Elie Wiesel – La nuit
Publié : 28/01/2022 Classé dans : 1950s, Holocauste, Nobel 18 CommentairesMon père eut encore un râle – et ce fut mon nom : « Eliezer. »
Je le voyais encore respirer, par saccades. Je ne bougeais pas.
Lorsque je descendis après l’appel, je pus voir encore ses lèvres murmurer quelque chose dans un tremblement. Penché au-dessus de lui, je restai plus d’une heure à le contempler, à graver en moi son visage ensanglanté, sa tête fracassée.
Puis je dus aller me coucher. Je grimpai sur ma couchette, au-dessus de mon père qui vivait encore. C’était le 28 janvier 1945.
Elie Wiesel a dédié La nuit « à la mémoire de [s]es parents et de [s]a petite sœur, Tzipora ».
De cette petite fille, quelques images subsistent, de « ses cheveux blonds bien peignés », « de son manteau rouge sur ses bras », des dents qu’elle serre en portant « un sac trop lourd pour elle » – le sac dans lequel elle porte une part des possessions de la famille expulsée vers le ghetto, dernière étape avant la déportation. Face aux gendarmes qui distribuent des coups de matraque pour faire avancer la colonne de personnes de tous âges, « elle savait déjà qu’il ne servait à rien de se plaindre », écrit plus tard son grand frère.
Quelques jours plus tard, une autre colonne, et une dernière image, de Tzipora tenant la main de sa mère, qui caresse ses cheveux blonds, « comme pour la protéger ». La famille vient d’arriver à Birkenau, les hommes envoyés à gauche, les femmes à droite.
Et je ne savais point qu’en ce lieu, en cet instant, je quittais ma mère et Tzipora pour toujours.
Ainsi se termine la vie d’une petite fille de sept ans, dont le souvenir ne perdure peut-être que dans ces quelques lignes. La nuit paraît en français en 1958 alors qu’Elie Wiesel a juste trente ans et sa sœur est morte depuis déjà 14 ans.
A l’été 1944, lorsque la famille est déportée, les troupes alliées viennent de débarquer sur les côtes normandes et ont entamé leur remontée de l’Italie depuis déjà plusieurs mois. A l’Est, la contre-offensive des troupes soviétiques contre l’Allemagne a également débuté l’année précédente. Sighet, la petite ville de Transylvanie (aujourd’hui en Roumanie) où il passe son enfance, est relativement préservée de la guerre.
Printemps 1944. Nouvelles resplendissantes du front russe. Il ne subsistait plus aucun doute quant à la défaite de l’Allemagne. C’était uniquement une question de temps ; de mois ou de semaines, peut -être.
Mais en mars de cette année 1944, avec l’entrée sur le territoire hongrois (dont Sighet fait alors partie) de l’armée allemande, le passage du temps prend un poids qui échappe encore aux habitants de la ville. Il ne faut pas longtemps aux Allemands pour arriver à Sighet, ni pour qu’avec l’aide de la police hongroise ils imposent à la communauté juive complètement désarçonnée décrets, interdits, ghettos et déportation.

La nuit est principalement le souvenir de cette déportation, des mois passés à Auschwitz-Birkenau et à Buna, et des journées cauchemardesques d’évacuation à marche forcée et en train vers Buchenwald, d’où les forces américaines le libèrent en avril 1945, quelques mois après la mort de son père dans le même camp.
Inutile de dire que cette période est celle du mal, de l’enfer et de la mort, retranscrite avec une grande et poignante sobriété. Mais, dans ce livre de tout juste 100 pages dans mon édition, c’est la première nuit de son arrivée à Birkenau que Wiesel s’attarde le plus à décrire – cette première nuit où il est confronté à l’existence d’une horreur jusque-là insoupçonnée car impensable et qui, écrit-il ensuite, fera du reste de sa vie « une nuit longue et sept fois verrouillée ». L’ouverture des portes du wagon puis, dans la nuit et sous les cris et les coups, la première sélection dans l’odeur « abominable » de chair brûlée, la vision de la fosse aux flammes « gigantesques » dans lesquelles sont déversées des corps d’enfants sous ses yeux du nouvel arrivant, la nudité, le premier coup qu’il voit porté spécifiquement à son père …
Une nuit – une seule nuit ?
