Angel Wagenstein – Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac

Et c’est ici, mon frère, que débutent les difficultés de mon récit, qui renoncera désormais à ses habituelles vignettes, pizzicati et caprices, et sinuera, tel nos routes poussiéreuses et monotones, à travers les étendues pré-carpathiques, tantôt montant, tantôt descendant, et ainsi jusqu’à la ligne d’horizon, sans jamais longer nul précipice ni apercevoir aucun sommet vertigineux.

Cet été, en chroniquant les Contes hassidiques d’I.L. Peretz, j’avais entre autres choses noté que pratiquement tous ces contes de la fin du XIXe et du début du XXe se passent au sein de communautés juives établies aux confins de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lituanie et de la Biélorussie d’aujourd’hui.

Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac se déroule dans le même espace car, comme Isaac Blumenfeld, le narrateur et personnage principal, aime à le rappeler, il vient de « Kolodetz, près Drogobytch », une ville dotée d’une unique rue,

… ce genre de petite ville qu’on appelle en polonais miasteczko, et que, pour notre part, nous nommions shtetl.

Il serait peut-être resté toute sa vie dans cette ville de Galicie, à distance raisonnable de Lemberg/Lvov, travaillant comme tailleur dans l’atelier de couture hérité de son père, s’il n’était pas né avec le turbulent XXe siècle : une période, et une région, éminemment hostiles aux populations juives et c’est pourquoi Le Pentateuque porte le sous-titre révélateur « Sur la vie d’Isaac Jacob Blumenfeld à travers deux guerres mondiales, trois camps de concentration et cinq patries ».

En écrivant ses Contes, Peretz ne savait pas et ne pouvait pas savoir que les communautés qu’il y décrit allaient être complètement oblitérées quelques décennies après sa mort. Wagenstein, lui, crée son personnage et son roman dans les années 1990, en toute connaissance de cause, et pourtant, si le fond de l’histoire d’Isaac est tragique, le roman est porté par un ton qui reconnait le tragique tout en le tenant bien à distance.

Un petit texte « en guise d’avant-propos » présente le roman comme « une consciencieuse transcription de[s] souvenirs et réflexions » d’Isaac Blumenfeld, tels que recueillis à Sofia et à Vienne par l’auteur de l’avant-propos (et, peut-être, du roman). Mais c’est bien Isaac Blumenfeld qui, en cinq « livres » entourés d’une préface et d’une postface en forme d’ « Apocalypse finale ou [de] Révélation », s’adresse aux lecteurs tout au long du roman alors qu’ « assis sur [s]a terrasse à Vienne – [s]on rêve depuis toujours – [il] sirote un café crème et réfléchi[t] aux choses de la vie ».

Et le monde suivait son cours, les événements se faisaient à mesure plus embrouillés et plus inquiétants. Nous savions tous à présent où se trouvait Teruel, ce qui s’était passé à Chalchin Gol entre troupes russes et japonaises, en quoi consistait le problème avec l’Alsace et la Lorraine et n’ignorions pas non plus que la ligne Mannerheim fût bien davantage qu’un simple trait sur la carte.

De l’année de ses dix-huit ans, qui le voient marquer le passage à la vie adulte dans une caserne austro-hongroise (c’est la toute fin de la Première Guerre mondiale), aux derniers feux de l’époque de l’ « immortel petit frère des peuples », c’est une vision toute personnelle de la première moitié du XXe siècle que donne l’ancien tailleur. Toute personnelle, parce que son expérience de la Seconde Guerre mondiale et des camps (un pluriel qui prend pour lui plus d’une tournure inattendue) succède à – et est marquée du souvenir et de la perte de – deux décennies d’une vie paisible auprès de Sarah et de leurs trois enfants. Toute personnelle, aussi, par la personnalité du narrateur, qui sait « se faire passer pour un imbécile afin de survivre » (« un art juif des plus anciens, seulement comparable à l’architecture hellène et, plus exactement, au Parthénon », dit-il). En ce sens, il est un archétype de cet humour juif dont il émaille son récit à grands coups d’histoires, de blagues et de khokhmas, (« quelque chose comme des paraboles pleines de sagesse ») : un archétype de la narration juive, mais qui pour nous représente une voix singulière, car combien d’autres récits du XXe siècle, a fortiori des récits juifs, s’appuient aussi fortement sur ce mélange d’humour et de fausse naïveté ?

L’humour, les digressions, les dialogues, le ton toujours conversationnel : tout cela fait certainement tourner très vite les 400 et quelques pages du roman, mais derrière l’humour et la naïveté se cache aussi une réflexion sur la vie après la tragédie, et sur les choix à faire lorsqu’on a survécu à la tragédie. Stefan Zweig fait, ici, une apparition inattendue et qui illustre le choix que fait Isaac.

Et voilà que je suis à nouveau passé par Odessa pour me rendre à Berditchev. Mais dis-moi, mon frère, peux-tu renier ce que tu reçus de Dieu et qui, pour ainsi dire, coule dans tes veines ? Peut-on demander au tigre de se nourrir d’herbe ? Au poisson de faire son nid dans le peuplier d’en face ? Ou au Juif de ne point s’écarter du droit chemin de son récit pour cueillir telle fleur jaune, jeter un regard alentour, s’emplir les poumons d’air frais, partager avec toi la beauté du monde et profiter de l’occasion pour te raconter une petite blague ?

