Nándor Gion – Le soldat à la fleur

nador_gion-pdf-374x600J’avais prévu, pour rentrer cet été de Bosnie-Herzégovine, d’obliquer vers l’est au sortir de Sarajevo, afin de rejoindre la ligne ferroviaire Belgrade-Budapest et, faisant escale à Novi Sad ou à Subotica, de faire enfin connaissance avec la Bácska. Région du nord de la Serbie, enserrée à l’ouest par la Croatie, à l’est par la Tisza, au sud par le Danube et au nord par la Hongrie, elle est le berceau de plusieurs écrivains hongrois, certains nés au temps où elle faisait encore partie de l’empire austro-hongrois, d’autres nés après son rattachement à la Yougoslavie.

Finalement, j’ai opté pour un autre chemin de retour, gardant donc de cette région une connaissance plutôt littéraire que réelle, mais à laquelle la lecture de ce Soldat à la fleur (que m’ont fait parvenir les éditions des Syrtes) a ensuite contribué en lui ajoutant par la même occasion une dimension plus historique : le roman annonce d’emblée que l’action se situe en 1898, lorsque le meunier Stefan Krebs s’installe avec sa famille dans la petite bourgade de Szenttamás, et se termine avec les dernières heures de la première guerre mondiale. A la suite du meunier, le lecteur découvre le village, et notamment son caractère multi-ethnique : Stefan Krebs, un souabe, vient ainsi pour travailler chez le propriétaire serbe d’un moulin sur la GrandRue du village, mais c’est d’abord la communauté hongroise qui l’y accueille, à sa manière.

Devant la taverne, se tenait un groupe d’une bonne vingtaine d’hommes. Ils étaient tous coiffés de chapeaux crasseux aux bords affaissés et observaient avec curiosité la charrette qui approchait. L’un d’eux, aviné, s’avança en zigzaguant. Il s’accrocha au timon, regarda Stefan tout en trottinant à côté de la charrette et lui demanda :

– Tu es souabe, toi ?

Stefan ne dit rien, il détourna la tête, mais l’ivrogne, rivé à la charrette, s’écria :

– Tu ne peux pas être hongrois, tu n’as pas de moustache. Tu es sûrement souabe.

Les Tsiganes de passage, et quelques juifs, complètent la population de Szenttamás. Le premier chapitre n’est ainsi pas juste celui où est dépeinte l’installation de la famille Krebs à Szenttamás et leurs efforts (souvent frustrés) pour s’enrichir, il est également l’occasion de brosser le portrait, d’emblée très évocateur, du village et de ses habitants. J’ai surtout apprécié sa description de l’organisation d’une bourgade qu’on devine être assez petite mais où néanmoins les différents groupes ethniques et sociaux se sont réparti l’espace : aux Hongrois aisés le Tuk et la partie de la GrandRue hors du quartier serbe, aux moins travailleurs la rue Zöld et aux plus malchanceux la rue du Calvaire de l’autre côté de la rivière.

Par la suite, les premières maisons sont apparues sur cette même rive et ont formé peu à peu la rue du Calvaire. Ce fut la première et unique rue pendant près de trente ans dans ce secteur marécageux où habitaient surtout d’anciens Tukais appauvris ; harassés, tombés dans la misère, ils luttaient désespérément pour tenter de retourner sur la colline du Tuk. Honteux d’avoir échoué dans la rue du Calvaire, ils travaillaient avec plus d’acharnement encore que les « remueurs » de terre du Tuk obsédés par l’argent.

La rue Zöld, la colline du Calvaire, le barrage du Szív, voilà dans les grandes lignes les limites de l’espace dans lequel se déroule ce roman. Ce sont aussi plus ou moins les limites du monde d’István Rojtos Gallai, principal protagoniste du roman.

A l’opposé de son père et de ses frères, pour lesquels travailler comme ouvrier agricole est signe d’ascension sociale, István se voit comme le digne successeur de ses ancêtres bergers : jouer de la cithare dans les bals de fin de semaine lui permet de s’affranchir de la nécessité du travail quotidien, et cela en fait le personnage idéal par lequel découvrir le village. Juché sur la colline du Calvaire, il observe les efforts qu’en déploient les habitants pour gagner leur vie, ou se mêle aux aventures d’autres qui, comme lui, se tiennent à l’écart de leur communauté : Adam Török le garçon effronté mais débrouillard, Gilike le doux porcher, Rézi la travailleuse au caractère affirmé.

