Corina Sabău – Et on entendait les grillons

…là c’est vraiment la dernière fois, j’ai assez traîné, j’essaie de rester calme, j’ai encore le temps de choisir, je peux renoncer et retourner chez la sage-femme ou téléphoner au docteur, mais non, je préfère m’en occuper moi-même, je me suis mis en tête que le mal que je me fais toute seule ne peut être aussi fatal que celui qui viendrait de quelqu’un d’autre.

Dans Comme si de rien n’était, l’héroine d’Alina Nelega se retrouve un jour en mauvaise posture : rentrée chez elle avec un poulet dans les bras, elle tache ses vêtements du jus rose-marron de la volaille puis s’endort, juste au moment où deux miliciens font irruption dans son petit appartement. Un cadavre de nouveau-né a été retrouvé dans une poubelle de l’immeuble et Cristina, en tant que jeune femme seule, devient immédiatement suspecte. C’est la Roumanie de 1983, les femmes qui prennent le risque d’avorter peuvent le payer cher si elles sont prises. Cristina, qui n’a de toute manière rien à voir avec le nouveau-né, échappe à la prison, mais devra pour cela payer un prix autrement plus cher.

L’avortement, le contrôle des corps, le poids de la clandestinité, la place du choix personnel dans un régime dictatorial – ces thèmes reviennent, d’abord en sourdine puis de plus en plus ouvertement, dans le roman de Corina Sabău, Et on entendait les grillons. Ce roman, paru comme Comme si de rien n’était en Roumanie en 2019, publié comme lui en France cette année dans la traduction de Florica Courriol et issu d’une même réalité, en diffère cependant par de nombreux côtés.

Prenons par exemple le personnage principal, dont les pensées forment presque l’intégralité du roman. De prime abord, ce personnage n’a pas grand-chose en commun avec Cristina, son homologue de fiction. La « camarade Creanga Ecatérina » est « responsable de la section Finition » d’une usine textile appelée Soie Populaire. Femme « coiffée comme les actrices de la revue Cinéma », vêtue de vêtements et d’accessoires normalement destinés à l’exportation, elle ne semble pas vivre dans le cadre de pénuries alimentaires et d’électricité qui est celui de Comme si de rien n’était (on trouve une rare allusion, par l’une de ses collègues, à la rareté des paquets de cigarette « Alvorada »). Ces indications sur le cadre matériel ne nous sautent pas aux yeux à la lecture, mais doivent plutôt être déduites du roman et des quelques (très bienvenues) notes de contexte en fin d’ouvrage car, et c’est là aussi une différence avec le roman d’Alina Nelega, il ne figure pas parmi les principales préoccupations de l’héroïne.

Là où le personnage de Cristina était défini par un ton d’interpellation et de frustration constamment tourné vers l’extérieur, celui d’Ecatérina est davantage représenté par un flot continu de pensées qui se pressent à l’intérieur de son crâne mais qui sont vouées à rester inexprimées. Aujourd’hui, on parlerait peut-être de « charge mentale » pour décrire ces pensées, mais dans Et on entendait les grillons elles s’entremêlent aussi de soucis plus spécifiques à la période et au pays, et de ce fait dotées d’une importance plus grande encore. Licenciement abusif d’une bonne ouvrière qu’elle n’a pas pu protéger, indifférence doublée de mépris du mari, obligation de participer à des défilés organisés en l’honneur de « la lumière de la Patrie aimée » … tout ce qui fait les inquiétudes quotidiennes de cette femme remonte pêle-mêle comme des bulles qui percent à la surface du roman, en l’éclaboussant d’impressions superposées, immédiates, fruit d’une inquiétude accumulée mais non-encore nommée.

Ecatérina a beau se dire que « ce monde [elle] l’aime malgré tout » et qu’il « a été généreux avec [elle] », elle a beau reconnaitre en passant qu’on y trouve quand même « des horreurs et des injustices », elle n’en verra pas moins la bulle de son existence perforée par un mauvais coup du destin. C’est à la page 55 de ce court roman qu’Ecatérina formule en pensée ce qui, peut-être depuis le début du roman, pèse réellement sur ses jours et ses nuits :

Ah, si j’avais au moins le courage de le réveiller et de lui dire seulement ces mots : tu sais qu’un enfant commence à vivre dans mon ventre ?, mais comment faire alors qu’il y a des jours où, pour lui adresser la parole, je dois guetter le moment propice ;

On ne saura pas vraiment ce qu’Ecatérina, femme habituée à se soumettre, en pense : si, en d’autres circonstances, elle se réjouirait de ce deuxième enfant. Prise entre un Etat qui punit durement l’avortement et impose des inspections gynécologiques régulières sur le lieu de travail, et un mari qui ne soucie pas d’élever un autre enfant, il ne reste pas beaucoup de place pour les préférences d’Ecatérina. Quel sera son choix, quelles en seront les conséquences ? C’est tout l’objet de la deuxième moitié du roman, qui débute justement un jour de livraison de poulet, alors qu’Ecatérina est seule dans son appartement.

