Tiit Aleksejev – Le pèlerinage
Publié : 29/09/2021 Classé dans : 2000s, Estonie, EUPL | Tags: Aleksejev 7 CommentairesUn homme, à la toute fin du XIe siècle, quitte le sud de la France pour Jérusalem, traversant les Balkans puis l’Anatolie que se disputent Croisés, Byzantins et Seldjoukides. 400 plus tard, un autre homme quitte ses terres natales dans l’Empire ottoman et trouve un bref refuge à Rhodes : un refuge qui se transforme en captivité en France puis à Rome.

Deux hommes, deux siècles, deux trajectoires opposées – ce sont les (très) grandes lignes de deux romans parus l’un en 2010, l’autre en 1966, qui ne se sont probablement jamais croisés mais qui parlent tous deux, à leur manière, des rencontres entre « l’Orient » et « l’Occident ».
Le premier roman, Le pèlerinage, est celui de l’écrivain contemporain estonien Tiit Aleksejev. Il débute en 1148, dans le « Monastère Notre-Dame de Boscodon, en Provence », et est narré par Dieter, « jardinier dans un couvent situé à deux jours de marche de Montpellier, sur des terres données à la sainte Eglise par le comte Guillaume de Montmiral. » Dès la première ligne, on apprend de sa bouche qu’il a été « quelqu’un d’autre, naguère, mais [que] cet autre ne veut plus rien dire ».
Qu’est-ce qu’un pays, après tout, et un peuple ? Une goutte d’eau dans un seau d’eau, rien de plus. J’ai essayé, pourtant. Essayé de retrouver le rivage natal. Dans les manuscrits, les cartes, les récits de voyages. Il n’existe nulle part. Mais je me rappelle son ciel chargé de nuages, la brume au-dessus de ses prairies, la trace laissée par le serpent à tête ronde qui rampait au milieu des foins. Et je sais que je n’ai pas rêvé.
Très vite, aussi, les souvenirs de « Dieter » le ramènent un demi-siècle en arrière, à l’époque « où des bruits commencent à se répandre en Languedoc sur les horreurs que les Seldjoukides commettent en Terre sainte aux dépens des chrétiens. » « Dieter », qui ne porte pas encore ce nom, vient d’enter au service de Raimondus, un seigneur lettré et voyageur, homme « aux multiples visages » et lui-même vassal du comte de Toulouse. Lorsque ce dernier décide de prendre la croix pour participer au « pèlerinage » en réponse à l’appel du pape Urbain II, « Dieter », de page et échanson, devient fantassin.
… fantassin, ou pedites … ; cela signifiait que nous avions dû prendre place dans une colonne interminable de soldats.
Le pèlerinage, la peregrinatio, est en effet (aussi) une expédition militaire, car il s’agit d’aller « délivrer le Saint-Sépulcre ». Commence alors une longue marche jusqu’à Jérusalem et, pour Dieter, une longue entreprise de connaissance de soi et des autres.
Le pèlerinage est, en surface, le récit de cette première Croisade, dont il suit le parcours – passage des Alpes, de la vallée du Pô, descente de l’Istrie, traversée de la Sclavonie, « terre délaissée par Dieu, montueuse et stérile ». A ces périls naturels s’ajoutent les attaques des Slaves, des Petchenègues et d’autres païens. Puis vient Constantinople, et l’arrivée sur des territoires que se disputent le basileus byzantin et « les infidèles ». Le récit avance au rythme des sièges, des batailles, des famines et des longues marches sous le soleil ardent. La trame est celle de l’Histoire telle qu’elle a été transmise par les chroniques, mais c’est évidemment surtout « Dieter » qui intéresse l’écrivain et dont on suit cheminement.
De Raimondus, « Dieter » a appris la lecture et un peu de la complexité du monde. De son mentor, l’expérimenté Dieter (dont il finira par reprendre le nom), il apprend le maniement de l’épée et, de Léon (« un Franc qui ne parlait jamais beaucoup et était toujours renfermé sur lui-même »), les rudiments de la chevalerie. D’abord porté par un enthousiasme naïf et par la vision d’une Jérusalem libérée, « Dieter » apprend petit à petit à voir le côté très humain de l’entreprise, qu’il s’agisse des rivalités de pouvoir (religieux et temporel) entre les responsables de la Croisade, ou de la tentation du gain qui va de pair avec chaque bataille et chaque siège de ville. Aux côtés des Provençaux, des Normands, des Bourguignons et des autres groupes qui, avec leurs dirigeants, forment le cortège de la Croisade, il découvre également un monde où la désignation d’« infidèles » recouvre une réalité bien moins manichéenne qu’il ne se l’imaginait.
