Filip David – La maison des souvenirs et de l’oubli
Publié : 01/02/2023 Classé dans : 2010s, Holocauste, Serbie 11 CommentairesLe lendemain, le professeur se rendit à pied au site, autrefois, du camp de Zemlin. Il descendit du pont Branko, traversa la prairie herbeuse et rejoignit Staro sajmište, un ensemble de pavillons décrépits près desquels ont poussé des cabanes qu’habitent aujourd’hui des réfugiés et des Tsiganes. Même si des dizaines de milliers de personnes y avaient trouvé la mort, rien ne laissait penser que, jadis, se dressait ici le premier camp d’internement des juifs, devenu par la suite un camp de transit. Il parvint à l’endroit où, récemment, des terrassiers installant des canalisations avaient découvert la boîte qui avait changé sa vie.
A Belgrade l’année dernière, j’avais logé quelques jours dans un hôtel à Novi Beograd, un peu en retrait du point de rencontre du Danube et de la Save, face au quartier d’affaires alors encore en construction. Un matin, je regardais un plan de la ville pour voir si je pouvais identifier l’endroit où avait été situé le camp de Staro Sajmište. Quelle avait été ma surprise de voir qu’il se trouvait presque littéralement sous mes pieds, ou du moins à seulement quelques minutes de marche de l’ensemble d’hôtels, de bureaux et de centre commercial qui avait poussé là de manière assez artificielle. Avant de quitter Belgrade, je m’étais rendue sur ce morceau de terrain en bordure de rivière : à peu près 10 ans après la publication du livre de Filip David dont est extraite la description ci-dessus, l’endroit, bien qu’habité, était parcouru d’herbes folles et sentait la marginalité et l’abandon.




La tour centrale, construite en 1937 en même temps que le parc d’exposition moderniste, est le symbole le plus évident de ce qui a ensuite été transformé, durant la guerre, en camp de concentration. Mal entretenue, ayant perdu ses portes et fenêtres, probablement même dangereuse au moment de ma visite, cette tour est, semble-t-il, en cours de rénovation depuis l’été dernier, l’objectif étant d’en faire un centre mémoriel, plus de 80 ans après son rôle funeste dans le processus d’élimination de la population juive de la Yougoslavie occupée. Dans un coin parmi les anciens pavillons du parc d’exposition, un panneau explicatif et une plaque ornée d’une couronne desséchée tentaient de rappeler quelques faits de base sur l’historique du lieu. Au bord de la Save, un spectaculaire et sombre monument – qui aurait facilement pu passer pour soviétique s’il n’avait pas été daté de 1995 – évoque lui aussi le sort des Juifs passés par le camp, tout en mettant d’abord et surtout l’accent sur les « patriotes, membres du mouvement national de libération yougoslave, enfants, femmes et personnes âgées » internées là pendant la guerre.