Les pages suivantes sont celles de ce nouveau quotidien de labeur et de survie en dépit de la faim, des sévices, et de la fuite forcée devant l’armée soviétique qui se rapproche. La nuit est un récit qui, plusieurs années après ces événements, met les mots sur le souvenir des camps et de ce qu’ils représentent, physiquement et humainement, pour ceux qui les ont connus. Allant à l’essentiel, il est ponctué d’images qui semblent gravées dans la mémoire de l’auteur, telles que celle des pendaisons auxquelles il assiste avec les autres détenus et qui lui permettent a posteriori de mesurer ce qu’il lui restait d’humanité.
La nuit est aussi, et peut-être surtout, une forme de confession dans laquelle l’adulte survivant écrit ces brefs moments où il a été tenté de sacrifier son père pour se concentrer sur sa propre survie, et le poids de la honte qu’il ressent d’emblée pour avoir eu ces pensées. Il y a aussi cette fracture religieuse que représente l’expérience des camps pour l’enfant auparavant « profondément croyant ». C’est, à nouveau, dès la première nuit de son arrivée à Birkenau qu’il sent la révolte grandir en lui contre ce « Maître de l’univers, l’Eternel Tout-Puissant et Terrible » dont le silence résonne si fort dans le cauchemar du camp. Sa description, en quelques paragraphes, de la prière et du jeûne de Roch-Hachanah, qui marque la fin de l’année juive et le « dernier jour de cette année maudite », est terriblement évocatrice de la force de la foi qui vit encore parmi les Juifs détenus, et de la force de sa protestation contre Dieu. Ce jour-là, des prisonniers au visage décomposé mais « capables soudain de vaincre le temps et l’espace, de les soumettre à leur volonté » assistent par milliers à la prière, mais cette fête qui était auparavant le jour dominant de sa vie n’est plus qu’une nouvelle confirmation pour Elie qu’il est dorénavant « seul, terriblement seul dans le monde, sans Dieu, sans hommes ».
Le contraste ne pourrait être plus fort avec sa vocation religieuse d’avant la déportation, qu’il évoque dans les premières pages. Celles-ci commencent presque comme une nouvelle, avec cette évocation de Moché-le-Bedeau, le « bon-à-tout-faire » de la synagogue hassidique de Sighet. Moché joue, dans ces pages, le double rôle de maître religieux, et de voix prémonitoire des désastres à arriver. Dans cette ville relativement préservée durant les premières années de la guerre, Moché fait en effet partie des Juifs étrangers expulsés fin 1941 par l’administration hongroise (qui, en alliance avec l’Allemagne, a déclaré quelques mois plus tôt la guerre à l’Union soviétique). Lorsqu’il revient à Sighet de nombreux mois plus tard, c’est un homme tout à fait changé que retrouve Elie. « Ses yeux ne reflétaient plus la joie… Il ne me parlait plus de Dieu ou de Kabbale, mais seulement de ce qu’il avait vu » : expulsé, remis aux mains de la Gestapo, il a fait partie des convois de Juifs massacrés dans le premier meurtre de masse par balles perpétré par les Einsatzgruppen, à proximité du village (ukrainien) de Kamenets-Podolski. Seulement blessé, il se sauve « par miracle » et, de retour à Sighet, tente d’ouvrir les yeux de la communauté juive sur le sort qui les attend.
Les gens refusaient non seulement de croire à ses histoires mais encore de les écouter.
– Il essaie de nous apitoyer sur son sort. Quelle imagination…
« Moi-même, je ne le croyais pas », écrit Elie plus tard, dans ces premières pages de La nuit retraçant la période précédant la déportation.

