Gabriela Adameşteanu – Une matinée perdue

Bucarest. J’y suis allée plusieurs fois dans les années 1920 et 1930. A l’époque, c’était une ville vivante, animée, encore toute jeune capitale et qui cherchait sa modernité. Les familles aristocratiques y donnaient encore des concerts privés, tandis que les jeunes dandys s’essayaient à l’aviation, quand ils ne passaient pas leur temps à arranger leurs garçonnières pour y accueillir leurs maîtresses. Tout ce beau monde fronçait probablement les sourcils en lisant, dans les journaux, les articles décrivant telle ou telle affaire de crime passionnel en province.

Puis les années ont passé, et je n’y ai pas remis les pieds jusqu’à ce que j’y refasse un tour, avec Vica. C’était dans les années 1970, par-là. J’ai trouvé la ville bien changée, et les gens aussi. Ce n’était pas juste parce qu’on était encore en train de sortir de l’hiver, ni parce que ce n’était pas tout à fait les mêmes quartiers que ceux que j’avais fréquentés avant. Non, il y avait une sorte de pesanteur, un air de petitesse et de débrouillardise un peu sournoise, que même notre rencontre avec Ivona n’avait pas réussi à dissiper. C’était comme si Bucarest s’était fourvoyée dans un tunnel de grisaille, où regarder en arrière ne servait pas à grand chose et où il n’y avait pas non plus d’avenir à contempler.

L’avenir, d’ailleurs, Vica, s’en fichait bien. Tout ce qui l’intéressait ce jour-là, c’était d’accomplir chacune des petites étapes de la matinée de visites qu’elle s’était prévue : d’abord, se préparer à sortir, avec ses couches de vêtements bien superposées pour se protéger du froid, sur son nez les lunettes de Delca puisqu’elle ne voyait plus avec les siennes, et à la main son fourre-tout avec, au fond, son porte-monnaie. Puis, il fallait marcher jusqu’à l’arrêt de tram en faisant bien attention à ne pas glisser sur la glace – Vica a soixante-dix ans passés, après tout – et monter en seconde plutôt qu’en première afin d’économiser encore cinq centimes.

Vica avait prévu d’aller voir sa belle-sœur, puis de passer chez Ivona, la fille de Mme Ioaniu. Ça lui ferait de la compagnie, et puis elle comptait récupérer les cinquante lei que Mme Ioaniu avait promis de lui donner tous les deux mois. En chemin, Vica se souvenait, et racontait, et moi, j’écoutais.

***

Je vais être franche : je ne voudrais pas voir Vica débarquer chez moi, parce qu’après c’est impossible de la faire repartir et de faire disparaitre la petite odeur d’alcool à bruler et de renfermé qu’elle traîne partout avec elle. Mais là, nous étions chez les autres et je me souviens d’avoir passé une très bonne matinée en compagnie de Vica, même s’il s’est trouvé que sa belle-sœur n’était pas là et qu’Ivona s’obstinait à ne pas lui donner ses cinquante lei. Ivona m’avait donné l’impression d’avoir d’autres soucis mais je n’avais pas réussi à décider si elle était sincère ou si elle essayait juste de se débarrasser de Vica. Vica, au fond, avait bon cœur, et qu’est-ce qu’elle était amusante à écouter, quelque fois. On voyait bien qu’elle avait passé de longues années à aiguiser sa langue et à affiner ses proverbes, derrière son comptoir, lorsqu’elle s’occupait du magasin et servait les déjeuners aux clients, pendant que son Delca décampait en ville pour voir les films et le foot.

Vica disait toujours qu’elle en avait vu assez dans la vie pour pouvoir ouvrir une école : « l’école de la vie, cours du soir », comme elle disait, et ça faisait toujours rire Mme Ioaniu, même si finalement Vica n’avait pas eu la vie facile, avec sa mère qui était morte du typhus quand elle avait onze ans, en lui laissant une ribambelle de petits frères à nourrir et à garder propres, sans compter que son père s’était recasé autre part quand il était revenu de la guerre. La Goujate, c’est comme ça que Vica appelait sa belle-mère, tout comme elle avait baptisé de Gourgandine la maîtresse (ou peut-être les maîtresses, elle ne savait pas trop) de Niki, le mari d’Ivona. Vica n’aimait pas Niki, et je n’avais pas l’impression qu’elle aimait beaucoup Ivona non plus. Je suppose qu’elle continuait à aller la voir à cause des cinquante lei, et aussi parce qu’elle avait beaucoup aimé Mme Ioaniu, qu’elle connaissait depuis que Mme Ioaniu fréquentait la maison de couture où Vica avait travaillé un temps. C’était avant la guerre, quand il y avait encore des maisons de couture, et avant que les communistes n’obligent Mme Ioaniu à déménager dans la mansarde de la grande maison où elle avait vécu après son mariage avec son premier mari, déjà avant la première guerre.

