Damir Karakaš – Blue Moon
Publié : 27/05/2020 Classé dans : 2010s, Chloé Billon, Croatie, Service Presse | Tags: Karakas 15 CommentairesAprès Focşani et Belgrade, mon troisième arrêt sur le trajet Odessa-Trieste est, sans surprise, Zagreb. Souvenez-vous que je vous ai proposé ce trajet uniquement pour « raccompagner » Paolo Rumiz chez lui à Trieste, à la fin de son périple « aux frontières de l’Europe ».
A Odessa, sur les bords de la mer Noire, Rumiz décrit comment, sous « une lune en forme de ballon de rugby » flottent vers lui « les notes de Blue Moon » : une référence qui m’a tout de suite fait penser que le livre de Damir Karakaš m’attendait sur mes étagères. Le livre d’aujourd’hui a aussi un lien avec le livre précédent de mon « trajet » : là où le Timor mortis de Selenić prenait fin avec le tout-début de la Yougoslavie d’après-guerre, c’est avec le début de la fin de cette période que se termine le Blue Moon de Karakaš avec, à nouveau en arrière-plan, l’épineux sujet des relations entre Serbes et Croates.
En surface, les narrateurs de ces deux livres ne pourraient être plus différents – par leur éducation, leur milieu familial, leur personnalité – et pourtant ne sont-ils pas également dépassés par le monde dans lequel ils vivent ?
***
Faisons comme lui et appelons-le Charlie. De toute façon, on ne lui connaît pas d’autre nom et lui-même a fini par oublier le sien depuis qu’il a adopté ce surnom. Débarqué de son village de montagne pour faire ses études à Zagreb, Charlie a déjà presque complètement décroché et enchaîne les petits boulots pour survivre. Peu importe : il s’est forgé une identité dans laquelle il se sent – au moins temporairement – à l’aise : avec son cuir Hein Gericke, ses Creepers à motif léopard, son foulard rouge et, surtout, sa banane, c’est un autre homme. L’image que lui renvoie son miroir est son ticket d’entrée au groupe qui se retrouve au Podroom le samedi soir. Avant, Charlie était punk. Maintenant, avec les rockabilly, il a l’impression d’avoir, « après un millier d’années, enfin trouvé [s]a tribu. »
J’enlève les écouteurs de mes oreilles, je descends du bus et m’engage sur la route qui serpente vers la montagne. En chemin, je croise une petite vieille vêtue de noir, un panier sur la tête.
– Bonjour, je dis.
Elle se retourne sur mon passage et se signe trois fois.
Quand il rentre au village, c’est différent. Les lumières de Zagreb n’ont pas encore atteint tous les recoins de la province, en tout cas pas le café où le père de Charlie a l’habitude de retrouver ses copains. Les relations entre Charlie et son père n’ont jamais été marquées par une grande affection (c’est un euphémisme) et l’apparition de la banane sur la tête de Charlie n’a rien fait pour arranger les choses. Au mieux, elle l’a rapproché de son grand-père, mais c’est justement avec le coup de fil qui apprend à Charlie le décès de son grand-père, que s’ouvre le livre.
Un peu paumé, mais sympathique : en faisant connaissance avec Charlie tout au long de la première partie de Blue Moon, on se dit que c’est un type bien et que peut-être, avec sa copine Eli à ses côtés, il s’en sortira.
Pourtant, quand on le retrouve au début de la deuxième partie, les enjeux ont augmenté d’un cran en ce qui concerne la capacité de Charlie à se frayer une voie dans la vie d’adulte, cette vie d’adulte pour laquelle il n’est pas très bien équipé. Et puis il y a ces grondements lointains, ces résurgences de discours et d’attitudes qui lui rappellent les récits de guerre de son grand-père et les articles de presse retrouvés au grenier avec des mots comme « oustachis », « tchetniks » ou encore « survivante ».
Ensuite, pour éviter de mentionner directement l’événement à Crni Lug, je lui avais demandé de me dire qui était cet Oustachi sur un cheval blanc. Grand-père avait gardé le silence un certain temps, comme toujours quand il ne savait pas quoi dire.
Puis il avait soufflé :
– Tout ça, c’est la faute de Satan.
