Ismaïl Kadaré – Avril brisé

« Un roman court, puissant, sur la rencontre entre deux mondes dans l’Albanie des années 1930 » : c’est ainsi que j’avais résumé ma lecture du roman Avril brisé, en clôture de mon article sur les bonnes raisons de lire/relire son auteur Ismaïl Kadaré. Il est temps pour moi d’en dire un peu plus sur ce roman dont j’ai tant apprécié l’écriture.

Dans le haut plateau du nord de l’Albanie, trois personnes sont en route. La première, Gjorg, chemine, à pied sous la pluie. Il doit s’acquitter de l’ «impôt du sang », les cinq cent groches dus au prince d’Orosh après le meurtre d’un homme du clan Kryeqyke, dernier acte d’une vendetta de près de soixante-dix ans entre deux familles d’un même village.

Son père, qui la tenait lui-même du sien, lui avait raconté l’histoire de leur inimité avec les Kryqyqe. C’était une histoire jalonnée de vingt-deux tombes de part et d’autre, en tout quarante-quatre, avec des phrases lapidaires prononcées avant les meurtres, mais plus encore avec des silences qu’avec des mots, avec des sanglots, avec un râle pesant, qui empêche l’expression d’une dernière volonté, avec trois chants d’un rhapsode (…), avec les hommes des deux camps enfermés dans la tour de claustration, avec une tentative de réconciliation qui avait échoué au dernier moment, avec un meurtre au cours d’une noce, avec l’octroi d’une courte et d’une longue trêve, avec un repas mortuaire, avec un cri.

Les deux autres personnes sont l’écrivain Bessian Vorpsi, et sa femme Diane. Ils viennent du milieu mondain de Tirana et sont, en ce mois de mars brumeux et pluvieux, en voyage de noces dans cette région âpre et reculée.

Les derniers jours qui avaient précédé leur mariage (…), on n’avait parlé que de leur futur voyage de noces. Ses amis l’enviaient en lui disant : tu vas t’évader de l’univers de la réalité pour gagner celui des légendes, l’univers de l’épopée proprement dite, que l’on trouve encore rarement vivante dans notre monde. Puis venait l’évocation des fées et des oréades, des rhapsodes, des derniers hymnes homériques au monde, et du Kanun, terrible mais si majestueux.

Au beau milieu du roman, alors que Gjorg est déjà sur le chemin du retour et que Diane et son mari font escale dans une auberge, le regard du montagnard va croiser celui de la femme, faisant dévier de leurs cours chacun des deux voyages, et les trois vies.

Le voyage, la rencontre, la continuation du voyage, et le dénouement sans que Diane et Gjorg se soient à nouveau croisés : il se passe à la fois très peu, et beaucoup de choses dans ce roman de tout juste 200 pages. C’est en effet surtout de la rencontre de deux mondes qu’il s’agit, deux mondes qui se côtoient sans communiquer entre eux, si ce n’est par le biais de l’imagination.

Gjorg vit dans une communauté montagnarde entièrement régie par le Kanun, un code d’honneur dont les racines sont si anciennes qu’elles se sont perdues dans la brume du passé. Le Kanun codifie tous les aspects de la vie, et surtout tous les aspects de la mort, à commencer par les morts qui découlent de l’application des règles – elles aussi rigidement codifiées – de la vendetta. Ce sont ces mêmes règles qui ont obligé Gjorg à tuer un homme qu’il n’avait aucune envie de tuer, et qui vont l’obliger à se cloîtrer dans une tour pour le restant de ses jours s’il veut éviter d’être assassiné à son tour.

Ce destin, Gjorg souhaite de toutes ses forces y échapper. Mais son expérience du monde est tellement limitée, et le poids du déshonneur pour sa famille s’il ne se plie pas aux règles de la vendetta tellement fort, qu’il ne sait même pas vraiment s’imaginer un destin autre que celui qui lui est tracé.

Diane, elle, ne sait de ces contrées nordiques que ce que son mari lui a raconté. Ces « Monts maudits », qui échappent au contrôle de Tirana, il s’y rend lui aussi pour la première fois, mais il en a avidement étudié les coutumes et surtout le Kanun, qui le fascinent (« Bessian Vorpsi avait écrit sur le Nord des récits mi-tragiques, mi-philosophiques, auxquels la presse avait également fait un accueil mitigé »). Il voit ces montagnards comme des héros mythiques, des personnages démesurés, et leurs traditions « grandioses » comme bien supérieures aux petitesses de l’existence, même si cela réduit des familles et des villages entiers au néant.

Diane s’apprêta à dire quelque chose, mais elle sentit que les seuls mots qu’elle était capable de prononcer étaient ceux d’ « absurdité » et de « fatalité » ; elle préféra se taire.

Pour Bessian, Gjorg n’est qu’un spécimen intéressant de cette culture si étrangère et si exotique, alors que Diane va être bouleversée par cette brève apparition, sur son chemin, d’un jeune homme dont elle sait qu’il est condamné et qu’il n’est plus qu’ « en permission dans ce monde » jusqu’à la fin de la trêve d’un mois entre les familles du meurtrier et de l’assassiné. C’est la réflexion silencieuse qu’elle mène, entre les parois tapissées de velours de la voiture à cheval et dans le froid des maisons d’accueil ou elle continue son voyage, sur le vrai sens humain du Kanun, qui va la mener à enfreindre l’une des règles de ce code et ainsi à se mettre elle-même en dehors du monde des hommes.