– Il y a donc plusieurs sortes d’infidèles ? En écoutant le sermon d’Urbain, on pouvait penser qu’ils étaient tous de la même race.
– Loin de là. Il faut d’abord citer les Sarrasins, qui vivent en Orient depuis déjà des siècles. Puis viennent les Seldjoukides, dont nous avons déjà parlé. Cette tribu est incomparablement plus sauvage, et plus guerrière, que les Sarrasins. Une fois que nous en aurons fini avec les Seldjoukides, les Sarrasins tomberont comme le blé sous la faucille. Mais il y a encore les Perses, les Egyptiens et les Syriens, qu’Alexis essaie de monter les uns contre les autres.
– Le basileus m’a l’air de jouer une partie passablement subtile.
– Il joue avec le feu, aussi, remarqua Raimondus. J’en suis persuadé, et je vais l’écrire ainsi dans ma chronique.
A l’issu d’une bataille dans laquelle il perd son mentor, « Dieter » se retrouve, par erreur, promu chevalier.
Le style, vivant, est porté par les dialogues des personnages multi-dimensionnels, par les visions et les impressions du héros, et par le sens du détail de l’auteur. Les descriptions frappent d’autant plus qu’elles sont rares, telles que celle – du dedans – de Constantinople (au travers de la visite que font « Dieter » et ses compagnons dans cette ville qui les émerveille par son raffinement et leur rappelle aussi qu’ils sont finalement assez malpropres) et celle – du dehors – d’Antioche cernée de ses remparts blancs.
C’est justement à Antioche que se termine ce Pèlerinage, premier volume d’une trilogie dont les deux autres volumes ne sont pas (encore) disponibles en français. Jérusalem, but de la Croisade, est encore loin, et on sait par les chroniques ce qui s’est passé après Antioche. Du point de vue du roman, la fin de ce premier volume m’a laissé avec de nombreuses questions en suspens. Comment l’auteur boucle-t-il la boucle pour nous faire retomber avec son narrateur, soldat-devenu-jardinier, dans un monastère provençal en 1148, tant d’années après la fin de la première Croisade (et au moment du lancement de la deuxième Croisade) ? Où son histoire avec la belle et arrogante Maria de Toulouse va-t-elle mener « Dieter » ? Et comment la relation entre ce dernier et Raimondus va-t-elle se développer ? Le passage qui raconte la mort de Rainald Porchet, capturé et exhibé par les possesseurs d’Antioche, illustre la tension qui apparait entre « Dieter » et Raimondus : l’auteur raconte d’abord cet épisode du siège tel que « Dieter », directement impliqué dans cet épisode, l’a vu. Puis, quelques pages plus tard, il montre Raimondus utilisant ses dernières réserves de parchemin pour décrire ces événements qu’il n’a pas vus et qui, sous sa plume, prennent une toute autre forme. Entre le vécu et ce qui est destiné à être inscrit dans les annales, le lecteur peut se faire sa propre idée par lui-même la différence.
Curieuse d’en savoir plus sur le roman, sur sa genèse et sur l’écrivain Tiit Aleksejev, j’ai posé à ce dernier quelques questions : je publierai notre échange prochainement mais d’abord, place à ce deuxième roman que j’évoquais en introduction. Il s’agit de Le prince errant, de Véra Moutaftchiéva, et c’est dans quelques jours sur le blog.
Tiit Aleksejev, Le pèlerinage (Palveränd, 2008). Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry. Editions Intervalles, 2018.
Le pèlerinage a été lauréat du Prix Littéraire de l’Union européenne en 2010. Pour en savoir un peu plus sur ce prix, c’est par ici : le lien inclut ma liste (en date de 2019) des titres venus d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans, lauréats du prix et traduits en français.
Avec cette chronique, je participe à l’excellente initiative « Voisins voisines » consistant à mettre un coup de projecteur sur la littérature européenne contemporaine.
Le jardinier revenu d’un autre monde… difficile de ne pas penser au Christ de Noli me tangere. Je crois que ce roman est fait pour moi ! Je vais m’embarquer sur cette longue route.
J’avoue que pour moi il a été plutôt facile de ne pas y penser! Mais c’est pour ça (pour savoir pourquoi le personnage principal met tant de distance entre ce qu’il a été et ce qu’il est), que j’aimerais pouvoir lire les deux autres volumes. Je vais peut-être devoir m’y coller en hongrois, en l’absence de la suite en français pour le moment! Et pour toi, ce sera avant ou après Lipus, Wagenstein et les autres?!
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