Weronika Gogola – Par petits bouts
Publié : 30/10/2022 Classé dans : 2010s, Femmes écrivains, Pologne, Service Presse 11 Commentaires
Par petits bouts est le cinquième roman de Belleville Editions (et premier roman de Tropismes Editions) que je lis : cinq romans très récents, pour cinq univers très différents. J’avais commencé avec L’empire de Nistor Polobok, ce petit roman de Iulian Ciocan sur la Moldavie post-soviétique, que j’avais décrit comme « une fable apocalyptique à l’humour grinçant ». J’avais continué avec Blue Moon, de Damir Karakaš, « portrait à la première personne d’un jeune lambda de Zagreb, à la fin des années 1980 ». Puis était arrivé Et on entendait les grillons, de Corina Sabău, « récit d’un drame personnel, dont la traductrice Florica Courriol contextualise également très utilement la dimension sociale dans son introduction », ce roman stylistiquement complexe étant celui d’une femme dans la Roumanie de Ceausescu. Le suivant, que je n’ai pas encore chroniqué, était celui d’un homme dans la Serbie d’aujourd’hui, le héros de Errance de Filip Grbic étant « un personnage égaré dans un monde où il ne trouve pas sa place ».
Et voici donc Par petits bouts, roman du quotidien, d’une enfant qui grandit et dans lequel il se passe à la fois beaucoup de choses et pas grand-chose. A vrai dire, j’hésite même à utiliser le mot « roman » tant le livre épouse, de manière visiblement autobiographique, le point de vue de cette enfant sur une vie qui n’a pas nécessairement besoin de l’intervention d’une autrice pour suivre son cours.
Weronika – Nika pour sa famille – est la narratrice et cette vie qu’elle décrit par petits bouts est principalement celle de la jeune enfance : les jeux, les voisins, les amies, la famille, le village, la petite sœur, les friandises, la découverte du corps et des mots. Petit à petit vient l’adolescence et c’est un peu la même chose – les personnes restent majoritairement les mêmes, le cadre aussi, mais les questions, les observations et les priorités changent un peu.
En surface, c’est très « banal » et assez familier, sauf pour ceux et celles qui ont complètement oublié leur enfance. C’est aussi finement observé, et les menus événements et la sensibilité de l’enfance sont retranscrits avec le vocabulaire et la capacité d’expression de l’adulte, mais sans être écrasés par eux. Ainsi de ce passage du troisième chapitre évoquant l’odeur et le grincement des vestes en cuir patiné des hommes à l’église, ou de cet autre, au sixième chapitre, qui inscrit le présent dans la continuité des légendes et des histoires du passé.
Le cuir sent la vodka, le tabac et, évidemment, l’étable.
Par petits bouts, c’est aussi l’histoire d’une famille ancrée dans une région : le roman se passe presque exclusivement dans une campagne entre Tarnów et Nowy Sącz, une campagne où l’on prend les pieds ou le vélo pour aller à l’épicerie voisine, le bus pour aller travailler dans l’une des villes proches, ou la voiture du tonton pour la sortie messe-glaces du dimanche. Kraków, à une centaine de kilomètres, est suffisamment hors de l’orbite familiale pour n’apparaitre qu’en cas de grosse urgence médicale,

Hormis les noms de localités, l’ancrage géographique est également fort pour tout ce qui concerne les références culturelles, y compris gastronomiques. L’éditrice et la traductrice relèvent bien le défi que représentent tous ces mots nouveaux, en faisant le choix (nécessaire) de garder les mots les plus révélateurs des spécificités culturelles en polonais dans le texte et en les ponctuant de courtes notes de bas de page : c’est, par exemple, lorsqu’elle est dans le chłopiniec à l’église que la narratrice se familiarise le plus avec l’odeur des vestes en cuir et qu’elle y voit les peignes, « le plus souvent de couleur orange », que les hommes ont souvent dans leur poche arrière et qui lui rappellent les petits wlodnik de la mythologie slave.
Entre les glaces (Apacz, Bambino ou Panda), le gâteau karpatka et les bonbons Irysy, les émissions télévisées et les groupes musicaux locaux, Weronika grandit dans un univers culturellement très polonais mais qui partage des références qui ont traversé les frontières : on regarde Sesame Street, on collectionne des cartes avec La belle et le clochard et Le Roi Lion, on se compare avec la princesse Diana ou avec Sting. C’est l’époque de la guerre des Balkans, ce qui n’a aucune incidence sur la vie de Nika mais en a une sur la vie de sa tante Melka, qui « était à la retraite et ne savait pas quoi faire de sa peau », et avait donc décidé de prier pour tous les enfants des Balkans.