Mon édition de La nuit comporte la préface de François Mauriac de 1958, dans laquelle celui-ci évoque sa rencontre quelques années plus tôt avec Elie Wiesel, alors un « jeune Israélien qui l’interrogeait pour le compte d’un journal de Tel-Aviv ». C’est, semble-t-il, par hasard qu’ils en viennent à aborder ce qui, pour Mauriac, est le « temps de l’occupation », et que celui-ci apporte ensuite son soutien à la publication en français du récit de Wiesel (dans cette préface, qui porte sur les circonstances de leur rencontre et recommande le livre « à des lecteurs qui devraient être aussi nombreux que ceux du journal d’Anne Franck [sic] », Mauriac – homme profondément religieux – revient sur la perte de croyance en Dieu qui apparait si tôt dans le récit). Le livre ne comprend pas d’indication sur les origines du texte et de sa traduction (peut-être par Elie Wiesel lui-même ?), mais d’autres sources indiquent que celui-ci a d’abord été écrit en yiddish sous la forme d’un texte de plusieurs centaines de pages portant un titre qui fait aussi figure d’accusation, Un di velt hat geshvign (« Et le monde se taisait »), dont une version déjà plus courte a été publiée, en yiddish, au Brésil ( ?). Wiesel, qui connait déjà la France pour avoir étudié à la Sorbonne et y avoir travaillé comme journaliste pour un quotidien israélien, s’est alors heurté à de nombreux refus d’éditeurs, similaire à celui que rencontrent d’autres déportés en France et ailleurs, avant de voir son texte publié en français par les Editions de Minuit.
En 2006, après la parution aux Etats-Unis d’une nouvelle traduction anglaise réalisée par la femme d’Elie Wiesel et accompagnée d’une préface de l’auteur, les Editions de Minuit ont fait paraitre une nouvelle édition de La nuit, dans laquelle cette préface de Wiesel s’ajoute à celle de Mauriac (transformée en avant-propos). Un extrait en est disponible sur le site des Editions du Minuit, dans lequel Elie Wiesel revient sur ce qui l’a poussé à écrire ce qui deviendra La nuit, et sur sa réflexion autour du langage : « J’avais trop de choses à dire, mais pas les mots pour le dire. »

Lorsqu’il écrit cette préface, Elie Wiesel habite déjà depuis longtemps aux Etats-Unis, dont il a obtenu la nationalité en 1963. Il est aussi déjà depuis 1986 lauréat du prix Nobel de la Paix « pour son rôle de porteur à l’humanité d’un message de paix, d’expiation et de dignité ».
Deuxième billet dans le cadre des Lectures communes autour de l’Holocauste après ma présentation de l’écrivain hongrois Antal Szerb, La nuit est donc aussi ma première lecture de 2022 d’œuvres des prix Nobel d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans.
Je l’inscris également à l’initiative « 2022 en classiques » de Vivrelivre et Délivrer des livres.


Un livre que je voudrais lire un jour, si j’arrive à avoir le courage. Même si c’est horrible aussi, j’ai moins de mal à lire des récits sur la 1ère guerre mondiale (peut-être parce que c’est plus vieux ?) J’ai ajouté votre participation à notre challenge, merci de nous rejoindre et bienvenue !
Peut-être parce que c’est plus vieux, peut-être aussi parce qu’il n’y avait pas cette volonté ciblée d’annihiler?
Cette « Nuit » est certainement un récit terrible et qui va très loin dans la description de l’expérience de la déportation.
le texte qui sans doute avec celui de Primo Levi, m’a le plus touché, touché étant une faible façon de dire ce que j’ai ressenti
ce livre m’accompagne depuis toutes ces années et parfois je cherche à le transmettre à autrui, grâce à vous c’est chose faite aujourd’hui le souvenir ce perpétue
C’est vraiment un texte maheur, par le recul et l’émotion mélangés qu’il y a mis ainsi que par la manière dont il aborde ces questions essentielles de culpabilité, de survie, de remise en cause de ses croyances, et du poids psychologique de ses souvenirs.