Se déroule ainsi sous les yeux d’István, et donc sous les nôtres, le quotidien d’un village pluri-ethnique de la grande plaine hongroise de la toute fin du XIXe siècle jusqu’à la première guerre mondiale, les amitiés et les querelles, les efforts légaux et illégaux pour s’enrichir, la pauvreté qui pousse quand même à l’exil en Amérique, le poids du grand propriétaire terrien du village. L’histoire personnelle d’István et de ses congénères est tout naturellement placée dans un contexte historique plus général, donnant ainsi toute sa saveur au roman.

L’écrivain y joue, de plus, un jeu de narration très habile, glissant d’un narrateur omniscient à une narration à la première personne par István, et d’une narration au fil des faits rapportés à une narration dans laquelle István marque bien le temps écoulé depuis les faits. Un peu comme ces portraits de la Renaissance où une manche dépassant négligemment d’un faux cadre permet au peintre de jouer avec l’illusion de profondeur, ces alternances très fluides de temporalité et de point de vue permettent d’imprimer au récit une impression d’immédiateté et de véracité (à la parution du roman en 1973, ce passé n’était pas aussi lointain pour l’écrivain qu’il l’est pour nous aujourd’hui).

La personnalité du narrateur et l’élément presque fantastique qu’apporte le « soldat à la fleur » sont d’autres éléments qui font du roman une lecture si agréable. Ce soldat a une existence extérieure à István, puisqu’il figure sur l’une des colonnes du calvaire, et son aspect souriant, détaché du rôle qu’il est sensé jouer dans l’histoire biblique (son autre attribut est le fouet à clous avec lequel il devrait fouetter Jésus portant la croix), fascine le narrateur : il en fait sa porte vers le bonheur, son échappatoire lorsqu’il est insatisfait du monde autour de lui. De ce fait, le soldat est aussi le marqueur de l’évolution d’István, d’un adolescent qui semble avoir réussi à se tailler une réalité à sa convenance, à un homme changé par son expérience de la guerre et par son absence du village. En ce sens, István est un double plus réussi du porcher Gilike, ce simple d’esprit inoffensif dont la stratégie pour échapper au mépris de son entourage est poignante et le mène finalement à sa perte.

Faut-il aussi voir dans la rupture de la relation qui lie István au « soldat à la fleur » à son retour de la guerre le présage d’un monde plus dur et encore moins propice à la rêverie ? La fin de ce court roman est, plus qu’une conclusion, une invitation à continuer à vivre aux côtés d’István et des habitants de Szenttamás, et il faudra espérer pour cela que les trois autres volumes de la tétralogie qu’ouvre Le soldat à la fleur pourront également être publiés par les éditions des Syrtes : écrits durant plusieurs décennies, les trois autres romans suivent la destinée d’István et de sa famille durant l’entre-deux-guerres et jusqu’à la période titiste yougoslave.

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à Szenttamás (Srbobran en Serbie) en 1941, Nándor Gion a grandi dans la Bácska et a pu faire la majeure partie de sa carrière dans la communauté hongroise de Serbie : d’abord formé pour devenir ajusteur-monteur, il intègre le cursus d’études hongroises de l’université d’Újvidék (Novi Sad en serbe) et commence alors à travailler pour la radio hongroise de la région, grimpant petit à petit les échelons (il en deviendra rédacteur-en-chef) en même temps qu’il établit sa réputation d’écrivain. L’éclatement de la Yougoslavie et la guerre le poussent à quitter sa région natale en 1993 et à s’installer dans la banlieue de Budapest, puis à Szeged (sud de la Hongrie) où il décède en 2002. Reconnu tant par la communauté hongroise de Serbie (il reçoit plusieurs prix locaux dès la fin des années 1960) que par la Yougoslavie (prix Neven) et la Hongrie (prix Attila József, prix Sándor Márai, élection à l’Académie hongroise des arts en 2000), sa maison natale est depuis 2010 un musée. Ses œuvres semblent connaître aujourd’hui un regain de popularité puisqu’une nouvelle édition du Soldat à la fleur vient de sortir aux éditions Magvető (l’une des principales maisons d’édition hongroises), et une sélection de ses textes pour la radio aux éditions Napkút en version audio.

