Jerzy Andrzejewski – Les portes du paradis

Les portes du paradis, ce sont deux phrases, et deux paragraphes. La première phrase court de la première à la dernière (158e) page et raconte un moment d’une croisade médiévale. La deuxième phrase consiste en six mots dont le poids narratif et l’importance pour le message général du livre vont bien au-delà de leur apparente simplicité. 

Et ils marchèrent toute la nuit.

Le roman se déroule « dans les forêts profondes du Vendômois » : un cortège d’un millier d’enfants a pris la route à l’appel de « Jacques de Cloyes » lorsque celui-ci s’est adressé à eux pour leur enjoindre de partir pour Jérusalem et d’y arracher aux « Turcs infidèles » la « Terre Sainte et le tombeau solitaire de Jésus ». Parmi ce millier d’enfants tout juste partis et déjà épuisés, Blanche, Maud, Robert et Alexis – encore adolescents – sont parmi les premiers. C’est à eux qu’Andrzejewski s’intéresse dans ce roman, qui dure juste le temps des confessions qu’ils font à l’homme qui a pris sur lui de les accompagner.

… les nuits donc, remplies du bruit monotone de quelques milliers de pas, du sein des ténèbres venaient à sa rencontre les lamentations hululantes des hiboux tandis que les croix noires, les bannières et les dais flottaient muets dans l’obscurité, le troisième jour de la confession générale tirait justement à sa fin …

Par la rumeur incessante des personnages et l’agitation des pensées et des actes qui se dégage de ce roman, Les portes du paradis m’a rappelé le roman d’une autre forme de croisade, bien plus tardive, celle de Katarina, le paon et le jésuite, de l’écrivain slovène Drago Jančar, plutôt que celle, presque contemporaine, de cet autre roman de qu’est Le pèlerinage, de l’écrivain estonien Tiit Aleksejev. Pourtant, Les portes du paradis partage avec Le pèlerinage le fait d’être situé dans les contrées françaises, et illustre aussi à sa manière l’écart qui existe toujours entre l’idéal religieux (théoriquement pur) et les fêlures des humains qui prennent sur eux de réaliser cet idéal. Dans Le pèlerinage, cet écart prend du temps à s’affirmer, car le personnage principal est longtemps obsédé par la pureté de ce qu’il croit être la motivation des croisés – libérer Jérusalem. 

Dans le roman d’Andrzejewski, il n’y a pas de personnage principal et, comme on s’en aperçoit assez rapidement, il n’y a pas d’idéaux non plus. Seul le confesseur, ce « grand vieillard lourd, revêtu de la robe brune des frères mineurs », pense vraiment à Jérusalem, à « ses murs sacrés et ses tours », aux « portes du Paradis » qu’ils symbolisent. Mais sa sollicitude pour les enfants est empreinte de l’horreur du rêve qu’il a fait et qu’il relate dès les premières pages : il y a vu des enfants, seuls dans le désert, les deux seuls survivants de cette croisade. Dans son rêve, l’un d’entre eux vient de s’effondrer dans le sable, incitant l’autre à continuer son chemin. Dans le visage de l’enfant qui tâtonne, le prêtre a reconnu non seulement un enfant aveugle, mais aussi les traits de Jacques de Cloyes, celui qui a lancé l’appel à la croisade et qui, dans le roman, sera le dernier à faire sa confession.

Avec cette unique, longue phrase qui constitue le roman, Andrzejewski plonge ses lecteurs immédiatement dans ce moment, se mouvant très fluidement d’un personnage à un autre et, pour chaque personnage, évoluant tout aussi fluidement entre ce qu’il ou elle dit et ce qu’il ou elle pense mais ne veut pas dire au confesseur. Souvenirs, bribes de dialogues, pensées plus anciennes, récits-dans-le-récit s’enchaînent comme poussés par un courant très fort, et révèlent au fil des pages tout ce qu’il y a de désir, de manipulation, de force, de séduction et d’amour charnel parmi les vraies motivations de ces pèlerins.

