Maryla Szymiczkowa – Madame Mohr a disparu
Publié : 10/11/2022 Classé dans : 2010s, Pologne, Roman historique | Tags: Szymiczkowa 17 CommentairesUne chose était évidente à ses yeux : en aucun cas Ignacy ne devait deviner que sa femme, au lieu de se consacrer aux occupations propres à son sexe, à sa position et aux règles d’un mariage honnête, folâtrait dans des bâtiments d’utilité publique à la recherche d’un étrangleur-assassin.
J’étais en vacances dans le sud de la Hongrie quand j’ai lu ce livre pour la première fois. C’était vers la mi-février, il faisait beau mais froid et, après une journée passée dehors, c’était assez agréable de passer la soirée avec un livre ou trois, au son du ronronnement soporifique, entrecoupé d’éternuements occasionnels, du vieux convecteur au gaz qui s’efforçait tant bien que mal de dissiper la fraîcheur ambiante. Madame Mohr a disparu, ce sympathique roman polonais, était vraiment une lecture appropriée pour ces soirées tranquilles, les dernières, d’ailleurs, avant le 24 février.



La traduction anglaise était déjà sur mes étagères, acquise par curiosité et sur la base de la confiance presque aveugle que j’ai envers le travail de la traductrice Antonia Lloyd-Jones, et après l’avoir écoutée dans un très réjouissant entretien avec les auteurs du livre au festival Noirwich (repéré grâce à MarinaSofia, merci à elle !). C’est donc cette traduction anglaise (Mrs Mohr goes missing) que j’ai d’abord lue mais, pour cette chronique, j’ai relu le livre dans la traduction française, publiée fin août par Agullo qui m’en ont gentiment fait parvenir un exemplaire.
A propos d’un précédent Agullo, justement, j’avais déjà écrit qu’en tant que lectrice je me situe « dans la catégorie « Agatha Christie », c’est-à-dire quelque part entre novice et débutant sur l’échelle de la violence et du glauque » (cela ne m’avait pas empêché d’apprécier ledit Agullo, qui se situe pourtant à l’autre extrémité de l’échelle). Madame Mohr a disparu se situe en tout cas dans cette même catégorie « Agatha Christie », ou dans ce qu’on peut appeler aujourd’hui le cozy crime. J’imagine cependant que les deux victimes du roman auraient beaucoup à redire au mot « cozy », la première ayant vu sa vieillesse tranquille abrégée par l’absorption d’un poison et la seconde ayant été retrouvée prématurément morte dans son lit quelques jours plus tard.
Qui a tué Madame Mohr, et qui a tué Madame Krzywda, ces deux pensionnaires de la Maison Helcel, établissement pour vieillards et convalescents ? L’une est morte au cours d’un accès de somnambulisme, ont dit les uns, et l’autre a été étranglée par le concierge, ont dit les mêmes. Zofia Turbotyńska, héroïne du roman, n’est d’accord ni avec l’une ni avec l’autre de ces deux conclusions, et la petite enquête qu’elle mène pour prouver qu’elle a raison est l’un des plaisirs du roman mais pas, pour moi (et, je pense, pour nombre d’autres lecteurs et lectrices), le principal. Le principal est Madame Turbotyńska elle-même, et le regard – tout à fait sincère en ce qui concerne notre héroïne, amusé pour ses créateurs – que ces derniers lui font porter sur le monde qui l’entoure, celui de Cracovie à la fin du XIXe siècle.
Le roman a beau se dérouler durant « le long et lugubre automne d’Europe centrale » – « période de pluies prolongées, de boue omniprésente, et de courants d’airs mortels » –, Madame Turbotyńska se promène suffisamment en ville pour qu’on puisse s’amuser à reconnaitre la ville avec ses places de marché, son théâtre, ses églises, ses rues, tous ces lieux qui se situent « à l’intérieur du parc Planty qui ceinturait la ville » et dont « en tant qu’infatigable fureteuse elle avait une connaissance solide » (curieusement pour un livre si défini par son cadre cracovien, le château n’y apparait quasiment pas, et pas du tout les quartiers ouvriers ou juifs auxquels on pense aussi aujourd’hui). Il y a bien quelques personnages issus d’un milieu plus humble, notamment parmi les domestiques, et il y aussi une couche de baronnes et comtesses avec laquelle notre héroïne aimerait bien frayer, mais la Cracovie de Madame Turbotyńska est vraiment une ville bourgeoise.