Avec cette chronique, je contribue au challenge Voisins Voisines, d’À propos de livres, chez qui l’on peut retrouver de nombreuses lectures du monde.

Nándor Gion, Le soldat à la fleur (Virágos katona, 1973). Traduit du hongrois par Gabrielle Watrin. Editions des Syrtes, 2018.

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13 commentaires on “Nándor Gion – Le soldat à la fleur”

  1. […] La mélancolie de la résistance – László Krasznahorkai, Passage à l’est! La ballade d’Iza de Magda Szabo, MichelQuedeverbes L’analphabète d’Agota Kristof, Pativore Nándor Gion – Le soldat à la fleur, Passage à l’est! […]

  2. je note ce roman dont ta chronique fait un très beau compte rendu
    j’aime beaucoup ton introduction avec un intérêt certain pour ces régions qui vont et viennent d’une nation à une autre déclenchant un mélange bienvenu mais parfois aussi souffrance et haine

    • Malheureusement le poids de la souffrance est souvent encore très présent, ou quand il n’est pas présent c’est parce qu’il manque un élément du mélange. J’ai bien aimé Le soldat à la fleur parce j’ai trouvé que ça décrivait bien l’atmosphère de cette petite ville « mélangée », sans chercher à l’embellir par nostalgie. Pour un écrivain hongrois, j’ai même plutôt trouvé qu’il n’était vraiment pas tendre avec ses personnages hongrois! Peut-être parce qu’il est resté proche de son village malgré les changements de frontière.
      J’espère que le reste de la tétralogie deviendra également accessible en français.

  3. Patrice dit :

    Merci pour ce beau billet et pour l’évocation d’une région ô combien complexe comme on peut en retrouver dans cette partie d’Europe.

  4. CecileSBlog dit :

    Je l’avais repéré dans les publications des éditions de Syrtes, mais ton billet magnifique renforce grandement mon intérêt.

  5. […] du roman de Nándor Gion, Le soldat à la fleur (paru en 2018 aux Editions des Syrtes, retrouvez ici mon article sur ce […]

  6. […] Le soldat à la fleur, de Nándor Gion : presque un retour à l’univers géographique d’Alouette et de La jeune fille brune mais avec l’histoire totalement différente d’un village ethniquement mixte de paysans et de boutiquiers du début du XXe siècle. […]

  7. […] Un autre prix niche est le prix Pierre-François Caillé de la traduction, fondé par la Société française des traducteurs en 1981 pour récompenser « un traducteur/une traductrice en début de carrière dans l’édition ». En l’occurrence, les cinq noms annoncés dans la première sélection sont tous ceux de femmes, et j’y ai relevé celui de Nathalie Le Marchand pour sa traduction du polonais de Les fruits encore verts, de Wioletta Greg (Editions Intervalles, 2018), d’Evelyne Noygues, pour sa traduction de l’albanais de Le petit Bala, Légende de la Solitude, de Ridvan Dibra (Editions Le Ver à Soie, 2018), et de Gabrielle Watrin, pour sa traduction du hongrois de Le Soldat à la fleur, de Nándor Gion (Edition des Syrtes, 2018, je l’avais présenté ici). […]

  8. […] la même Voïvodine qui donne son cadre aux romans de langue hongroise de Nándor Gion (comme Le Soldat à la fleur) et de Dezső Kosztolányi (Alouette), ainsi qu’à ceux du serbe Alexandre Tišma). Comme Ildikó […]

  9. […] comment présenter des écrivains tels que Lajos Grendel, Róbert Hász, Nándor Gion ou Ádám Bodor, tous pratiquants de la langue hongroise ? Le premier est issu de la minorité […]


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