Franceska Michalska – Accrochée à la vie
Publié : 16/01/2022 Classé dans : 2000s, Femmes écrivains, Kazakhstan, Pologne, Récit autobiographique, Témoignage, URSS 15 CommentairesAu tout début de ce récit de vie, avant même la page de titre et l’avant-propos, les Editions Noir sur Blanc ont inséré une carte intitulée « le trajet de Franceska Michalska, de 1936 à 1951 ».

Tout à gauche se trouvent le point de départ – Maraczówka en Volhynie – et le point d’arrivée – plusieurs villes à la frontière ouest et sud de la Pologne d’aujourd’hui, avec auparavant un passage par la Bucovine. Un peu plus de 1000 km séparent ces lieux.
Tout à droite, un paquet de points au nord de l’actuelle capitale du Kazakhstan, Astana (à l’époque de la publication ; aujourd’hui Nour-soultan), et à la frontière avec la Russie. Ces points forment la partie supérieure d’un triangle dont la pointe inférieure est Alma-Ata, l’ancienne capitale, proche de la frontière kirghize, pas si loin de la Chine. Entre Tchernigovka, le lieu d’assignation de la famille Michalska au Kazakhstan, et Novossibirsk en Russie, le point le plus oriental sur la carte, il y a également près de 1000 km. Entre ceux deux lieux et Alma-Ata : 2000 km.
Entre le groupe de points à gauche de la carte, et celui à droite, deux lignes traversent un grand espace vide de points et seulement marqué par l’immense fracture de la Volga et par le pointillé des frontières d’aujourd’hui : ces lignes représentent les 6-7000 km qui séparent le début et la fin, du milieu de la trajectoire de Franceska Michalska.
L’espace et les distances sont un aspect récurrent d’Accrochée à la vie, incroyable récit autobiographique (publié en Pologne en 2007) d’un premier quart de siècle de vie qui coïncide presqu’exactement au premier quart de siècle de l’URSS et est l’expression ahurissante d’un certain nombre des méfaits de l’URSS. C’est un aspect qui parlera encore plus si on rajoute à la géographie quelques dates et faits de départ.

Franceska Michalska (née Waśkowska) nait en 1923, dans ce village – Maraczówka – qui porte encore un nom polonais et qui se situe à quelques kilomètres de la frontière polonaise, mais qui s’est retrouvé après 1921 du côté ukrainien (soviétique) de cette frontière. Elle n’a pas encore dix ans lorsque débute la collectivisation et la « dékoulakisation » à laquelle se superpose l’effroyable grande famine artificielle de 1932-1933 – le Holodomor dont l’Ukraine commémore cette année le 90e anniversaire. Dans le village, la vie s’éteint au fur et à mesure qu’enfants, vieillards, adultes succombent à la famine. Sa famille s’en tire à grand peine ; revenant d’un village voisin où elle avait été placée chez des parents, Franceska trouve sa mère « le visage enflé et brillant, et ses jambes ressemblaient à deux morceaux de bois », son père « tout enflé, tenant à peine sur ses jambes ».
A peine remise de cette épreuve, la famille est déportée avec 24 autres familles polonaises, « très loin à l’est ». C’est en 1936, Franceska termine alors sa 6e année de primaire.
En rentrant, j’ai trouvé un fonctionnaire dans notre maison ; il était installé là depuis plusieurs jours pour préparer notre groupe au départ (…) Il a dit à mon père :
– Il faudra rendre toutes les pièces d’identité ; là où l’on vous emmène, vous n’en aurez plus besoin. Vous serez des troudpieriesielentsy [déportés du travail], ce qui signifie que vous n’allez pas en prison mais au travail.
Au bout de trois semaines d’un voyage éprouvant, ils arrivent « dans la steppe » :
Autour de nous, c’était le vide : pas le moindre bâtiment, pas la moindre trace humaine, pas le moindre arbuste, mais à perte de vue de l’herbe sèche, jaune et piquante. L’air était transparent et la visibilité excellente, mais la seule chose à voir était l’horizon.
Il n’y a rien – pas vraiment d’eau non plus – et c’est là que sa famille et plus de 500 autres familles de sa région de Volhynie, éparpillées dans la steppe, reçoivent l’ordre de s’installer.

Franceska Michalska délivre un récit simple, factuel, sobre. Elle ne s’épanche pas sur ses sentiments ou ceux des autres membres de sa famille, mais elle n’en a pas vraiment besoin puisqu’on peut se représenter un peu de leur peur et désespoir à la lecture du travail infernal qu’ils doivent livrer pour creuser des puits, construire des refuges pour se protéger contre le gel (« le gel atteignit moins soixante degrés », écrit-elle de ce premier hiver) et les tempêtes de neige, et tout simplement pour survivre malgré l’absence de nourriture et les maladies (cécité, scorbut…) qui en découlent.
Dans cet environnement hostile, la scolarisation et l’éducation ne sont pas oubliées. En grandissant, et grâce à une opiniâtreté – et peut-être des coups de chance – qui lui permettra de renverser les obstacles dressés par son statut de déportée, elle saisit toutes les opportunités et c’est ainsi qu’elle entame trois années d’études d’infirmière.