Diane et Gjorg ont ceci en commun que c’est surtout par leurs pensées, leurs doutes et leurs craintes, que Kadaré nous les présente. Ils parlent peu, contrairement à Bessian : lui est intarissable au sujet de ces montagnards, de leurs traditions, de leur hospitalité légendaire de ces montagnards, et des règles complexes que leur impose le Kanun. Il est, en fait, intarissable au point d’être un peu agaçant – ponctuant par exemple ses longues explications de « tu me comprends, Diane ? ». C’est là cependant aussi une manière pour Kadaré de créer le cadre si particulier de son roman, un cadre imprégné de bruine et de brouillard, d’où émergent les cimes des montagnes et les mouranes en pierre marquant les lieux de décès, un cadre hors du temps.

J’ai lu ici ou là des critiques qui citent une phrase introductive selon laquelle le roman se déroule « entre les deux guerres, sous le règne de Zog ». Peut-être s’agit-il d’un ajout, ou d’un retrait, plus tardif de la part de Kadaré, car mon exemplaire, qui date (je crois) de 1997 (le texte original date de 1978, et la traduction française de 1982), n’inclut aucune indication temporelle précise autre que le roman se déroule – selon la conception du temps de Gjorg – durant les trente jours de mars et d’avril qui lui restent à vivre en liberté, et – selon la conception du temps de Diane et Bessian, « sous la royauté ». Un avion, passant au-dessus du « plateau étroit raviné par les lits d’anciens torrents », entouré de « terres (…) toutes désolées et en friche », sur lequel chemine Gjorg, est l’une des rares indications que nous sommes bien au XXe siècle.

Un moment, émerveillé, il le suivit des yeux. Il avait entendu dire que la région voisine était survolée une fois par semaine par un avion de passagers qui reliait Tirana à un lointain Etat étranger d’Europe, mais il ne l’avait jamais vu jusqu’alors.

Faut-il lire, dans ce choix d’inscrire cette histoire dans la période d’avant-guerre, un commentaire pour ou contre le régime d’après-guerre dans lequel vivait l’écrivain ? Bien que Kadaré, comme auteur, et Diane, comme personnage, expriment tous deux une critique sur l’absurdité de ce mode de vie, je ne pense pas qu’on puisse en tirer des conclusions trop faciles sur les intentions de l’auteur. La question de la valeur de la vie individuelle, et de la liberté dans un monde très isolé et régi par un code rigide cultivé par un personnage inaccessible, se pose en tout cas certainement à travers le personnage de Gjorg.

Faut-il, sinon, voir dans le roman une reconstruction ethnographique d’une partie de l’Albanie pré-communiste, que Kadaré lui-même n’a pas connu ? C’est tentant, tant ce monde du Kanun, tel qu’il nous est présenté par Bessian et démontré par Gjorg, est empreint de tragique et fascine par le caractère à la fois proche et lointain de cette communauté que découvrent Bessian et Diane.

Mais l’attrait du livre tient peut-être justement dans le fait qu’il contient un peu de tous ces éléments, rassemblés par une écriture toute en détails subtils, et qui laisse une grande place à la sensibilité de ses quelques personnages dans un cadre comme suspendu hors du temps.

Ismail Kadaré, Avril brisé (1978). Traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni. Fayard, 1982.

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7 commentaires on “Ismaïl Kadaré – Avril brisé”

  1. Marilyne dit :

    Tu es convaincante ! ( alors que j’avais noté de ton précédent billet  » Le crépuscule des dieux de la steppe « , accrochée par le contexte et le sujet, en plus de l’allusion à l’affaire Pasternak )

  2. […] Ismaïl Kadaré – Avril brisé Osvalds Zebris – A l’ombre de la Butte-aux-coqs […]

  3. […] l’albanais : Avril brisé (1978), d’Ismail […]

  4. […] Un autre aspect de ma lecture de ce roman comme document d’époque, plutôt que comme œuvre de pure fiction, est les références littéraires, dont j’ai relevé toutes celles qui étaient à ma portée. Kadaré y parle donc de l’affaire Pasternak (plus que du roman, dont le narrateur n’a parcouru que quelques pages dactylographiées, sans savoir qu’il avait entre les mains un texte potentiellement dangereux pour lui), il évoque aussi Homère et Ivo Andric (tous deux représentants de la même tradition des ballades balkaniques), et surtout on y retrouve des thèmes forts dans l’œuvre – y compris ultérieure – de Kadaré. La bessa ? C’est par exemple un thème moteur d’Avril brisé (traduit en français en 1982), dont j’ai parlé il y a quelques semaines. […]

  5. […] des voix plus éloignées, qu’elles soient de la région – Ismail Kadaré (avec un passage d’Avril brisé !), Živko Čingo, les frères Miladinov et leurs chansons populaires – ou seulement de passage […]


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