Par son écriture, le roman demande une attention un peu soutenue pour suivre le passage d’une personne à un autre, des pensées de l’un à celles de l’autre. L’effort en vaut la peine car, techniquement, c’est vraiment intéressant de voir la subtilité du texte et les choix assez osés que fait Andrzejewski (et son traducteur).

Voici par exemple un extrait de la confession-récit que pense et dit Alexis au confesseur

… les os humides de sang encore frais n’ont pas eu le temps de sécher et des mouches noires s’agglutinaient autour d’eux quand, pardonnez-moi, mon père – dit-il – ce trop long silence, mais au moment où ma confession commençait à tirer à sa fin et que je n’ai plus eu que quelques phrases à y ajouter j’ai pensé qu’il serait bon peut-être qu’au terme de ma confession je revienne encore en arrière, afin d’être bien assuré en conscience de ne rien vous avoir celé et de vous avoir relaté les événements tels qu’ils s’étaient produits, je n’ai pas trouvé mon seigneur et mon maître dans la hutte du petit pâtre, il s’était égaré dans les bois et je ne l’ai retrouvé qu’au petit matin, ne pouvant retrouver la route de Chartres nous descendions sur Blois quand au gué de la Loire ce malheur irréparable est arrivé, le drap rude de la robe de bure, transi dans toute son épaisseur d’eau et d’humidité enveloppait le corps du vieil homme d’un froid pénétrant, en enfonçant profondément dans la terre molle ses pieds enflés il pensait : moi qui suis vieux et n’ai plus qu’un seul désir…

Tout en enfonçant laborieusement ses pieds fatigués dans la terre humide et détrempée, tout en voyant une nouvelle journée tendre à sa fin, le confesseur se voit obligé de reconnaitre que ce mouvement qu’il accompagne est en fait l’expression d’une folie collective et dangereuse née de sentiments qui n’ont absolument rien de religieux. En refusant de faire sur Jacques, le meneur adulé, le signe de croix qui aurait signalé qu’il a reçu l’absolution, il tente de mettre fin au périple de la « plaine moutonnante et mouvante, avec le grand cri des chants choraux derrière lui », devenue une « meute muette et immobile, immense ». C’est en vain, et au péril de sa vie, qu’il les appelle à rentrer chez eux avant qu’il ne soit trop tard car, comme l’indiquent les quelques mots qui composent la seconde phrase : 

Et ils marchèrent toute la nuit.

Jerzy Andrzejewski, Les portes du paradis (Bramy raju). Traduit du polonais par Georges Lisowski. Gallimard, 1961.


Quatre ajouts plus ou moins intéressants :

1

Toujours de Jerzy Andrzejewski, et toujours publié chez Gallimard dans une traduction de Georges Lisowski, on peut lire Cendres et diamant, qui fait (dans une version portée au cinéma) une toute petite apparition dans le Moon Palace de Paul Auster et qui sera très probablement ma lecture suivante chez Andrzejewski (on trouve une poignée d’autres titres chez Gallimard et Balland).

Et, pour continuer la découverte de la littérature polonaise de l’après-guerre par le biais des traductions de Georges Lisowski : ma chronique du roman de Zofia Romanowicz, Le passage de la mer Rouge.

2

Dans son original polonais, Les portes du paradis a été terminé en septembre 1959, et cette édition française chez Gallimard (la seule à ma connaissance) indique utilement qu’elle a été « achevé d’imprimer sur les presses de l’Imprimerie Moderne, 177, avenue Pierre-Brossolette, à Montrouge (Seine), le cinq avril mil neuf cent soixante et un. Au départ, je n’ai pas fait très attention à cette indication puis, intriguée par la précision de ces quelques mots imprimés en majuscule, je me suis demandé ce qu’il était advenu de cette maison d’imprimerie « moderne ». J’ai trouvé dans les archives du Monde un petit article de début janvier 1987 décrivant comment, fin décembre de l’année précédente, des militants « du Livre-CGT » avaient occupé les locaux de cette entreprise, « ex-Georges-Lang », et qui imprimait à l’époque de nombreux périodes, « des titres comme Jours de France, Détective et Points de vue-Images du monde ». L’entreprise a-t-elle été liquidée, comme l’annonçait l’article ? Le 177, avenue Pierre-Brossolette existe encore, mais je crois bien qu’on n’y trouve plus d’imprimerie.

