Daša Drndić – Sonnenschein

Avec Sonnenschein, l’écrivaine croate Daša Drndić entre dans le cercle restreint des écrivains capables de dépasser leur contexte personnel, national ou temporel pour proposer un regard dérangeant et hautement inhabituel sur le dernier siècle.

Sonnenschein : le titre, empli d’ironie, est celui de l’édition croate, ainsi que de la traduction française, et est complété par la mention « roman documentaire ». La version que j’ai lue est l’édition anglaise (par Ellen Elias-Bursać pour MacLehose Press) qui, curieusement, omet autant l’étiquette « roman » que celle de « documentaire », et qui porte le titre Trieste. Ce titre me permet d’inscrire cette chronique dans la continuité de mon voyage d’Odessa à Trieste.

La ville joue un rôle symbolique particulier dans ce roman, reflétant son statut de capitale d’une province adriatique créée et administrée par les troupes nazies entre 1943 et 1945, où était également situé le camp de transit et d’extermination de San Sabba (et qu’avait connu l’écrivain triestin Boris Pahor). Mais c’est un rôle en creux, car il s’agit bien plus que de l’histoire d’une ville à une époque précise (contrairement à ce que proclame un bandeau de l’édition française) : Sonnenschein (Trieste) est un livre aux allures de réquisitoire où fiction et faits historiques sont étroitement entremêlés, et où un destin individuel sert à illuminer une histoire collective qui dépasse de loin les frontières austro-hongroises, italiennes, yougoslaves et slovènes qui ont quadrillé et quadrillent encore la région nord-adriatique.

… dans la vaste pièce de ce vieil immeuble, au 47 Via Aprica, à Gorica, ville qui en italien s’appelle Gorizia, en allemand Görz, en frioulan Gurize, en slovène Gorica, microcosme au pied des Alpes, au confluent de l’Isonzo – la Soča, en slovène – et de la Vipava, aux frontières d’empires disparus.

Dans cette pièce d’une ville à quelques dizaines de kilomètres de Trieste se tient Haya Tedeschi, une femme âgée dont on apprend dès les premières pages que « depuis soixante-deux ans elle attend » : nous sommes le 3 juillet 2006 et depuis l’année 1944 elle attend quelqu’un. Qui est-il, pourquoi tarde-t-il tant à arriver, va-t-il finir par arriver ? La quatrième de couverture donne d’emblée la clé de ce pan important du livre auquel l’auteure ne fait pourtant allusion qu’une ou deux fois au cours du roman, avant de l’aborder plus franchement dans les cinquante dernières pages du livre (sur environ 350 pour l’édition anglaise). Je préfère ne pas trop en dire car, pour moi, la manière qu’a Daša Drndić de dévoiler progressivement aux lecteurs la quête que mène Haya Tedeschi au cours de ces soixante-deux années, est aussi le reflet de l’évolution psychologique de son personnage central.

Cette quête s’assimile à une prise de conscience au sujet de cet aspect le plus marquant du XXe siècle européen qu’est la déportation et l’extermination des Juifs à travers toute l’Europe. Daša Drndić aurait pu, pour cette quête, imaginer une Juive rescapée ou, pour mettre l’accent sur la prise de conscience, imaginer au contraire un descendant d’un criminel nazi ou d’un spectateur impuissant pour en faire son personnage central. L’auteure fait le choix presque contre-intuitif de mélanger des éléments des deux dans le personnage de Haya Tedeschi : la première partie du roman retrace, jusqu’à sa rencontre avec un officier SS et jusqu’au mois d’avril 1945, les deux premières décennies de la vie d’une jeune fille d’origine juive mais baptisée, qui n’a jamais vraiment été personnellement en danger, et qui grandit dans l’inconscience totale des dangers du fascisme montant.

Je ne pense pas qu’en littérature ‘l’histoire’ soit importante. … Ce qui est important, c’est ‘comment’ nous disons quelque chose : c’est ce ‘comment’ qui fait la littérature. (extrait de cet entretien avec l’une de ses éditrices anglaises).

