Kadaré ! Ou : toutes les bonnes raisons de lire/découvrir Ismaïl Kadaré

Version courte :

Pourquoi lire Kadaré ? Il est un conteur exceptionnel. Par certains côtés, il est comme Balzac. Mais Balzac est un peu ennuyeux, parce qu’il écrit sur un seul petit endroit, le Paris des années 1820 environ. Kadaré nous emmène en Egypte antique, dans la Chine moderne, dans une station balnéaire de la mer Baltique, en Autriche, à Oslo, et bien sûr dans l’empire ottoman. Il est presque comme Jules Verne dans sa capacité à voyager à travers le monde.

Version longue :

Ismaïl Kadaré (Gjirokastër, Albanie, 1936 – ) par J. Foley Opale

La semaine dernière, le prix Neustadt a été décerné à Ismail Kadaré, écrivain albanais que j’apprécie et que j’ai chroniqué à plusieurs reprises sur mon blog. C’est davantage le nom de l’écrivain que celui du prix qui a attiré mon attention, mais j’ai appris par la même occasion que le prix Neustadt se présente comme le Nobel américain. Décerné tous les deux ans depuis 1970, on compte parmi ses lauréats plusieurs écrivains de « l’Est » européen, à commencer par Czesław Miłosz en 1978 et jusqu’à l’écrivaine croate Dubravka Ugrešić (dont j’aurai bientôt l’occasion de reparler) en 2016, mais aussi d’autres écrivains de renommée internationale (Gabriel García Márquez, Rohinton Mistry, Mia Couto pour ne citer qu’eux).

Le jury change régulièrement et, pour cette année, c’est la nomination d’Ismaïl Kadaré par la membre du jury Kapka Kassabova (dont j’aurai aussi l’occasion de reparler) qui a été couronnée de succès.

Le prix étant décerné par l’université d’Oklahoma et son influente revue littéraire World Literature Today, la remise du prix s’accompagne d’une série de tables rondes qui, cette année, s’est déroulée entièrement en ligne et était donc accessible partout dans le monde. J’en ai profité, et bien profité.

La citation (paraphrasée) en ouverture de ce billet provient de David Bellos, l’un des participants à ces tables rondes. Ce professeur de littérature comparée est spécialiste de littérature française : il est par exemple l’auteur de biographies de Romain Gary, de Jacques Tati et de Georges Perec (prix Goncourt de la biographie), ainsi que d’autres ouvrages sur Balzac, sur Les Misérables, et d’un livre d’essais très accessibles sur la traduction (disponible en français sous deux titres : Le poisson et le bananier. Une fabuleuse histoire de la traduction, Flammarion 2012 ; La traduction dans tous ses états : ou comment on inventa l’arbre à vodka et autres merveilles, Flammarion 2018).

David Bellos est, en effet, traducteur du français et c’est cela qui nous ramène à Ismaïl Kadaré. Né en 1936 en Albanie, Kadaré s’est installé en France en 1990, mais son œuvre était déjà bien traduite en français depuis 1970, grâce à son premier traducteur attitré, Jusuf Vrioni et à sa traduction de Le général de l’armée morte. Le livre était alors déjà traduit en bulgare et en serbo-croate, mais c’est la traduction française qui a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance internationale de Kadaré (un film, avec Marcello Mastroianni, a d’ailleurs été réalisé après la parution de la traduction italienne).

Mais pourquoi traduire Kadaré du français à l’anglais, et non de l’albanais à l’anglais ?

Il y a bien sûr la question de la disponibilité de traducteurs littéraires de l’albanais à l’anglais. Cependant, dans un article où il revient sur son travail de traduction de Kadaré, David Bellos explique qu’au moment où il a commencé à le traduire à partir des textes français, au début des années 1990, Kadaré lui-même travaillait sur les premiers volumes de ses Œuvres complètes publiées chez Fayard, « corrigeant » les textes albanais à partir des traductions françaises. En l’absence de régime de propriété intellectuelle en Albanie à la fin du long (1945-1985) régime dictatorial, répressif et paranoïaque d’Enver Hoxha, il était en effet plus simple de vendre les droits internationaux à partir des éditions françaises, que des originaux albanais. Kadaré était aussi, et est peut-être encore, un écrivain qui n’hésitait pas à corriger ou ré-écrire certains passages de ses romans au fil du temps et des traductions.

Bellos se représente donc comme un « retraducteur » de Kadaré. Sa première traduction était celle du roman Le Dossier H, un roman que j’ai lu il y a longtemps (avant le blog) et dont je garde un très bon souvenir. Publié en 1981 (en français en 1989), on y suit deux hellénistes irlandais en voyage de recherche dans l’Albanie des années 1930. Ils enquêtent sur les traditions locales d’épopée orale et, équipés d’un magnétophone (objet présenté dans le roman comme moderne, inconnu et donc suspicieux en Albanie), ils veulent enregistrer des rhapsodes afin, ensuite, de retracer les liens entre ces épopées albanaises et la tradition homérique. Evidemment, tout ne se passe pas comme ils le souhaitent.