Mais c’est déjà l’époque de la « Grande guerre patriotique », et les trois années sont raccourcies de six mois afin qu’elle et ses congénères puissent contribuer plus rapidement à l’effort collectif. Son récit des mois passés loin à l’est du Kazakhstan pour soigner soldats blessés, enfants évacués, femmes enceintes, dans un contexte de solitude, de froid, de manque de nourriture, de vêtements et de connaissances médicales suffisantes, est terriblement percutant. Elle n’a pas encore vingt ans !
Peu à peu, l’idée d’entreprendre des démarches pour m’inscrire à l’Institut de médecins d’Alma-Ata a mûri dans ma tête.
A Alma-Ata, on trouve de l’eau, des fruits ; la ville lui fait « l’impression d’une vraie merveille ». Mais c’est encore la guerre et l’émerveillement ne dure pas : les conditions de vie sont, ici aussi, très dures.
Parce qu’elle a vécu une vie suffisamment longue pour pouvoir livrer ce récit, parce que ce livre porte l’empreinte du recul dans le temps et l’émotion, on suppose en le lisant qu’on s’achemine vers une fin acceptable et que Franceska Michalska obtiendra une vie « normale ». Ce sera le cas, même si elle vit la majeure partie de sa vie d’adulte (dont elle ne parle que très brièvement – le livre a été publié en Pologne en 2007, alors qu’elle avait 84 ans) dans la « normalité » toute relative de la Pologne communiste.
Cependant, son arrivée à Alma Ata ne signale pas la fin de ses tribulations. Alors qu’elle a réussi un premier exploit – se faire admettre comme étudiante de médecine – un autre désir commence à la tarauder : celui de connaitre cette Pologne dont elle est issue mais qu’elle n’a jamais connue. Commence alors une odyssée incroyable à travers le continent, dont la carte du livre, avec ses points, ses flèches et ses longues distances ne donne qu’un aperçu superficiel. Si à 13 ans elle a été contrainte de suivre le convoi de déportation imposé par le régime soviétique à sa minorité polonaise, alors à 20 ans et des poussières elle saura prendre le risque de répondre à l’appel du même pouvoir soviétique, qui cherche des volontaires pour faire le chemin inverse et terminer la (re)conquête des villes situées à la jonction de l’URSS et des anciens territoires nazis.
Cependant un changement survint dans mes plans. [A Tchernigovka, chez ses parents, l]es haut-parleurs annonçaient que l’Armée rouge avait libéré Kharkov et appelaient la population préalablement évacuée, particulièrement les jeunes, à revenir dans la ville détruite. On pouvait entendre des phrases encourageantes du genre : les gravats sont déjà partiellement déblayés, un tramway circule et… l’Institut de médecine reprend son activité. « Kharkov, ai-je pensé, c’est déjà l’Ukraine. C’est plus vers l’ouest, donc plus près de la Pologne. Puisqu’à la radio on nous encourage tant, on acceptera peut-être mon inscription et je pourrai y continuer mes études ? »
De Tchernigovka à Kharkov et de là vers la Bucovine puis la Pologne : ce sont deux années de voyages et de haltes dans un pays-continent encore en guerre, où l’infrastructure de transports est malmenée et quasiment exclusivement réservée aux transports militaires. A Kharkov, elle donne un aperçu de la vie, l’hiver, dans une ville faite « de ruines déchiquetées et de monceaux de gravats », où les cours se déroulent dans des salles « pleines de trous dans le sol et dans les murs », en présence de politrouk (membres du NKVD) toujours à l’affut des personnes suspectées, à tort ou à raison, d’avoir collaboré avec les Allemands.
Il y avait cependant des filles qui, après une ou plusieurs séances d’interrogatoire de ce genre, ne revenaient plus aux cours. Je me souviens de la mère d’une de ces camarades qui était venue à la faculté plusieurs jours d’affilée, pour savoir ce qu’était devenue sa fille. Elle attendait devant le bureau du politrouk, qui ne voulait pas la recevoir.
A Czernowitz, on partage son ébahissement lorsqu’elle descend du train et entre dans cette ville de Bucovine, brièvement roumaine, désormais occupée par l’Armée rouge, et peu touchée par la guerre : c’est pour elle « un autre univers », où la majorité des hommes n’avait « ni béquilles ni jambes de bois », où « les visages semblaient calmes, propres, et les yeux ne reflétaient pas la crainte ».
Près d’une année plus tard (fin 1945/tout début 1946), elle entre enfin pour la première fois en Pologne. On sourit presque de la voir vivre une nouvelle étape de son apprentissage de la vie « normale » lorsqu’au kiosque de la gare elle s’aperçoit qu’elle vient d’arriver dans un pays où le savon n’est ni rationné ni produit à la main, et dans lequel il n’y a besoin, pour voyager, ni de laissez-passer ni de komandirovka (une autre forme de laissez-passer. Au Kazakhstan, elle avait échappé de peu – et à nouveau grâce à sa grande présence d’esprit – à quinze années de prison pour n’avoir pas eu le bon document).
Impatientée, la guichetière m’a répondu qu’il suffisait de payer et que je pouvais me rendre où bon me semblait !
En conséquence de quoi, j’ai acheté au hasard un billet pour la petite ville de Konotop, près de Zielona Góra.

