Natalka Vorojbyt – Mauvaises routes

Ma dernière chronique, il y a deux mois, portait sur un livre de reportage dont le titre faisait référence aux « ours dansants » de Bulgarie, avant et après l’entrée du pays dans l’Union européenne – c’était le sujet de la première partie du livre. Depuis, c’est surtout le troisième chapitre de la deuxième partie qui m’est resté à l’esprit. Le journaliste Witold Szabłowski s’y intéresse aux gens qui, physiquement, viv(ai)ent de part et d’autre de la frontière entre l’Ukraine et la Pologne et, économiquement, viv(ai)ent de l’existence de cette frontière entre le marché unique européen et l’Ukraine. Ainsi, Marek fait passer « pas tout à fait légalement » des voitures en Ukraine ; Valentina et Yevheniia font le chemin inverse, l’une pour vendre des paquets de cigarettes et de la vodka ukrainienne, l’autre pour faire des ménages chez les Polonais ; tandis que le pope, Oleg, un fidèle du patriarche de Moscou, maudit l’Union européenne car « tout le mal (…) vient de l’Ouest ».

– Nous n’intégrerons jamais l’Union, dit Aleksander, le chauffeur, en approchant de la barrière avec une fourgonnette bourrée de passagers.

Tous reviennent de travaux saisonniers en Pologne : cueillette de fraises, puis de framboises, de tomates, et dernièrement de pommes et de prunes.

(…) Premièrement et surtout : Poutine ne nous lâchera jamais. Pour lui, l’Ukraine, c’est une partie de la Russie, point final. Il n’acceptera jamais de nous céder à l’Occident, dit le chauffeur – et les travailleurs saisonniers approuvent.

« Nous ne savons pas encore que, peu de temps après, Vladimir Poutine annexera la presqu’île de Crimée », écrit le journaliste dans ce livre publié en 2018 (en français en 2021).


Mauvaises routes, qui vient de paraitre aux Editions L’Espace d’un instant, est à peu près contemporain des Ours dansants : cette pièce de Natalka Vorojbyt date de 2016.  

Dans notre pays, depuis l’annexion de la Crimée, il reste bien peu de mer. Celle d’Azov est une mer humble pour les pauvres. Il y avait un sanatorium. Maintenant, c’est une base pour les volontaires. Les plages désertes. Les pins le long de la côte. Il n’y a rien de plus beau que les pins.

Dans Mauvaises routes, l’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass, sont déjà la réalité, et sont le point de départ et l’arrière-plan des six fragments qui composent le texte.

Une journaliste raconte, sous un angle particulier, les journées passées sur les routes et dans les bases militaires du Donbass, en compagnie de l’officier Serhiy ; autre part, dans une sorte de mini road trip en plein hiver, une femme médecin, un militaire et un corps sans tête se retrouvent en panne sur une route désertée et plein de nids de poule ; des adolescentes revenues dans une ville bombardée attendent leurs nouveaux amis, des « patriotes ukrainiens » qui ne font pas l’unanimité dans le coin ; une jeune femme se retrouve, elle, avec un soldat russe cruel et perturbé. Une poule est écrasée, une perdrix manque de l’être.

Dans ces espaces que l’autrice ne se soucie pas de définir trop précisément, la guerre physique est à la fois omniprésente et un peu un retrait. Que ce soit dans les didascalies ou dans les répliques, les blockposts, les bâtiments détruits par les bombardements, les bruits d’explosion, voire aussi les explosions, sont là. Mais ces six segments s’intéressent d’abord aux gens qui vivent avec tout ça : ce sont donc six scènes de cette zone grise où guerre et vie civile sont forcées de cohabiter, qui s’enchainent dans ce texte. Entre ces scènes parfois surréelles qui font le nouveau matériau de la vie, chacun est marqué psychologiquement par le poids d’une violence parfois aveugle, et parfois bien trop individualisée.  

Que l’on n’aille pas croire, cependant, que Mauvaises routes est un texte tragique de bout en bout. Tout au contraire. L’autrice, Natalka Vorojbyt, présentant la pièce en introduction à la lecture qui en a été donnée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe le 21 mars, encourageait son public à ne pas se laisser enserrer par la solennité de l’occasion (un programme en soutien à l’Ukraine) mais à se laisser guider par l’absurdité, occasionnellement comique, de sa pièce. Le monologue d’ouverture, celui de la journaliste supposée écrire sur l’aéroport de Donetsk, donne d’emblée un ton anti-dramatique, avec sa succession de phrases courtes et factuelles décrivant d’une part son obsession pour ce personnage totalement dénué de romantisme qu’est l’officier Serhiy, et se faisant d’autre part le véhicule d’une bonne dose d’ironie envers l’image de l’homme militaire et du patriotisme dans une société qui doit vivre avec la guerre.

Nous nous enfonçons et nous nous approchons de plus en plus du Donbass. Nous passons devant les malheureuses maisonnettes mal en point, les routes défoncées et je me dis : « Que de misère. » Et tu dis : « Que de misère. » Nous continuons. Nous dépassons une pinède. Je me dis qu’il n’y a rien de plus merveilleux qu’une forêt de pins. Tu dis : « Il n’y a rien de plus merveilleux qu’une forêt de pins. » Nous continuons notre chemin.

Les cinq fragments suivants n’ont en apparence pas de continuité entre eux hormis celle fournie par leur contexte. A les lire plus attentivement, on se rend compte cependant qu’ils sont traversés par des échos de personnages, de lieux et d’événements. La femme médecin apparait en arrière-plan d’un segment avant de jouer un rôle central dans l’autre ; d’une phrase prononcée par hasard par un homme un peu éméché, on apprend que l’adolescente d’un autre fragment a perdu sa mère et a vécu des mois cachée dans une cave sous les bombardements. Et puis il y a cette poule tuée par accident, qui fait le lien avec la période d’avant la guerre, sur laquelle se termine le texte.

Natalka Vorojbyt a aussi porté Mauvaises routes à l’écran: le film est sorti en 2020

Ce n’est pas la première fois que je lis une pièce de théâtre publiée par les Editions L’Espace d’un instant, mais c’est bien la première fois que j’en voyais une sur scène : hormis les pupitres sur lesquels chaque interprète avait son texte, il n’y avait pas de mise en scène puisque le programme avait été monté assez rapidement. Ça n’a pas empêché la lecture d’être très efficace et j’avais encore à l’oreille, en lisant le texte, les inflexions et le ton moqueur de l’interprète de la journaliste du premier fragment.


Ce programme du 21 mars, assez long, s’est terminé avec une performance des Dakh Daughters. En n’importe quelle autre circonstance, la mise en scène, les costumes et maquillages, la gestuelle, l’étiquette cabaret-punk m’auraient fait sourire (malgré les sonorités des voix et des instruments et l’inventivité des choix musicaux). Ce soir-là, pas du tout, tant tout chez elles respirait leur horreur vissée au corps et à l’esprit face à la brutalité de cette nouvelle guerre et à la destruction de tant de certitudes. En appui de la performance, un défilé d’images brutales illustrait la réalité du conflit (et c’était avant les nouvelles couches d’atrocités révélées début avril) – on était loin des rires du début du programme.

Natalka Vorojbyt – Mauvaises routes (Плохие дороги, 2016). Traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn. Editions L’Espace d’un instant, 2022.

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