Il suffit de l’évocation de l’ « énorme Walkman bleu clair de production est-allemande » qu’utilise fièrement Charlie, pour savoir – comme le rappelle le sous-titre du livre – que nous sommes dans les années 1980. La Yougoslavie existe encore. Charlie, « premier étudiant de [s]a région », sait qu’il vaut mieux garder bouche close quand on lui parle fin du socialisme et élections démocratiques. De toute façon, Charlie vit juste sa vie comme elle est, et il nous la raconte aussi comme elle est : une vie ordinaire avec ses amis, ses souvenirs, ses fiertés, ses préoccupations matérielles, loin de la politique.
Mais quand il se fait tabasser dans le tram après avoir été pris pour un Serbe, quand le père de son meilleur pote – Jimmy pour les rockabilly, Miloš dans la vraie vie – se fait virer de son boulot sans raison, quand il voit ses amis d’enfance en uniforme de camouflage, kalachnikov à la main, alors Charlie est bien obligé de voir que quelque chose ne tourne pas rond.
Blue Moon, c’est le portrait à la première personne d’un jeune lambda de Zagreb, à la fin des années 1980 : une voix très humaine, naturelle et immédiate, mais dont la franchise est également lissée par l’utilisation du passé composé pour donner une impression de légère distance entre Charlie et les épisodes de sa vie qu’il raconte. Ainsi le personnage de Charlie a-t-il suffisamment de recul pour construire son récit au fil des souvenirs d’enfance et d’adolescence – des souvenirs parfois ordinaires, parfois rendus comiques par la distance – mais pas suffisamment pour sombrer dans la nostalgie, la peur ou le ressentiment qui auraient pu être le ton du récit si celui-ci avait duré quelques mois de plus.
En effet, en même temps qu’il réussit à nous amener au plus près de la vie de Charlie, l’auteur nous amène à opérer un dédoublement en tant que lecteurs : Charlie vit les années 1980 sans savoir encore qu’il approche d’un moment charnière, tandis que nous, nous savons que la vie de Charlie s’inscrit dans une « vraie » histoire dont la continuation va mener vers l’implosion de la Yougoslavie. Sous ses airs de livre tout simple et léger (169 pages), j’ai beaucoup apprécié ce décalage entre la « normalité » de Charlie et le contexte qu’on devine avant lui, et le choix de Karakaš de laisser hors-champ (tout en la suggérant dans la dernière scène très visuelle) la prise de conscience de Charlie.
C’est le troisième livre que je lis de Belleville éditions (qui m’ont fait parvenir cet exemplaire). J’avais déjà chroniqué, l’été dernier, le roman moldave L’empire de Nistor Polobok, de Iulian Ciocan, et, en mars, le recueil de nouvelles slovènes Ce que l’on ne peut confier à sa coiffeuse, d’Agata Tomazič. Le premier avait choisi l’humour désabusé, la deuxième la fantaisie absurde, pour parler de l’ordinaire de leurs pays. Avec Blue Moon, c’est encore une autre manière, encore plus proche de l’étoffe de la vie quotidienne, de parler d’une époque et d’une génération. Le livre est sorti début mars, c’est à dire au pire moment en cette année si particulière. J’espère que Charlie et son auteur ne feront pas partie des oubliés du confinement, car Blue Moon est une excellente lecture, portée par un narrateur à la fois très ordinaire et unique.
Damir Karakaš, Blue Moon (Blue Moon, 2014). Traduit du croate par Chloé Billon. Belleville éditions, 2020.
Merci de mettre en lumière cet éditeur. Je ne le connaissais pas.
Avec plaisir. Leur catalogue est intéressant et j’ai particulièrement apprécié ce livre. Qu’on connaisse ou pas la Croatie, le personnage peut parler à tout le monde, à mon avis.
Merci pour cette présentation, non seulement du livre, mais aussi de Belleville Editions. A te lire, je me dis que le contenu de ce livre est très riche pour seulement 169 pages. Très intéressant de voir se dérouler cette vie juste avant que l’Histoire ne vienne de nouveau s’interposer dans le quotidien de ces gens. Je note (peut-être pour Mars 2021), de même au passage, qu’ « Affaires personnelles » que tu viens de retweeter.
Riche, oui, mais en même temps pas « prise de tête » du tout.
Pour ‘Affaires personnelles’, je crois que c’est sur le blog La Viduité que je l’avais découvert (je vois que tu connais), ainsi que les éditions de l’Antilope que je ne connaissais pas jusque là mais qui ont beaucoup de livres intéressants. C’est un côté inattendu de l’année 1968, n’est-ce pas?
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