Tout au long de cette première moitié du livre, l’histoire des premières décennies du XXe siècle s’entrecroise avec cette histoire individuelle, allant souvent jusqu’à prendre le pas sur celle-ci. On y retrouve, au début, toutes sortes de détails curieux : ici, un personnage d’un roman de Claudio Magris, de retour à Gorizia ; là, quelques lignes sur les origines de la marque de café Illy (un pur produit italo-austro-hongrois) ; un peu plus loin, une anecdote sur le roman I promessi sposi, grand roman du XIXe siècle italien, d’abord publié à Gorizia. Quelques photos, trois portées d’une chanson populaire, un morceau de carte représentant « Gorica » et « Trst », des affiches publicitaires, un extrait de correspondance : nous sommes bien dans un roman « documentaire » familial. Tout cela fleure bon l’empire austro-hongrois (même les parties sur la débâcle de la Première Guerre mondiale) et, au départ, on s’y sent plutôt bien. Mais pas pour longtemps, car la teneur de ces extraits qui enrichissent le récit se fait de plus en plus sombre. Une vignette sur l’inspecteur ferroviaire Eduard Sam (clin d’œil à l’écrivain yougoslave Danilo Kiš) sert ainsi de prélude à un long interrogatoire du « parfait bureaucrate » Dr Albert Ganzenmüller, Secrétaire d’Etat au Ministère des Transports du Reich, au sujet des « trains spéciaux » :

Monsieur Ganzenmüller, vous aimez les trains ?

Oui, Votre Honneur, les trains sont ma passion, mon obsession.

(ma traduction)

Au fil de l’interrogatoire apparaissent des noms connus – Theresienstadt, Auschwitz, Sobibor, Belzec, Treblinka – ce dernier un nom qui reviendra de nombreuses fois, à travers la personne réelle de Kurt Franz, que rencontrera le personnage fictionnel de Haya après le transfert de l’officier SS à Trieste.

Les années passent et s’acheminent inexorablement vers le début des massacres, mais la famille Tedeschi reste dans l’ignorance plus ou moins voulue, un état des choses que Daša Drndić distille à coup d’euphémismes sur ces voisins qui « semblent avoir déménagé », qui « semblent ne plus ouvrir leur boutique ». L’ironie du propos est renforcée par d’autres petits éléments récurrents, comme ces soupirs sur « oh, ces jours heureux » dont se souviennent, par-ci par-là, un médecin collègue de Mengele, ou une ancienne gardienne de camp en parlant de ces années d’extermination.

L’histoire continue ainsi jusqu’à la grosse coupure que représente la liste des noms des 9000 Juifs déportés d’Italie, ou tués en Italie ou dans les territoires occupés par l’Italie entre 1943 et 1945. Dans l’édition anglaise, la liste prend 43 pages de noms listés en quatre colonnes par page. Cette liste, on peut la lire comme on le souhaite : nom par nom, à partir de Clemente Abeasis et jusqu’à Jerachmil Synger (car, comme l’indique le titre de cette section, « tout nom cache une histoire »), ou en s’interrogeant sur les liens des parentés des (par exemple) huit Vittoria Levi, ou en identifiant le nom de famille le plus représenté, ou encore autrement.

Si la première partie est celle du flux de l’Histoire qui passe au-dessus et autour de Haya Tedeschi, la seconde est celle du reflux qui montre à une Haya aux yeux enfin décillés toutes les épaves laissées par cette même Histoire. Comme les Allemands d’après-guerre, elle interroge ses parents et ses souvenirs. Elle est poussée par ses rêves, par la couverture médiatique du procès des criminels du camp de San Sabba, par les photos, lettres et coupures de presse qu’elle trie et range dans la « grande corbeille rouge » qu’elle garde à côté de son fauteuil à bascule. Elle cherche à comprendre l’Histoire qu’elle a si aveuglément ignorée jusqu’au jour où, à la toute fin de la guerre, celle-ci est venue la happer dans une embrassade cruelle et inattendue, donnant l’impulsion à la quête qui définira toute sa vie d’adulte.

Même quand elle prolonge ses promenades parce que le temps est doux et que dans sa chambre s’attarde un air stagnant, une immobilité moite, Haya ne remarque pas de changements notables dans son environnement. Elle a l’impression d’être assise depuis soixante ans dans une chambre qui rétrécit, une chambre dont les murs se rapprochent jusqu’à se toucher en formant un plan ténu, une ligne dans laquelle elle se trouve, écrasée. Elle ne voit pas, ne regarde pas, oreilles bouchées avec des boules de cire, elle n’entend pas. Görz, Gorizia sont des souvenirs. Elle n’est pas sûre de pouvoir déterminer si ce sont les siens ou ceux de sa famille. Il se peut que ce soient des souvenirs nouveaux.

