Martin Daneš – Les mots brisés
Publié : 09/12/2020 Classé dans : 2020s, Tchécoslovaquie | Tags: Daneš, Polacek 7 Commentaires– Tiens, tu dois quand même admettre que tous les gens qui avaient une certaine stature sont depuis longtemps partis.
– Ce n’est pas vrai, protesta Karel. Il y en a pas mal qui sont restés.
– Par exemple ?
– Par exemple Čapek.
– Čapek gît dans un tombeau.
– Je parlais de Josef, et non pas de Karel, souligna-t-il.
– D’accord. Seulement, tu oublies que les Čapek sont Tchèques.
– Et nous ne le sommes pas, nous ?
– Bien sûr que si, mais nous sommes aussi…
– Crouton flûte ! Est-ce qu’un juif n’est pas un être humain ?
L’un des plaisirs de ce blog est de pouvoir, de mieux en mieux, replacer des auteurs dans leur contexte. Les mots brisés a, pour moi, deux contextes. Le premier est le nom de Poláček, qui a attiré mon attention lorsque j’ai vu l’annonce de la parution de ce livre. Qui est Poláček ? C’était un écrivain tchèque de l’entre-deux-guerres, l’un du groupe d’amis qui se rassemblait autour des frères Čapek, l’un des écrivains dont les dernières années de vie se sont déroulées sous l’ombre de la menace nazie, puis de la guerre. Si Karel Čapek est assez bien traduit en français (ce n’est pas encore très bien reflété sur mon blog), Poláček l’est moins, bien que deux de ses romans soient traduits : Les hommes hors-jeu, roman du foot et des faubourgs praguois de l’entre-deux-guerres, et Nous étions cinq, roman sur l’enfance dans une ville de Bohême au début du XXe siècle, et dont on retrouve la genèse dans Les mots brisés.
Cela m’amène au deuxième contexte du livre, avec le nom de Martin Daneš, le traducteur de Poláček, que je connais aussi comme auteur de fiction (j’avais aimé son premier livre en français, Le char et le trolley, avec son regard décalé sur l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie en 1968). Or voilà qu’est paru cette année le deuxième roman auquel il travaillait depuis quelques années et dans lequel il reconstruit les dernières années de la vie de Poláček, documentée lorsque cela est possible, suppléée par l’imagination de l’auteur pour faire revivre son personnage.
C’est un bel hommage d’un auteur à un autre, et un pari double puisque le roman a été publié simultanément en tchèque et en français, dans un pays où le nom de Poláček est connu et dans un autre où il l’est beaucoup moins.
J’écris le mot « hommage » : c’est un mot très sobre pour un roman qui ne l’est pas. L’humour et le ton facétieux – celui de Poláček, et celui de Daneš – font souvent sourire. Pourtant, toutes les péripéties du roman ne prêtent pas à rire. On peut les ranger en deux catégories. La première touche aux relations de l’écrivain et de son ex-femme, qu’il a fui après vingt ans de vie côte à côte. Il a trouvé refuge chez sa maîtresse, Dora, mais la quête acharnée de son ex-femme pour les retrouver les pousse à quitter Prague pendant un temps, avec leur teckel Caféine. Cette fuite est facilitée par la deuxième catégorie de péripéties. Karel est juif, nous sommes à Prague peu après l’entrée des troupes nazies dans Prague et la mise en place du protectorat de Bohême-Moravie. Karel, écrivain et journaliste, a perdu son travail, rien ne le retient donc plus à Prague, en tout cas au début du roman.
Martin Daneš fait de Karel et Dora des personnages un peu burlesques, que l’on s’imaginerait volontiers sous les traits d’une illustration comique des années 1930. De Karel en particulier, il fait une sorte d’original qui préfère se construire une réalité parallèle afin d’échapper à une vie de plus en plus étriquée. Les décrets se suivent et restreignent l’accès des Juifs aux parcs, aux magasins, aux machines à écrire, aux animaux de compagnie, et ainsi de suite. Cependant, la vie doit continuer, et elle continue, avec le soutien de quelques connaissances et voisins de Karel et l’activisme de Dora pour préserver au moins une partie des intérêts de Karel.
Il acceptait les coups du destin avec la résignation d’un scarabée qu’un petit voyou aurait retourné sur le dos.
Karel ne se rebelle pas, il n’est pas un héros, sinon dans le sens qu’il est le personnage central d’un roman qui, comme l’homme sur lequel il est modelé, sera l’une des victimes de la politique nazie d’extermination des Juifs (c’est à Terezín, puis à Auschwitz, et enfin quelque part dans la neige de Haute Silésie, que se termine le roman). Le choix de Daneš de décrire son personnage, ses pensées, ses rêves et ses actions à la troisième personne fait parfois penser qu’il peut y avoir un Karel encore plus profond qui, lui, se rend compte de la situation mais hésite à se l’admettre.