En décembre 1949, elle – qui ne possédait que des papiers polonais – obtient la citoyenneté polonaise, garantie qu’elle ne sera pas renvoyée pas renvoyée au Kazakhstan.
Elle s’approche de la fin de son récit. Avec l’avant-propos de l’ancien ambassadeur de Pologne en France Jerzy Łukaszewski, le livre n’occupe qu’un peu plus de 170 pages. Mais quelle récit ! Accrochée à la vie est à la fois un aperçu de toute la complexité et la cruauté du XXe siècle soviétique, et le récit sobre et puissant d’une vie marquée autant par la détermination d’aller de l’avant que par « le souvenir de tous ceux (…) qui sont restés là-bas à jamais ».
Franceska Michalska, Accrochée à la vie. Volhynie, Kazakhstan, Pologne 1923-1951 (Cała radość życia, Oficyna literacka Noir sur Blanc, 2007). Traduit du polonais par Agnès Wisniewski. Noir sur Blanc, 2009.
Je continue bientôt cette séquence dédiée aux récits marqués par l’expérience du stalinisme avec une présentation de Petit déjeuner à minuit, de Valentīns Jākobsons.
Bon. Dans ma whishlist, ton blog ne fais pas du bien à mon porte monnaie !
Je plaide non-coupable. C’est ta wishlist qu’il faut blâmer!
😀
je suis d’accord ! je vais demander une bourse LOL
Ah la la, ça a l’air extrêmement intéressant et je n’aurai pas de mal à le trouver. J’aime bien l’intro de ton billet où tu mets l’accent sur les distances, une composante essentielle de tous ces récits que nous avons tendance à englober « par là bas » alors que les voyages sont si longs, les déplacements interminables.
Longs, interminables, éprouvants… je n’ai pas mis de citations sur ces voyages, pourtant il y aurait eu de quoi. Et ce, malgré le fait que là aussi elle reste très sobre dans ses descriptions.
Celui-ci je le note, je viens de terminer Cavalerie rouge d’Isaac Babel qui se déroule en Volhynie, j’ignorais tout de cette région jusqu’au nom. il a piqué ma curiosité
Merci de l’avoir mentionné, il faut vraiment que je lise Babel. Avec Accrochée à la vie encore si présent dans mon esprit, c’est vraiment curieux de penser que Franceska Michalska est née si peu de temps après les événements du récit de Babel. Ce sont deux mondes à la fois complètement différents, et en même temps si proches l’un de l’autre.
Ça semble être une lecture extrêmement dure et il faut dire que cette période de l’histoire était terrible. Donc sûrement un témoignage fort et un parcours de vie qu’on a du mal à imaginer dans notre Europe actuelle. Merci de cette présentation !
Une période terrible, et folle! Franceska Michalska n’en parle que de manière anecdotique, mais visiblement l’objectif en installant tous ces gens-là dans la steppe, était de commencer à cultiver cette terre qui ne l’avait (jamais?) été avant – un de ces grands projets de conquête de la nature par le labeur manuel dont l’URSS était friande.
je crois que les gens ont oublié que des millions de personnages ont été déplacés pendant la guerre mais aussi après la guerre au gré des décisions des « grands hommes » – je le note !
Avant, pendant, après… dans un sens puis dans l’autre… oui, c’est vraiment incroyable la quantité de gens qui ont été déplacés et la quantité de kilomètres qu’ils ont dû avaler et ce, comme tu dis, au gré des décisions des « grands hommes ». Il y a de quoi être optimiste sur la ténacité du corps humain mais beaucoup moins sur la capacité de l’esprit humain à se comporter de manière … humaine. Merci de ton passage.
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[…] deux récits marqués par les déportations sous Staline : l’un polonais (Accrochée à la vie), l’autre letton (Petit déjeuner à […]
[…] Accrochée à la vie. Volhynie, Kazakhstan, Pologne 1923-1951 est le récit de vie d’une femme polonaise, Franceska Michalska. Il a été traduit du polonais par Agnès Wisniewski et a paru chez Noir sur Blanc, 2009. J’avais trouvé mon exemplaire chez Latitudes, la librairie française de Budapest, et ça a été l’une des lectures les plus marquantes de l’hiver dernier. Ma chronique est accessible sur ce lien. […]