3

Mon exemplaire français, emprunté à la bibliothèque municipale Szabó Ervin de Budapest, comporte un tampon indiquant qu’il était déjà entré dans le fond de la bibliothèque en 1963. Ce n’est pas la première fois que je m’interroge sur les politiques d’acquisition de cette époque, qui font que soixante ans plus tard je peux accéder, en Hongrie, à cette traduction française d’un roman polonais. En faisant une petite recherche, je me suis rendu compte que mon autre bibliothèque budapestoise préférée, la Bibliothèque des langues étrangères, possède, elle, un exemplaire de l’édition anglaise du livre, qui date de 1962. Quant à la Hongrie il faut attendre jusqu’en 1971 pour avoir une traduction en hongrois, publiée dans un petit recueil de romans courts d’Andrzejewski.

4

Le film a été porté à l’écran en 1968 par le même directeur polonais Andrzej Wajda que pour Cendres et diamant, principalement avec des acteurs anglais et américains, et principalement filmé dans les célèbres studios Košutnjak (Avala Film) à Belgrade – j’avais trouvé cet article en anglais (mais le lien ne fonctionne plus) assez sarcastique qui le présente comme « une sorte de road trip du XIIIe siècle » et inclut une affiche française et une promotion en anglais (« L’événement de l’année ! » « Révélation choquante sur les coulisses de la croisade des enfants »).

Comme j’aimerais savoir combien de spectateurs se sont précipités au cinéma après avoir lu cette phrase !

Publicité

7 commentaires on “Jerzy Andrzejewski – Les portes du paradis”

  1. keisha41 dit :

    J’ai cherché, rien en bibli. Dommage, un roman avec une belle longue phrase, ça m’attire. Un autre titre conseillé?

  2. nathalie dit :

    C’est typiquement le genre de roman qui fait peur (2 phrases !) et vers lequel je me précipite, d’autant que j’ai vaguement le souvenir d’avoir vu et entendu des documentaires sur cette croisade des enfants.
    Et effectivement l’histoire du livre en Hongrie (et sans doute dans les anciens territoires de l’URSS) semble bien intéressante, entre les achats, les traductions, les éditions, le rôle clé tenu par certaines institutions…

    • J’avais fait référence à ce livre dans un commentaire laissé chez toi il y a plusieurs semaines, mais impossible de me rappeler à propos de quel billet. J’espère que tu pourras trouver ce livre plus facilement que Keisha.
      On pourrait aussi dire que l’histoire du livre en France tout simplement est intéressante. Gallimard a vraiment publié pas mal de titres (completèment oubliés aujourd’hui) de l’espace communiste d’alors (URSS ou non). Je me souviens avoir été surprise, par exemple, des titres que j’avais trouvés chez eux en provenance du Tadjikistan et du Kazakhstan, quand je préparais mon billet sur les littératures de l’ex-URSS (https://passagealest.wordpress.com/2021/12/22/apres-lurss-retour-en-livres-sur-15-30-annees-dindependances-2/). Comment circulaient ces informations sur les parutions et les manuscrits/tapuscrits eux-mêmes, comment ça fonctionnait en terme de droits d’auteurs (je doute que ce paramètre ait été très important), comment promouvait-on ces publications, qui les lisait…! Et, dans le « bloc de l’Est », je rajouterais à ta liste de facteurs celui lié à l’évolution politique et politico-culturelle interne de ces pays.
      Oui, c’est un sujet fascinant. Un bon point de départ: l’Histoire de la traduction littéraire en Eu-
      rope médiane, parue en 2019: http://www.translitterature.fr/media/article_982.pdf

  3. […] début octobre avec, justement, une chronique de Les pérégrins et qui m’a ensuite emmenée ici, puis là, et enfin là. Je continue également ma contribution à l’initiative « Voisins […]


Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s