J’ai commencé ma chronique en parlant géographie, à la fois parce que cette région s’inscrit dans un espace juif et littéraire fort – Drogobytch (Drohobycz) est après tout la ville de Bruno Schulz, et Berditchev celle, entre autres, de Der Nister, de Vassili Grossman et de Conrad (et un peu celle de Balzac, mais c’est une autre histoire!) – et aussi parce qu’elle paraît si éloignée des origines d’Angel Wagenstein, auteur de ce Pentateuque.

De celui-ci, les biographies disponibles sont en général succinctes : né en 1922 à Plovdiv en Bulgarie (à deux pays et 1000 kms environ de Drogobytch), Wagenstein accompagne son père dans son exil politique en France, où il passe son enfance avant de retourner en Bulgarie. Là, il est arrêté, condamné, interné, s’évade, rejoint les Partisans, est à nouveau arrêté et condamné. Après quelques décennies d’une carrière de cinéaste et scénariste, il se tourne vers l’écriture dans les années 1990, et est presqu’aussitôt traduit en français et publié aux éditions L’Esprit des péninsules. Après la réédition en septembre de Le Pentateuque, les éditions Autrement s’apprêtent à rééditer (ce mercredi 20 octobre) le deuxième volume de cette trilogie, Abraham le poivrot, loin de Tolède, auquel succède ensuite Adieu Shanghai (réédition en 2022).

Je termine en laissant la parole à Angel Wagenstein, invité par Philippe Lefait en 2004 dans l’émission « Des mots de minuit » : cinq minutes en français pour parler d’identité, d’humour et de résistance, et c’est ici. Un extrait :

Alors, je ne suis pas toujours le même, je change un peu le style. Il y a des coins de la vie dont on ne peut pas rire quand même. Voilà, c’est divers. Si vous aimez les blagues, lisez Le Pentateuque.

Angel Wagenstein, Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac. Traduit du bulgare par Veronika Nentcheva et Eric Naulleau. Autrement, 2021 (première édition en France : L’Esprit des Péninsules, 2001).

Avec cette chronique, je participe à l’excellente initiative « Voisins voisines » consistant à mettre un coup de projecteur sur la littérature européenne contemporaine.

L’avis de Chez Mark et Marcel sur ce « roman réjouissant, plein d’aventures, d’humour et de mélancolie ».

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21 commentaires on “Angel Wagenstein – Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac”

  1. quel plaisir de lire cette chronique, ce livre que j’ai lu il y a ….des lustres est un petit joyau qui mêle la tragédie et l’humour mais qui surtout m’avait fait lors de ma première lecture, comprendre mieux la vie de ces populations de la mitteleuropa, de ces pays dont les frontières ont fluctué au fil du temps, des invasions, des guerres, au même titre que la Vingt cinquième heure, ce livre dit tout de la folie qui a du habité parfois les dirigeants, de la douleur vécue par la population qui sans comprendre passe d’un statut à l’autre, d’une langue à l’autre, d’un passeport à l’autre
    ce livre est toujours dans ma bibliothèque et j’aimerai qu’il soit dans mon héritage pour mes petits enfants

    • décidément, il va falloir que je lise cette Vingt-cinquième heure!
      C’est vrai que ce Pentateuque donne un visage très humain à ce XXe siècle si confus et torturé dans cette région d’Europe dont on connait souvent assez mal l’histoire.

  2. nathalie dit :

    Ah tu m’as grillée de 2 jours ! Je publie mon billet mardi et je suis d’accord avec toi, l’apparition de Zweig à la fin, donne une tonalité particulière au roman.

  3. keisha41 dit :

    Ah j’attends l’avis de nathalie (et ses titres mystérieux ^_^) mais déjà le tien m’attire beaucoup.
    Et le commentaire de dominique, oui, j’avais lu cette vingt cinqième heure il y a longtemps, sans doute trop t^t pour bien saisir;..

    • J’ai trouvé deux exemplaires du livre dans des bibliothèques près de chez moi (y compris une première édition de 1949), donc la Vingt-cinquième heure est vraiment inscrite à mon programme.
      J’espère qu’on ne dérange pas trop Nathalie à faire la file devant sa porte en attendant son article!

  4. Vincent dit :

    De cette trilogie, je n’ai lu que « Abraham le poivrot, loin de Tolède, ». C’est excellent et c’est une très bonne idée de le publier de nouveau.

    Sinon, en littérature yiddish dans une traduction de Rachel Ertel :

    Leïb Rochman – A pas aveugles de par le monde
    Eli Chekhtman – Erev à la veille de…,
    Oser Warszawski – La Grande Fauchaison,

  5. je me délecte par avance à lire le billet de Nathalie, et pardon pour les fautes de mon commentaire ce fichu correcteur corrige là où il ne faut pas mais ne corrige pas les fautes qu’on laisse trainer

  6. nathalie dit :

    Je passe ici et… grosse pression pour le titre !

  7. j’ai beaucoup aimé Abraham le Poivrot, je vais chercher le Pentateuque.

  8. […] clôt la trilogie sur le destin des Juifs d’Europe au XXe siècle, qu’il avait entamée avec Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac et continuée avec Abraham le Poivrot, loin de […]

  9. […] en publiant Adieu Shanghai. Dans le premier volume, Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac (ma chronique ici), l’écrivain bulgare recréait « la vie d’Isaac Jacob Blumenfeld à travers deux guerres […]


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