Et, derrière les potins, les rivalités sournoises, les œuvres de bienfaisance et les événements mondains tels que le « sublime événement national » qu’est l’enterrement du peintre Matejko (dont la vraie œuvre et la vraie vie accompagnent un peu le roman), ça devait être une ville d’un ennui fou, notamment pour les femmes de cette bourgeoisie ! Zofia prend tout cela très au sérieux : ne mène-t-elle pas une « lutte de tous les jours pour se muer en une Cracovienne authentique, à qui personne n’oserait reprocher son extraction provinciale » ? Mais les auteurs s’en amusent beaucoup plus et j’ai apprécié l’insertion, lors de la visite de Zofia à Bochnia (une de ses rares expéditions en dehors de Cracovie), du dialogue avec une habitante de la ville, qui vante les « richesses » de cette « ville ravissante », avec sa gare, sa statue dessinée par Matejko, ses écoles flambant neuves, son club sportif et même son inauguration du conseil cantonal avec messe et banquet. Bochnia et Cracovie ne se situent pas sur le même barreau de l’échelle de grandeur urbaine, mais finalement ce sont bien les mêmes choses qui occupent les esprits de leurs habitants.
– Matejko ? Vous m’en direz tant…
Zofia hocha la tête, se disant en elle-même que le Maître lui aussi parfois ratait son projet.
Zofia Turbotyńska est un personnage assez intrigant, pleinement engagé dans cette bataille des égos – pour elle-même et pour son mari (« Mon mari a été nommé (là, elle prononça toutes les syllabes encore plus lentement et plus clairement que d’habitude) pro-fes-seur de l’université Jagellon ») –, parfois un peu trop portée sur la lecture de romans détectives ou sur l’écriture de poèmes médiocres, et en même temps très pragmatique et no-nonsense. Ses échanges avec les sœurs qui régissent la Maison Helcel, et notamment avec son acolyte récalcitrante, sœur Alojza, sont souvent savoureux.
– Mais c’est sa chambre, là où se trouvent ses affaires, sa propriété…
– En cet instant (Zofia jeta un regard condescendant à sœur Alojza), après trois jours entiers, il s’agit plutôt d’un héritage.
C’est justement ce léger décalage entre une Mme T. qui aspire réellement à se conformer aux principes et aspirations de la vie bourgeoise et à se faire une place dans l’écosystème cracovien, et une Mme T. qui s’ennuie et cherche un exutoire pour son intelligence pratique, qui permet l’émergence de cette femme-détective d’un genre assez unique.

En même temps, Madame Turbotyńska ne serait pas Madame Turbotyńska sans Monsieur Turbotyński, Ignacy, cet anatomiste et professeur d’université dénué d’ambition sociale. Il a beau être une présence très silencieuse dans le roman (à travers les yeux de Zofia, il semble surtout s’intéresser au contenu des repas et à la collecte de faits divers grâce à sa lecture quotidienne du journal), il apporte un autre point de vue, mi-amusant et mi-amusé sur sa femme, comme lorsqu’il l’imagine devant l’étagère de ses livres préférés, hésitant entre « l’édition allemande des Histoires de Poe (…) ou peut-être l’un des ouvrages de Gaboriau » : « Un récit en tout cas sur le crime et le châtiment, mais pas de Dostoïevski » (je découvre au passage qu’Emile Gaboriau était un écrivain français considéré comme le père du roman policier).
Théoriquement, il pouvait faire mine de s’endormir à table, mais tout de même, il restait encore deux ans jusqu’à ses cinquante ans et il estimait que ce genre de procédé n’était pas digne de lui, en ferait un vieux barbon obligé par conséquent de remplacer sa veste par une redingote, les favoris par d’épaisses moustaches, de piquer des sommes au coin du poêle, se réveiller de temps en autre pour déclamer quelques sentences sur l’ancienne noblesse et se rendormir aussitôt.
L’évolution de l’intrigue, l’enquête de Zofia Turbotyńska, l’explication des démarches et des raisonnements qui lui permettent finalement de mettre le juge d’instruction Klossowitz face à son incompétence, forment naturellement une grosse partie du roman, mais je crois que tout le monde sera d’accord pour dire que ces mystères de la Maison Helcel ne sont qu’un prétexte pour faire revivre une ville et une époque. Madame Mohr a disparu est en effet écrit le plus sérieusement du monde du point de vue de la recherche historique, mais c’est en même temps une gentille parodie écrite pour s’amuser et amuser les autres, et c’est très réussi.