Voilà, en me rappelant cette matinée avec Vica, que je me mets moi aussi à raconter tout ce qui me passe par la tête. Mais il faut dire qu’avec Vica c’était instructif, parce qu’elle racontait tout comme elle l’avait vu, les boches, les cocos, les bombardements, les grosses légumes d’un jour qui disparaissaient en prison – ça ne marchait jamais dans l’autre sens, d’ailleurs. Vica ne s’intéressait pas à la politique et elle s’emmêlait un peu les pinceaux dans les événements, quelque fois, mais ça ne l’empêchait pas d’avoir son point de vue bien à elle, un point de vue tout à fait terre à terre, d’ailleurs, et absolument pas sentimental.

Mme Ioaniu et Ivona, elles étaient sans nouvelles et c’est seulement plus tard, un été, qu’elles ont reçu le papier comme quoi il était mort en prison. Elles sont allées au cimetière, mais comment trouver sa tombe ? Parait qu’il y en avait sur des hectares, rien que des morts récents, de moins d’un an, et des croix de bois… Là, pourtant, elles ont appris qu’il était mort à l’infirmerie. Malade, il mangeait pas, mais tout le monde s’en foutait et on l’avait emmené à l’infirmerie que quelques heures avant de mourir. Et avant de mourir, il avait parlé et quelqu’un qui l’avait entendu l’a raconté à Mme Ioaniu. Il avait toute sa tête, il savait qu’il allait mourir. Il demandait qu’on l’enterre pas en tenue rayée, parce qu’il était pas un malfaiteur, il était un honnête homme, un soldat et un général qu’avait fait de tort à personne, même qu’il était décoré. Le plus drôle, c’est qu’on lui a exaucé son vœu ! Et c’est pour ça que Mme Ioaniu a réussi à le trouver : un fossoyeur s’est rappelé qu’on avait enterré un détenu en pyjama. Il s’était étonné : qu’est-ce qui leur prend de nous l’amener en pyjama, et en plein hiver, en pleine tempête de neige ! Mais si on est mort c’est du pareil au même, on sait plus rien, on n’a plus besoin de vêtements…

***

Comme la belle-sœur de Vica n’était pas à la maison et que son neveu Gelu n’était pas de bonne humeur, nous n’étions pas restées très longtemps, et ensuite nous avions failli aller chez Ivona pour rien, aussi, parce qu’elle ne répondait pas quand Vica a sonné à la porte et nous avons attendu longtemps. Finalement Ivona est sortie pour aller faire des courses, et je me souviens d’avoir eu l’impression qu’elle n’était pas ravie de nous trouver là, mais elle nous a quand même fait monter chez elle pour prendre un café. Ivona avait sur sa table un vieil album de photos de famille, qui lui a fait remonter toutes sortes de souvenirs, des souvenirs du temps où on écrivait son nom à la française : « Yvonne » ; le temps où on parlait français chez eux et où sa famille habitait toute la maison, avec les domestiques.

Les souvenirs et les histoires familiales d’Ivona nous avaient ramenées vers une Bucarest encore plus ancienne – ou plus jeune, selon le point de vue – que celle que j’avais connue dans les années de l’entre-deux-guerres, puisqu’Ivona était née en 1914, pratiquement le même jour que la mort du roi Charles. A l’époque, la grande question était de savoir si la Roumanie devait rester neutre ou s’allier à l’une des grandes puissances. Mais laquelle ? C’était un sujet intéressant, crucial même, et qui allait s’avérer déboucher sur un raté – sur une matinée perdue, en quelque sorte, de la toute jeune entité roumaine. Mais il faut dire que, dans le salon du professeur Mironescu, on pratiquait un art de la conversation tellement elliptique et dans lequel tellement de sujets était jugés trop inconvenants pour être abordés directement, que la conversation en devenait facilement ennuyeuse. Rien à voir avec le franc-parler et le sans-gêne de Vica !

Vica, Ivona. Quand j’y pense aujourd’hui, c’était curieux de voir leurs deux mondes si différents se téléscoper, en cette matinée d’hiver des années 1970, quand j’ai accompagné Vica chez Ivona et que je les ai entendu parler du passé. Vica se souvenait très bien de la nuit où Bucarest avait été bombardée par un zeppelin allemand – elle disait : un cèplein ; elle était sortie voir ça, comme tout le quartier. Et peu après il y avait eu le bombardement du marché au bois, où – mais ça elle ne le savait pas, parce que c’était l’histoire de la famille d’Ivona – Stefan Mironescu, le père d’Ivona, avait failli mourir lui aussi. Dire que, plus tard, Vica allait devenir arpète dans la maison de couture de la sœur de Mme Mironescu et qu’ensuite, quand Mme Mironescu s’était remariée avec le général Ioaniu – celui qui allait être enterré en pyjama – et qu’ils avaient tout perdu avec le communisme, Vica avait continué à faire des travaux de couture pour Mme Ioaniu. Comme la vie avait changé pour les Ioaniu ! Et on ne peut pas vraiment dire qu’elle s’était beaucoup améliorée pour Vica, parce qu’avec le communisme elle et son mari avaient perdu leurs économies et le magasin qu’ils avaient réussi à monter avec sa dot. Mais Vica était fière d’avoir survécu, fière de sa débrouillardise, fière de savoir faire durer les 650 lei que son mari et elle avaient pour vivre chaque mois. « Ceux qui s’en sont tirés ils ont survécu, ceux qui s’en sont pas tirés ils sont morts, à chacun selon sa chance » : c’était sa philosophie, et je l’ai entendue souvent au cours de cette matinée. Pas très longtemps après, Vica est morte, et je ne suis pas retournée à Bucarest. La ville a dû encore bien changer.