Je suis en train de lire Etre sans destin, une démarche d’écriture très différente.
Je me doute que je dois le lire, mais, heu, pas pour l’instant.
Ce n’est pas une lecture feel good, c’est sûr.
Tu nous gratifies d’un magnifique billet. Il y a longtemps que je voulais également lire ce livre et me demande bien pourquoi je tarde tant en te lisant. Que dire ? J’ai l’impression qu’il y a tout dans ce livre ; la douleur de la perte, du sacrifice, la monstruosite des camps, la sourde oreille des gens qui ne peuvent/veulent pas comprendre ce qui s’est passé. L’an passé, en lisant « J’ai vécu si peu » de Eva Heyman, j’ai pris conscience de ce qui a suivi l’invasion de la Hongrie par les Allemands en 1944 et la rapidité avec laquelle les exterminations suivirent. Effrayant.
Je ferai justement une référence à Eva Heyman et à ta chronique dans mon prochain billet.
Cette mécanique d’extermination bien rodée est en effet effrayante; à vrai dire, je comprends les gens de la communauté juive qu’évoque Wiesel, ceux qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas comprendre ce qui se passait déjà (en 1942-43) et ce qui s’est passé après en 1944-45: que pouvaient-ils faire, où pouvaient-ils aller pour se protéger, qui devaient-ils abandonner derrière eux?
Je me souviens de cette lecture. J’avais lu avant Le testament d’un poète juif assassiné, un très beau texte. Cette » nuit « , l’arrivée, la descente du train, est un extrait d’anthologie. Il est souvent mis en regard de la même scène dans le récit de Primo Levi ( pour les styles d’ecriture très différents ).
Vous êtes deux à mentionner ce Testament d’un poète juif assassiné, que je note pour le lire un jour. J’ai aussi lu L’Aube et Le Jour, qui étaient dans le même volume que La nuit mais que je n’ai pas voulu ajouter à cette chronique déjà longue. J’ai commencé Etre et destin, la différence d’approche et de style est frappante – il faudra que je relise Primo Levi mais pas tout de suite.
J’ai lu et beaucoup aimé « Le testament d’un poète juif assassiné », mais cela remonte.. il faudrait que je relise Wiesel, oui, mais plus tard. Je viens d’entamer mes lectures pour mars, et me suis replongée dans l’Holocauste avec deux titres notés chez toi : Médaillons et Sonnenschein (que je suis en train de lire). Je vais ensuite essayer de passer à une autre thématique, avant que la dépression me guette… d’autant plus qu’avant ça, dans le cadre des lectures pour février et le mois latino, je suis aussi partie du côté de la colonisation.. désespérant.
J’ai bien noté Le testament d’un poète juif assassiné grâce à toi et à Marilyne; c’est très « intéressant » de lire ces livres d’affilée – différences d’expériences, de style, et aussi de parcours avant et après les camps – mais c’est vrai que je commence moi aussi à penser aux livres que je vais lire après cette séquence guerre-stalinisme-déportations-Holocauste.
J’avais prévu de lire Médaillons cette semaine, mais mon exemplaire n’est pas encore arrivé donc je vais (sauf changement d’avis de dernière minute) le lire pour mars. As-tu déjà prévu une date? Je pourrais me joindre à toi.
Sonnenschein, grand souvenir de lecture. Je vois que ses livres continuent d’être traduits (récemment en anglais) et je me demande bien pourquoi pas en français aussi.
Pour Médaillons, je pensais publier mon billet tout début mars (le 2 ou le 3), mais je peux reporter pour que l’on fasse une LC, avec plaisir !
Est-ce qu’on peut publier le 4 ou le 5? Cela me permettrait de publier mon billet « spécial nouvelles publications » au tout début mars avant de me lancer tête la première dans ce mois de l’Est!
Le 5 dans ce cas, cela me laisse aussi de la marge pour publier le récap du Mois latino, comme ça 🙂 !
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