Le roman illustre l’un des thèmes récurrents dans l’œuvre prolifique d’Ismaïl Kadaré, et l’une de ses sources d’inspiration : le mythe grec et l’épopée orale. Plus largement, on retrouve dans l’œuvre de Kadaré toutes les couches successives de l’histoire de l’Albanie.

Une autre participante à ces tables rondes, la professeure de lettres classiques Ellen Greene, a justement parlé de l’influence de la tragédie grecque dans l’œuvre de Kadaré, en s’appuyant notamment sur son roman La fille d’Agamemnon : Kadaré y reprend, dans le contexte de l’Albanie d’Hoxha, des éléments de l’histoire d’Iphigénie et de son sacrifice par Agamemnon (Cécile a parlé récemment de ce roman sur son blog). Les relations entre les protagonistes, et les motifs du sacrifice, ne sont pas les mêmes dans l’histoire écrite par Kadaré, et les éléments du mythe tel que l’a conservé la tragédie grecque, et c’est justement ces différences – et ce qu’elles nous disent sur l’écrivain – qui intéressait Ellen Greene.

La période ottomane est également très présente dans son œuvre : La niche de la honte, Les tambours de la pluie (pour citer deux romans présentés sur mon blog), mais aussi Le palais des rêves… : à travers ces romans situés dans un contexte historique lointain, perce également une critique – souvent teintée d’un humour subtil – des mécanismes du pouvoir dans les régimes autoritaires tels que celui d’Hoxha.

Bien que plus éloigné dans l’espace et dans le temps, le roman La pyramide (dont j’ai aussi parlé) participe de ce même questionnement sur la place de la conscience individuelle dans des régimes caractérisés par des structures de pouvoir entièrement au service d’un seul individu. Mais Kadaré s’aventure aussi dans l’histoire contemporaine, en s’appuyant toujours sur « l’histoire » au sens de la narration, en se servant de personnages inventés et d’épisodes de leurs vies, pour évoquer l’histoire plus large qui les entoure : ainsi de Le dîner de trop, où la rencontre de deux vieilles connaissances, l’une albanaise, l’autre allemande, au cours de la Seconde Guerre mondiale, va permettre à Kadaré d’écrire sur la transition de l’Albanie, de la guerre et de l’occupation allemande, au communisme.

Les quatre derniers titres que j’ai cités sont ceux déjà chroniqués sur mon blog, mais j’ai retenu de ces tables rondes trois autres romans que je mets tout en haut de ma pile « kadaréenne » : il s’agit de Le général de l’armée morte (parce que c’est le premier roman de Kadaré et parce qu’il y parle, déjà, de l’histoire alors très récente de la Seconde Guerre mondiale), Le crépuscule des dieux de la steppe (qui reprend des éléments de la jeunesse de Kadaré, lorsqu’il était étudiant à Moscou à la fin des années 1950, avant la scission de l’Albanie avec l’URSS. C’est aussi, d’après David Bellos, la seule évocation contemporaine de l’affaire Pasternak par une personne issue ni du camp soviétique, ni du camp occidental), et L’hiver de la grande solitude/Le grand hiver. Ce dernier roman m’intéresse à la fois parce que Kadaré y écrit, au tout début des années 1970, sur cette scission entre l’Albanie (d’un côté) et l’URSS et la Chine (de l’autre) (cet épisode de l’histoire albanaise, et ses conséquences pour les albanais, sont aussi au cœur du roman Le dragon d’ivoire, de Fatos Kongoli), et aussi parce que le fait que le roman est publié sous deux titres différents, et en deux versions légèrement différentes, illustre les contraintes et la censure auxquelles Kadaré était soumis, en tant qu’écrivain dans un régime où la pensée et l’écriture étaient étroitement contrôlés. La présentation du livre chez Fayard en dit un peu plus sur l’histoire de ce roman (un roman qui a par ailleurs été réédité chez Laffont au printemps).

Cependant, c’est encore un autre titre que j’ai décidé de lire pour renouer avec Kadaré : Avril brisé, un roman court, puissant, sur la rencontre entre deux mondes dans l’Albanie des années 1930. Il fera l’objet de ma prochaine chronique, très bientôt sur ce blog !

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27 commentaires on “Kadaré ! Ou : toutes les bonnes raisons de lire/découvrir Ismaïl Kadaré”

  1. WordsAndPeace dit :

    Merci, ça me donne envie de lire Le Dossier H.