***

Elle arrive à l’arrêt et attend patiemment le tramway. Il pleuvine, de petites gouttes lui picotent le visage, mais elle s’en moque, elle a enfilé tous ses chandails et le manteau par-dessus, un bon manteau, retourné il y a neuf ans, de l’étoffe de dans le temps, du solide, et avec les chutes elle s’est fabriqué son béret. Avec deux couches de ouatine pour la doublure. Elle a l’écharpe pour lui tenir chaud aux oreilles, le béret enfoncé sur le front pour tenir tête à la pluie, elle est la reine, ouais ! Si on a son bon sens, on sait prendre soin de soi-même, et elle, elle sait, voilà pourquoi elle se moque du froid et de la pluie.

***

Gabriela Adameşteanu, Une matinée perdue (Dimineaţă pierdută, 1984). Traduit du roumain par Alain Paruit. Gallimard, 2005.

Avec cette chronique d’un récit tout personnel du XXe siècle roumain, porté par une langue aussi vivante qu’imagée et par une belle traduction, je contribue à l’initiative de Madame lit pour mettre à l’honneur une ville européenne, ainsi qu’à « Voisins Voisines », organisé par A propos de livres, qui nous invite à lire et découvrir la littérature européenne contemporaine. Je continue aussi ma série sur les femmes écrivains d’Europe centrale et orientale, en introduisant pour la première fois ici Gabriela Adameşteanu, romancière, journaliste et longtemps commentatrice politique roumaine.

Née en 1942, elle publie plusieurs nouvelles avant d’écrire son premier roman, La Monotonie de chaque jour (traduit par Marily Le Nir et publié chez Gallimard en 2009 sous le titre Vienne le jour), en 1975. Dix ans plus tard, c’est au tour d’Une matinée perdue, qui reçoit le prix de l’Union des écrivains en 1985 et est mis en scène deux ans plus tard. La Roumanie est alors en plein dans une période de durcissement de la dictature de Ceauşescu et je serais pour ma part curieuse d’en savoir davantage sur la réception du livre et de la pièce de théâtre. Après la révolution de 1989 et jusqu’en 2005, elle fut rédactrice en chef de l’influente revue politique 22. Son roman Provizorat a également été publié en français sous le titre Situation provisoire (Gallimard, 2013, traduit par Nicolas Cavaillès), ainsi que le livre de mémoires Les Années romantiques (Non Lieu, 2019, traduit par Nicolas Cavaillès). Francophone, auteure d’une thèse de doctorat sur Proust, elle est également la traductrice de Hector Bianchiotti et de Maupassant.


10 commentaires on “Gabriela Adameşteanu – Une matinée perdue”

  1. […] Adamesteanu est assez bien traduite en français (par exemple : Vienne le jour, 2009, Gallimard ; Une matinée perdue, 2013, Gallimard ; et Les années romantiques, 2019, Non Lieu) de même que Florina Ilis dont deux […]

  2. Madame lit dit :

    Encore une fois, c’est une découverte pour moi! 🙂 Vica m’apparaît comme un personnage fort. Merci d’avoir présenté cette autrice. Défi relevé pour mai. Au plaisir!

  3. […] Une matinée perdue, de Gabriela Adamesteanu, Passage à l’Est […]

  4. […] par la voix d’une femme âgée et solitaire, une partie du XXe siècle. En le lisant juste après Une matinée perdue de Gabriela Adameşteanu, j’ai été frappée par certains échos entre ces deux romans, malgré […]

  5. […] à l’Est – Bucarest- Une matinée perdue de Gabriela […]

  6. […] Une matinée perdue, de Gabriela Adamesteanu (Roumanie, 1984) : une femme du peuple, une femme d’une famille aisée, un portrait du XXe siècle roumain « porté par une langue aussi vivante qu’imagée et par une belle traduction ». […]

  7. […] Toute ma chronique ici, et davantage d’informations sur ce livre sur le site des éditions Gallimard. […]

  8. […] Adameşteanu comme une grande voix de la Roumanie d’aujourd’hui. » (Après ma lecture de Une matinée perdue, le statut d’Adameşteanu comme grande voix de la Roumanie d’aujourd’hui m’avait déjà […]


Répondre à Littérature d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans : ravitaillement numérique | Passage à l'Est! Annuler la réponse.