Comme la Milica Pavlović du roman Dans le noir de Svetlana Velmar-Janković, Haya Tedeschi est un personnage féminin âgé, construit par une femme écrivain. Mais là où Velmar-Janković fait vivre son personnage en lui donnant une identité propre, Drndić fait au contraire de Haya Tedeschi un personnage vidé de sa substance, et dont toute la personnalité se résume à la quête et à l’attente. Après la guerre, elle a enseigné les mathématiques et un peu voyagé (souvent avec un but précis). De la vie de cette femme, on ne sait pas grand-chose d’autre, comme si elle s’était arrêtée un jour d’avril 1945.

Dans la deuxième partie, c’est surtout la voix de l’auteure que l’on entend. A travers la juxtaposition de témoignages – réels ou imaginés – de victimes et de coupables, de vignettes telles que celle sur les fabricants de poupées de Nuremberg, et des passages de l’histoire de Haya, la voix de l’auteure s’élève comme un réquisitoire contre la monstruosité de l’action nazie, ainsi que contre la duplicité d’institutions qui, à l’époque ou au cours des décennies suivantes, se sont volontairement abstenues de s’interposer, ou ont ensuite maintenu un voile d’opacité sur leurs actions. La Croix Rouge, l’Allemagne (dans sa gestion du Service International de Recherches/Archives Arolsen), et surtout, surtout, l’Eglise Catholique, sont mises face à leurs responsabilités.

Tout cela fait de Sonnenschein un livre puissant, dérangeant, tendu à nos sociétés comme un miroir de nos hypocrisies. C’est, en même temps, une utilisation très réussie de la forme documentaire au service du fond fictionnel, et de la fiction pour donner un visage à l’Histoire.

Ces dernières semaines, de nombreux articles ont paru en anglais sur Daša Drndić à l’occasion de l’obtention par son roman EEG du prestigieux Best Translated Book Award. EEG est le dernier roman de Drndić publié avant son décès il y a un peu plus de deux ans. Le nom de Drndić commençait à être bien établi dans les cercles littéraires anglo-saxons, et le fait qu’elle parlait un excellent anglais (perfectionné pendant ses années d’études et d’exil aux Etats-Unis et au Canada) a certainement contribué à la faire mieux connaitre dans les pays anglophones que chez les francophones : mieux connaitre, et donc mieux publier, ce que je regrette pour les lecteurs francophones qui n’ont pas (encore) la possibilité de découvrir en français ses autres livres tels que Doppelgänger, Leica format ou Belladonna.

Daša Drndić, Sonnenschein. Traduit du croate par Gojko Lukić. Gallimard, 2013. (Lu en anglais: Trieste, traduit par Ellen Elias-Bursać. MacLehose Press, 2013).


23 commentaires on “Daša Drndić – Sonnenschein”

  1. Absolument passionnant, je veux absolument lire ce livre !

  2. Patrice dit :

    C’est bien ce que je craignais : une nouvelle tentation de lecture :-). Non seulement pour ce livre qui m’a l’air passionnant et original mais aussi pour Les fiancés d’Alexandre Manzoni ! Et je ne savais pas que le café Illy avait une histoire géographiquement ancrée. Quelle belle chose que d’apprendre quelque chose, dirait Mr Jourdain…

    • Je suis sûre que l’histoire du fondateur de la marque te plaira: c’est un vrai melting pot austro-hongrois comme on les aime.
      Moi aussi, aimant les classiques du XIXe siècle, j’ai envie de lire Les fiancés, mais ca va attendre encore un peu. Il y a tant à découvrir dans la littérature italienne!
      Je devrais songer à préfacer mes articles d’un « caveat lector »; en même temps toute personne qui s’aventure sur un blog littéraire sait à quels risques il/elle s’expose.