  2. Marilyne dit :

    Grand merci pour cet article qui donne sérieusement envie de relire Kadaré ( malgré les multiples projets lectures ! ).  » Le général de l’armée morte  » m’attend toujours.

  3. nathalie dit :

    Est-ce que ça fait bien 10 ans que j’ai noté de lire Kadaré ? Ecoute, personne n’est là pour le prouver. Mais je pourrais demander à une amie de m’en prêter histoire d’accélérer le mouvement…
    J’aime beaucoup ce qui est dit sur la traduction, via le français. On a tellement tendance à ne jurer que par les traductions d’après la langue originale qu’on oublie certaines subtilités de la vraie vie littéraire !

    • L’article de David Bellos ajoute un autre élément intéressant: pendant longtemps, Kadaré a été traduit par Jusuf Vrioni, qui avait étudié en France avant la Seconde Guerre mondiale, puis n’a plus ou moins pas remis les pieds en France jusqu’à peu avant son décès en 2001. Emprisonné pendant de longues années après la guerre (fils d’un ancien premier ministre et diplomate, il était issu du « mauvais » milieu social), puis dans l’impossibilité de quitter l’Albanie, il traduisait afin d’entretenir son français, d’où – d’après Bellos – des traductions dans un français économe et un peu daté. Après la mort de Vrioni, une compétition a été organisée pour lui trouver un successeur, et c’est un autre albanais, le violoniste Tedi Papavrami, qui a été choisi. Son français est – toujours d’après Bellos – beaucoup plus complexe, « presque baroque », et ce changement de ton est reflété dans les traductions par Bellos des textes traduits par Papavrami. L’article (qui date de 2005) dit tout ça avec plus de détails: http://www.complete-review.com/quarterly/vol6/issue2/bellos.htm

  4. […] Kadaré ! Ou : toutes les bonnes raisons de lire/découvrir Ismaïl Kadaré → […]

  5. nathalie dit :

    Je m’incruste lourdement dans la LC du 13 janvier (si tu m’autorise). Il faut savoir prendre de grandes décisions.
    Je vais voir avec quel titre je commence l’auteur !

    • Oui, je t’autorise. As-tu besoin d’un certificat ou d’une attestation confirmant cette grande décision?
      Pourquoi ne pas commencer par le commencement en faisant comme nous et en choisissant Le général de l’armée morte, dont il existe au moins sept éditions sans compter les rééditions?

  6. Patrice dit :

    Je me disais que la version courte était déjà largement convaincante pour se lancer dans la lecture de Kadaré, mais ta chronique regorge de bons conseils et aussi de réflexions intéressantes sur la traduction.
    Si tu fais une attestation à Nathalie pour le 13 janvier, pourrais-tu y coucher mon nom aussi ? 🙂 Je tâcherai de répondre présent cette fois-ci…

    • J’ai quelques attestations mises de côté et qui peuvent être utilisées pour toute autre personne intéressée par la LC du 13 janvier! Attention à maintenir les gestes barrière le jour J, cependant.
      Oui, c’est vrai que j’ai l’impression que la pauvre Katarina de Jancar, et son fier paon, attendent bien longtemps avant d’avoir leur place sur ton blog. J’espère que ce n’est pas parce que le livre t’a déplu!

  7. Je ne me lasse pas de lire Kadare. Je veux bien participer a la lecture commune mais pas forcément Le Générera de l’armée morte que j ai déjà lu

  8. […] Ismaïl Kadaré, ou plutôt sur toutes les bonnes raisons de lire/découvrir cet auteur incontournable de […]

  9. […] en lisant récemment une chronique de Passage à l’Est! invitant à lire ou relire Ismail Kadaré, que l’envie m’est venue de découvrir cet […]

  10. […] et peut-être d’autres, née de l’article que j’avais écrit fin octobre dernier sur les bonnes raisons de lire cet illustre écrivain albanais. Je mettrai les liens vers les chroniques des participants à jour […]

  11. […] lui-même. Tout d’abord, les premières pages m’ont rassurées : lorsque je retranscrivais, en octobre dernier, les paroles du fin connaisseur kadaréen David Bellos dans mon article ici, j’ai eu un sérieux […]

  12. […] sur mon blog, et cela notamment grâce à deux lectures inspirées de mon article sur « toutes les bonnes raisons de lire/découvrir Ismaïl Kadaré ». Ainsi, cette année, j’ai lu Le général de l’armée morte, en très bonne compagnie […]

  13. […] ici une chronique du livre, voici déjà sur Passage à l’Est ! mon article sur « toutes les bonnes raisons de lire/découvrir Ismail Kadaré » ainsi que des chroniques de deux romans qui évoquent déjà la figure de cette […]


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