L’édition américaine, un peu différente de l’anglaise, présente déjà Madame Mohr a disparu/Mrs Mohr goes missing comme « a Zofia Turbotyńska mystery », illustration à la fois du succès de cette formule de roman policier/historique autour de ce personnage féminin, et du fait que le roman est le premier d’une série qui doit amener Madame Turbotyńska petit à petit jusqu’aux années 1940, où l’on devrait la quitter nonagénaire et pensionnaire à son tour de la Maison Helcel. Le deuxième volume, paru en 2016 en Pologne et l’année dernière en anglais, sera disponible en français l’année prochaine, toujours chez Agullo.



Maryla Szymiczkowa, Madame Mohr a disparu (Tajemnica Domu Helclów, 2015). Traduit du polonais par Marie Furman-Bouvard. Agullo, 2022.
Trois prolongements possibles :
1
Je n’ai pas évoqué le contexte austro-hongrois du roman car c’est encore tout un autre pan du livre, mais en tout cas ce contexte, et l’évocation du cirque italien qui attire si fortement la domestique Franciszka, m’ont fortement rappelé Felix Austria, de Sofia Andrukhovych : un roman qui ne m’avait pas tout à fait convaincu au niveau littéraire mais qui se situe lui aussi dans une ville provinciale du bout de l’empire austro-hongrois, Stanislaviv (Ivano-Frankivsk), dans les années 1890-1900.
2
Dans Madame Mohr a disparu, on parle un peu anatomie et préservation des corps à travers le personnage du professeur Turbotyński. Voilà qui m’a fait penser à un autre livre polonais chroniqué récemment et dans lequel ce sujet est bien plus central et bien plus sérieux : c’est Les pérégrins, d’Olga Tokarczuk.
3
Ma première lecture d’une traduction d’Antonia Lloyd-Jones date de 2013 avec Who was David Weiser ?, de Paweł Huelle, très beau roman (1987) sur l’enfance et sur Gdańsk après-guerre. C’est un roman qu’on peut peut-être, en se donnant beaucoup de mal pour mettre la main sur une copie, lire en français dans la traduction de François Rosset (L’Age d’homme, 1990), mais on peut aussi se rabattre sur les deux recueils traduits par Jean-Yves Erhel et publiés chez Gallimard, Rue Polanki et autres nouvelles, et Mercedes-Benz.



Avec ce titre, je contribue à l’initiative « Voisins voisines », organisée par A propos de livres et qui vise à faire découvrir la littérature européenne contemporaine.
Ah, oui, Antonia Lloyd-Jones est formidable! Et merci pour la petite mention! C’est vraiment une serie tres agreable a lire (et educative)
J’attends un peu avant de lire la suite. De toute manière il faut d’abord décider si je continue en anglais ou en français!
Incroyable, il est à la bibli!!!
Et donc la suite logique de cette découverte est…???
… que je veux le lire, mais c’est ma bibli sise à 45 km de chez moi. Donc on attend.
Ah oui, ce n’est pas une bibliothèque pour les envies spontanées alors! Espérons que Madame Mohr ne disparaitra pas (des rayonnages) avant ta prochaine visite.
Dans les rayons de ma médiathèque aussi, sorti pour le moment, mais j’ai débord une PAL à faire baisser. Bref, tu as su susciter l’envie, on dirait !
Oh, ce n’est pas très difficile avec ce roman. Je n’ai pas particulièrement cherché des avis négatifs, mais pour le moment je ne me souviens pas d’en avoir lus. Il est tout plein de détails (personnages et écriture) qui le rendent sympathique à lire, et même instructif (cf Gaboriau, mais ce n’est qu’un tout petit détail français).
Gaboriau est peu connu maintenant (encore que l’on peut facilement télécharger ses romans) mais il était très connu en son temps. Il y avait une tradition du roman policier français, à côté des anglais. Et oui.
Et je viens de vérifier: il était même traduit en hongrois! Dans les années 1870 d’abord, puis dans les années 1920-1930. Wow. Souvent par des femmes, d’ailleurs. Et la bibliothèque nationale a des exemplaires de plusieurs de ses livres, dans les éditions des années 1860-1870. Ils ne voient sûrement pas très souvent la lumière du jour!
Sinon, parmi les auteurs étrangers, il y a aussi Poe, et « M. Verne »
Ravie de lire ta chronique 🙂 J’ai aimé le contexte et cette description cynique de cette « bonne société » de Cracovie
Je suis allée voir ta chronique. On est bien d’accord. L’écriture pleine d’humour et le sens du détail historique contribuent aussi énormément au charme du livre.
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