      • Patrice dit :

        Oui, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je cherche beaucoup d’inspiration chez toi. Du reste, si tu es partante, j’ai le livre de Pavel Rankov, « C’est arrivé un premier septembre », en proposition de lecture commune pour le… 1er septembre (je suis quelqu’un de très inventif :-)), si tu es en manque d’inspiration de lectures !

      • Ah oui en effet, pourquoi le 1er septembre? Tu me tentes, mais je viens de recevoir tout un paquet de livres et je ne pense pas que ce serait très sage d’en rajouter un, aussi attrayant soit-il. Si je change d’avis, je te dirai.

      • Patrice dit :

        Savoure d’abord cette nouvelle pile de livres :-). Je comprends aisément !

  3. Justement je reviens de Trieste avec Drago Jancar. Encore 1 référence que je note, ton article est passionnant. Je retiens également ne pas lire la 4e de couverture, quel gâchis.

    • Je me suis posé la question de continuer sur le thème triestin avec un autre écrivain très multi-ethnique, Italo Svevo (« Une vie », par exemple), mais j’ai préféré obliquer vers le centre de l’ex-Yougoslavie avec ma lecture suivante.
      Je pense que la 4e de couverture, avec les indications qu’elle donne sur l’objet de la quête, peut être très utile pour intéresser quelqu’un qui ne connait encore rien du livre ou de l’auteure (et n’a pas pris le temps de lire les 1800 mots que j’ai écrits à son sujet!), mais le propos de Drndić est autre part que dans le déroulé de l’histoire fictionnelle, à mon avis.

  4. Merci pour ce bel article creusé et passionnant !

  5. […] et décédée en 2018, est l’auteur de plusieurs romans dont seul son « roman documentaire » Sonnenschein a été traduit en français, en 2013 chez […]

  6. Vojnik Srece dit :

    Bonjour, en parlant d’histoire, de regard inhabituel, d’Italie, et, á la marge, de Trieste, avec les massacres des foibe, http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Les-noirs-et-les-rouges, magnifico !

  7. […] de Gojko Lukić, traducteur (seul ou avec Gabriel Iaculli) de Timor mortis de Slobodan Selenić, Sonnenschein de Daša Drndić, et Goetz et Meyer de David Albahari. Gojko Lukić a bien voulu répondre à […]

  8. […] c’est un autre nom, celui d’Edouard Sam, un nom que j’ai mentionné dans ma chronique de Sonnenschein, de Daša Drndić, ce « roman documentaire » où personnages réels et fictifs se succèdent […]

  9. […] de l’Est et des Balkans que l’Europe de l’Ouest. Pourtant des livres aussi différents que Sonnenschein de Daša Drndić et Le livre des chuchotements de Varujan Vosganian ne sont pas des romans qu’on […]

  10. […] croate : Blue Moon (2014), de Damir Karakaš ; Sonnenschein (2007), de Daša Drndić; Adios cow-boy, d’Olja Savičević ; Les turbines du Titanic (2014), de […]

  11. […] – le nom me fait désormais inévitablement penser aux liens que tisse Daša Drndić dans Sonnenschein, de même que le camp de Sajmište, où meurt une tante éloignée de Sands, me rappelle le Goetz […]

  12. […] L’absence : c’est l’un des liens entre deux livres présentés par Patrice (Et si on bouquinait), et un présenté par Dominique (A sauts et à gambades). Avec Berg et Beck, de Robert Bober, un rescapé de la rafle du Vel d’Hiv décide, quelques années après la guerre, d’écrire des lettres à son ami d’école décédé pour lui parler de tous « les films, les livres, les chansons, les courses cyclistes que son camarade n’a pas pu connaître ». Et tu n’es pas revenu est la « lettre écrite par sa fille [Marceline Loridan-Ivens] à celui qui lui manque tant » : le père, disparu dans l’enfer des camps. Sonnenschein, de Daša Drndić, est autant un roman sur l’attente d’une femme âgée, qu’un « roman-documentaire » qui redonne « un visage à l’histoire refusant que l’individu soit résumé à une ʺnote en bas de page de l’Histoireʺ» (retrouvez aussi ma chronique plus ancienne, ici). […]

  13. […] le long de l’Isonzo (peut-être face aux ancêtres de la Haya Tedeschi de Daša Drndić dans Sonnenschein), et le grand-père Gherasim les siennes sur le front russe à la fin de la guerre suivante. Mais […]


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