Et à Tuchów, juste avant d’aller se confesser, elle avait perdu l’esprit.
Comme j’ai pris l’habitude de parler des romans cités dans les livres sur l’enfance (une habitude prise à cause des Gars de la rue Paul), je continue ici : dans la famille de Nika, et surtout dans la génération de ses parents et grands-parents, on lit Le dernier des Mohicans, on a lu « tous les volumes des Aventures du brave soldat Švejk pendant la Grande Guerre », on profite d’être alité pour terminer A la recherche du temps perdu, et – c’est le seul titre que Nika évoque pour elle-même – on s’imagine « croquant dans une des dernières pommes transparentes blanches au goût de papier » tout en lisant Winnetou et en attendant une lettre qui ne peut pas arriver.
Si Par petits bouts est marqué par une certaine insouciance, c’est tout de même un livre sur la vie, et donc aussi sur la mort. Celle-ci est présente dès ce chant d’adieu au « joyeux monde » et au « cher temps écoulé » qui ouvre le livre et dont la structure en douze strophes est reprise tout au long du livre, jusqu’au silence de la douzième et dernière heure. A la fin du roman, Nika, devenue grande et installée à Kraków, reçoit un coup de fil qui lui annonce la mort de son père.
Un silence. Une phrase bête. Composée de trois mots. Pas envahissante.
C’est la fin du roman, mais c’en est peut-être aussi le début – le début de cette réflexion sur l’enfance, sur la famille, sur les petits riens qui font la texture de la vie, qui finit par déboucher sur l’écriture de ce roman polonais paru en 2017 et lauréat l’année suivante du prix Conrad mettant à l’honneur les nouvelles voix de la scène littéraire polonaise.
Weronika Gogola, Par petits bouts (Po trochu, 2017). Traduit du polonais par Monika Grimaldi. Tropismes Editions, 2022.
Avec ce titre, je contribue à l’initiative « Voisins voisines », qui vise à faire découvrir la littérature européenne contemporaine.
Pourquoi pas, si je le croise en librairie. Ça devrait me plaire.
Pourquoi pas en effet?
Je n’ai toujours pas pioché dans le catalogue des éditions Tropisme ( Si j’avais croisé celui-ci, j’aurai regardé, j’adore la couverture et j’aurai voulu savoir ce que signifiait le titre ). D’après ce que tu écris, il n’est pas étonnant que La Recherche de Proust apparaisse.
La couverture est sympa, n’est-ce pas? Même en cette année de commémoration, je n’ai toujours pas lu La Recherche, mais à force de lire des auteurs d’autres pays qui, eux, l’ont lu, je vais quand même finir par m’en imbiber.
La couverture est reprise de la version polonaise😊
Les auteurs de cette couverture sont des Ukrainiens de Lviv
https://www.facebook.com/agrafkastudio
Merci de votre passage et de cette précision concernant Agrafka studio. Je ne savais pas qu’ils sont de Lviv.
C’est l’occasion de préciser que Weronika Gogola a suivi un cursus centré sur l’Ukraine et qu’elle traduit de l’ukrainien ainsi que du slovaque?
Mon commentaire n’a rien à voir avec ton billet, que j’ai néanmoins lu avec beaucoup d’intérêt, juste pour t’informer que je ne serai finalement pas au rendez-vous du 1er décembre : j’ai commencé Les cercueils de zinc, mais j’ai du mal à accrocher à la forme, et n’ai par ailleurs pas vraiment envie de lire en ce moment ce genre de texte. J’avoue ne pas avoir trop insisté, je le reprendrai peut-être plus tard…
Merci de m’avoir prévenue. Pour ma part, je viens de terminer La fin de l’homme rouge. J’ai eu un peu de mal au début avec les conversations qui partaient un peu dans tous les sens, et puis Alexievitch est passée à des récits plus longs, passionants, mais durs.
La fin de l’homme rouge a été un immense coup de cœur, c’est à ce jour mon préféré de l’auteure, je lirai ton avis avec grand intérêt.
[…] octobre avec, justement, une chronique de Les pérégrins et qui m’a ensuite emmenée ici, puis là, et enfin là. Je continue également ma contribution à l’initiative « Voisins voisines », […]
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