans un institut de recherche aux objectifs pas très bien définis, et y laisser passer les mois et les années.
Prenant la forme d’une biographie à rebondissements d’un homme somme toute assez naïf et ordinaire, Les cloches d’Einstein est une satire mordante et entraînante d‘une société et d‘un pouvoir faits de faux-semblants et de petits arrangements. On imagine que Grendel a forcé le trait en peuplant son livre de couturières-gardes du corps et d’hurluberlus « chercheurs » affublés de pseudonymes aussi variés que « Pierre le Grand » (celui de notre héros, à défaut de son premier choix, « Goulag »), « Rayon Gamma » ou « prince des Hittites »: tout ce petit monde paraît assez peu menaçant, mais c’est probablement le genre de système dont il est plus facile de se moquer quand on en est sorti que quand on est forcé d’en faire partie.
Mais la société communiste n’est pas la seule à faire l’objet des critiques de Grendel : il n’y a qu’à voir la persistance de, entre autres, « Microfil », chef de Mészáros à l’institut de recherche, à prêcher la parole inverse à celle qu’il prêchait avant, tout en s’accrochant à sa place, pour comprendre que Grendel n’a pas grand espoir en la nouvelle ère post-1989. Qui est qui, qui est de quel côté et pour combien de temps, c’est la question qu’on se pose avec Mészáros à force de retournements dont on ne sait jamais trop s’ils sont réels ou pas. C‘est amené sur le même ton de parodie que le reste, mais quand on voit que le livre est paru en 1992, on se dit quand même qu’il n’a pas fallu longtemps pour que la désillusion s’installe.
Écrivain, éditeur de maison d’édition, très brièvement député : Lajos Grendel, écrivain hongrois de Slovaquie né en 1948, est l’auteur d’une vingtaine de romans, essais et nouvelles parmi lesquels Tir à balles existe aussi en français (L’Harmattan, 1986).
Lajos Grendel, Les cloches d’Einstein (Einstein harangjai, 1992). Trad. du hongrois par Véronique Charaire. Editions Ibolya Virág, 1997.
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Ça a l’air intéressant et cocasse. Ce qu’il décrit me rappelle les aspects politiques dans Ana Edes. Il s’est passé la même chose après la première guerre mondiale.
Je pense qu’il y a une manière slave de faire de l’humour. L’œuvre de Romain Gary en est pleine et quand en plus l’auteur est juif, ça donne une touche de Woody Allen en plus.
PS: Je vais en Hongrie en avril, c’est réservé et je suis impatiente de voir Budapest. 🙂
Intéressant et cocasse, c’est exactement ca. Je n’avais pas fait de rapprochement avec Anna Édes mais j’imagine qu’on pourrait en faire un avec tous les livres qui traitent de l’apres-changement de régime.
Je crois que de Romain Gary j’ai lu plutot des livres assez « terre a terre » et pas aussi surréel. Je pensais par exemple a Pelevin et a un autre auteur contemporain que j’ai lu récemment. J’en parlerai bientot (j’espere).
Budapest en avril – mais c’est le mois du festival du livre de Budapest (23-26)! Y a-t-il un lien?
Les dates n’ont rien à voir avec le festival du livre mais tout à voir avec les vacances scolaires. 🙂
Effectivement, ca explique tout!
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