…et puis nos vêtements pliés les uns à côté des autres, mais toi tu m’as dit, un enfant, encore un enfant ? et pourtant c’est bien toi qui t’es inscrit au cours de culture générale, tu y as appris que c’est le fleuve Amazone qui détient le record du débit d’eau sur le globe, vingt fois plus que le Danube, et encore toi qui t’es collé un tablier de cuisine et qui, au milieu de dizaines de bocaux, t’es mis, sans me quitter des yeux, à me faire la leçon sur la conservation des pickles… toi encore qui, une nuit où la lune était juste au-dessus de nous, devant le foyer des filles, m’a dit qu’avec les femmes on ne sait jamais où on va, mais avec toi, je veux bien prendre le risque.

Mais le risque, dans le contexte qui est celui de Et on entendait les grillons (et dans bien trop d’autres contextes encore aujourd’hui), n’est jamais vraiment un risque pour l’homme, lorsqu’il s’agit de décider si on peut/veut/doit garder un fœtus. Comme celui de Comme si de rien n’était, le titre de ce roman est volontairement trompeur. Il n’y a rien du chant des grillons, rien des longues et bienfaisantes soirées d’été dans le reste de l’histoire d’Ecatérina. L’avortement, le contrôle des corps, le poids de la clandestinité, la place du choix personnel dans un régime dictatorial : à ces thèmes que j’ai cités plus haut, et au drame personnel d’Ecatérina, s’ajoutent le sexisme ambient et l’inégalité de pouvoir entre les hommes et les femmes. Les conséquences en seront horrifiantes et profondes. C’est à Sonia, la fille d’Ecatérina, que revient à la fin du livre la responsabilité de mettre les mots sur le destin de sa mère. On se rend compte alors que, enfant entourée d’affection mais enfant d’une femme traumatisée par un père violent, elle grandira à son tour avec le fardeau d’une enfance trop vite interrompue.

Et on entendait les grillons est donc le récit d’un drame personnel, dont la traductrice Florica Courriol contextualise également très utilement la dimension sociale dans son introduction. C’est aussi une expérience stylistique, constituée d’impressions fragmentées et demandant l’attention soutenue des lecteurs pour les réimbriquer dans un tout. En ressortent des images puissantes (l’entremêlement des pensées de la narratrice et des bribes de conversation qui lui parviennent durant le défilé est particulièrement réussi), des moments très rarement comiques (les bribes de conversation durant ce même défilé, au sujet des manœuvres des uns et des autres pour soustraire leurs enfants à ce genre d’obligations), et des personnages secondaires (les femmes de l’usine) qui sont autant d’illustrations de ce que peut vouloir dire être femme au temps du « Camarade » et de « la Roumanie socialiste ».  

allez, hissez, agitez, continuez.

Corina Sabău, Et on entendait les grillons (Şi se auzeau greierii, 2019). Traduit du roumain par Florica Courriol. Belleville Editions, 2021:

Avec cette chronique, je rajoute Corina Sabău à mon catalogue des « Femmes écrivains d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans », et je participe également à l’excellente initiative « Voisins voisines » consistant à mettre un coup de projecteur sur la littérature européenne contemporaine.

Publicité

6 commentaires on “Corina Sabău – Et on entendait les grillons”

  1. nathalie dit :

    Ça a l’air très intéressant et pas binaire, donc je note, même si cette lecture ne doit pas être très joyeuse.

    • Non, elle ne l’est pas mais elle n’est pas lugubre non plus. Le style y est pour beaucoup (on est dans l’instant présent, il y a peu de recul), et le personnage aussi (mais je n’arrive pas à décider si c’est parce qu’elle est lucide, ou non, sur ce va/peut lui arriver).

  2. […] Corina Sabău – Et on entendait les grillons | Passage à l'Est! dit : 13 août 2021 à 11:00 […]

  3. […] >>> Assez rapidement, j’ai lu le roman de Corina Sabău, Et on entendait les grillons, un roman court, fort, et qui aborde par le biais immédiat d’un personnage féminin central les questions de l’avortement, du contrôle des corps, du poids de la clandestinité, et de la place (limitée) du choix personnel dans un régime dictatorial, en l’occurrence celui de la Roumanie sous Ceauşescu. J’en ai parlé dans une chronique du beau milieu du mois d’août. […]

  4. […] fin des années 1980 ». Puis était arrivé Et on entendait les grillons, de Corina Sabău, « récit d’un drame personnel, dont la traductrice Florica Courriol contextualise également très u…», ce roman stylistiquement complexe étant celui d’une femme dans la Roumanie de Ceausescu. Le […]


Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s