Karel lui jeta un coup d’œil interdit. Le fait qu’il eut entendu Caféine parler était la preuve manifeste de son épuisement psychique. Et, tout en se doutant qu’il ne s’agissait là que d’une hallucination, il lui répondit, pour le cas où :
– Est-ce que j’ai bien entendu ? Toi aussi, tu es contre moi, maintenant ? En tant qu’auteur réaliste, je ne dépeins jamais la vie en rose – je laisse ce plaisir à d’autres – mais j’ignore si je suis pourvu d’humour. Tout ce que je sais c’est que je ne suis pas un showman. Si je devais me produire sur scène, je finirais probablement par faire pleurer mon public. Parce que je suis un homme triste. Je l’ai toujours été.
C’est une farce qui vire au tragique tout un restant un peu farce, car Daneš ne met pas toujours les mots sur les choses et préfère laisser à ses lecteurs le soin d’extrapoler. S’il y a un personnage plus menaçant sous ses airs de bouffon, c’est bien Josef, le nazi convaincu, homme médiocre et méprisé mais dont le pouvoir de nuisance est, dans les nouvelles circonstances, bien réel.
Le tout est réussi, car Daneš équilibre bien le comique, le sérieux et le triste, en même temps qu’il fait revivre, le temps d’un roman, un homme à l’esprit amusé.

Karel, « Caféine », et Dora, 1943. Source: https://www.kampocesku.cz/article/15723/karel-polacek
Tout au long de ma chronique, j’ai appelé le personnage principal « Karel », car c’est son nom et c’est aussi celui de Poláček. Cependant, ce n’est pas le nom de famille du personnage dans le roman, car Daneš a préféré l’appeler Hirsch. A la lecture, je me suis souvent demandé pourquoi, et Daneš donne une réponse dans sa postface qui éclaire de manière très intéressante non seulement l’approche de Poláček à son rôle d’écrivain, mais aussi l’approche de Daneš lui-même à Poláček et à l’écriture. Ainsi le roman est-il parsemé de références à la vie de Poláček, qu’il n’est pas nécessaire de connaître pour apprécier le livre, mais qui (de même que les nombreux autres faits et personnages tirés de la réalité) apportent une couche d’intérêt, et d’émotion, supplémentaire au récit.
Vyprodáno (Rupture de stocks), autre livre de Poláček figurant dans Les mots brisés. Cette couverture représente le soldat Jaroslav Štědrý
Karel fut donc heureux lorsqu’un autre personnage vint l’interpeller en lui proposant son aide. Sans l’ombre d’une hésitation, il accepta la main tendue. Le héros de sa pentalogie romanesque le caporal Jaroslav Štědrý, combattant endurci de la Grande Guerre, ferait sûrement mieux que lui preuve de résistance. Une fois qu’il se mettrait à sa place, il deviendrait indomptable, d’autant qu’il n’était que papier et encre…
Bien que laissant volontairement plus flou le contexte historique dans lequel se déroule le roman, Les mots brisés s’ajoute à d’autres œuvres de fiction ou de presque-fiction autour de Prague durant la Seconde Guerre mondiale, telles que Mendelssohn est sur le toit de Jiří Weil, rédigé dès 1946 (en français chez Le Nouvel Attila, 2020), Le nuage et la valse de Ferdinand Peroutka, rédigé en 1947 sous la forme d’une pièce de théâtre, puis d’un roman (en français à La Contre-Allée, 2019), ou encore – côté français – l’HHhH de Laurent Binet. Mais c’est surtout, à nouveau, une belle manière de faire revivre, ou connaître, un écrivain « classique » et c’est à ce titre que je termine, avec cette chronique, ma série sur quelques auteurs classiques d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans, à redécouvrir en français ou en traduction française.
Martin Daneš, Les mots brisés. Editions de la Différence, 2020.
Du coup il y a deux auteurs à retenir (Poláček et Daneš), c’est malin. J’ai lu le roman de Čapek avec les salamandres (enfin… en te lisant je me rends compte qu’il y a des frères Čapek !, donc l’un des deux) et je n’ai pas du tout été convaincue.
Dommage pour Čapek! Ca devait être Karel (et non Josef, co-inventeur du robot: https://francais.radio.cz/le-robot-fete-son-centieme-anniversaire-8700593). De Karel, je n’ai lu pour le moment que les réjouissantes Lettres d’Angleterre.
Eh oui, deux auteurs pour le prix d’un, « a bargain », comme on dit.
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