Le camp de Sajmište, la mise à mort froidement cruelle de ses détenus juifs, la place (ou non) de ces événements dans la mémoire collective serbe… ce sont les sujets du roman de David Albahari Goetz et Meyer (en français : Gallimard, 2002. Ma chronique). Dans La maison des souvenirs et de l’oubli, roman de Filip David, l’ombre du mal et la disparition pèse sans être toujours au premier plan. Comme dans Goetz et Meyer, le présent (de l’auteur et de ses personnages) est une porte d’accès au passé (de la guerre), représenté par les voix de quatre hommes âgés et dont l’enfance a été marquée, d’une manière ou d’une autre, par la perte de leur famille pourchassée car juive. L’un d’entre eux n’a jamais retrouvé le petit frère dont il avait la garde, un autre a appris sur le tard la véritable identité de ses parents, un troisième a passé sa petite enfance aux côtés d’une mère remplie de haine, cachée dans l’obscurité d’un sous-sol, tandis que le quatrième porte en lui une culpabilité intense et inattendue. Tous quatre venus de Serbie, ils sont invités à l’« International Gathering of Hidden Children During World War II, une réunion internationale réunissant des enfants qui avaient grandi sous des noms d’emprunt – grandi et eu la vie sauve dans des circonstances singulières. »
Les communications furent tristes, les histoires des participants quasi incroyables, leur salut tenant souvent du miracle.
Jusqu’à cette réunion aux Etats-Unis, ces quatre hommes ne se connaissaient pas, alors pourtant qu’ils sont les représentants de ce qui était (déjà, au moment de l’écriture de ce livre de fiction il y a une décennie) la « dernière génération des survivants ». Pour certains, comme Albert Vajs, leur vie a été marquée par la conscience de leur perte, tandis que d’autres – Miša Volf, ce professeur en visite à Zemlin, par exemple – voient leur vie bouleversée par une découverte tardive.
Dans ce court roman – 150 pages environ – Filip David s’abstient de donner une vision linéaire et complète de la vie de chacun d’entre eux. Leur vie d’après la guerre et jusqu’au début du XXIe siècle, lorsque s’ouvre le livre, reste même quasiment inabordée – c’est une manière d’estomper ce qui s’est passé ensuite – l’instauration d’un régime communiste, sa chute, l’éclatement sanglant de la Yougoslavie – pour concentrer le regard sur le propos historique et philosophique de l’auteur. Celui-ci adopte plutôt une construction fragmentée mais qui fait rapidement sens, faisant se succéder récits de vie, confessions, extraits de journaux (journaux privés, journaux d’information), échanges de lettres… On se rend également rapidement compte que le principal guide est Albert Vajs : c’est avec lui, narrateur à la première personne, que tout débute avec ce court passage, intitulé « Vacarme », évoquant « les roues d’un train en marche », qui le réveillent au milieu de la nuit.
Il me suivait. Il était avec moi, en moi, indestructible. Il me rendait fou.
Boum-tchak-boum-boum-tchak-boum…
Tout à coup il a cessé. Mais je savais qu’il reviendrait. A chaque fois plus fort, plus opiniâtre, plus insoutenable.
C’est également avec Albert Vajs, désormais personnage à la troisième personne, que prend (presque) fin le livre avec un épilogue qui, bien qu’introduit comme étant ancré dans la réalité du présent, va rapidement prendre la forme d’un cauchemar ferroviaire entremêlant souvenir des traumatismes d’enfance et reconnaissance des survivants juifs rencontrés plus tard. Entre le début et la fin, le livre prend parfois la forme d’extraits du journal d’Albert Vajs – c’est en partie sa vie d’enfant qu’il y évoque, mais c’est aussi et surtout le journal d’un homme âgé qui pose, seul ou en conversation avec d’autres survivants, des questions fondamentales et incontournables sur la nature et l’origine du mal. Quel crédit accorder à la thèse d’Hannah Arendt sur la banalité du mal, qu’évoquent les intervenants d’un colloque à l’atmosphère « essentiellement académique » auquel assiste Albert Vajs ? Le mal est-il au contraire impossible à appréhender par l’esprit humain ? Pour Vajs, représentant fictionnel des victimes de l’Holocauste, la question est bien plus qu’académique, car elle touche à d’autres de leurs interrogations : leurs souffrances et celles de leurs proches ont-elles eu un sens ? Et ces victimes peuvent-elle faire le choix d’oublier ce qui est devenu une partie intrinsèque de leur être, au risque d’oublier également ceux qu’ils ont perdu ? Non, répond Albert Vajs dans la séquence hallucinatoire de sa visite à la Maison des souvenirs et de l’oubli, cette série de pièces mystérieuses et vides qui donne son titre à ce roman où le questionnement philosophique prend le pas sur l’émotion de l’expérience vécue.
Filip David, La maison des souvenirs et de l’oubli (Kuća sećanja i zaborava, 2014). Traduit du serbe par Alain Cappon. Editions Viviane Hamy, 2017.
En français et également chez Viviane Hamy, on peut aussi lire, de Filip David, Le prince du feu, recueil de récits traduits du serbo-croate par Mireille Robin (un extrait de la présentation de l’éditrice : « D’une noirceur absolue, une immense poésie enveloppe pourtant Le Prince du feu, comme pour adoucir l’amertume d’un monde où la mort est partout présente. L’auteur jongle avec les notions de réalité, de rêve, de monde intérieur ou d’inframonde sans pour autant nous dérouter : il nous envoûte plutôt. »)
Mon exemplaire de La maison des souvenirs et de l’oubli m’a été envoyé par son traducteur Alain Cappon et je l’en remercie. J’avais eu l’occasion d’échanger avec Alain Cappon à l’occasion de la parution de sa traduction du recueil de nouvelles « Au puits. Scènes de la vie serbe » – ma chronique du livre est ici (une lecture que j’avais beaucoup appréciée), et mon échange avec le traducteur est là.
Cette chronique est ma deuxième contribution aux Lectures communes autour de l’Holocauste, que je coorganise pour la troisième année avec Patrice (Et si on bouquinait ?). C’est aussi une contribution à l’initiative « Voisins voisines » visant à mettre un coup de projecteur sur la littérature européenne contemporaine.

j’ai immédiatement noté le livre de filip David qui me tente car sur l’holocauste en Yougoslavie ou Roumanie je n’ai pas beaucoup lu à part les livres archi connus comme la vingt cinquième heure
Je pensais justement que j’ai présenté suffisamment de titres (sur la Yougoslavie, pas sur la Roumanie) pour que ça vaille la peine de faire un petit récapitulatif – je pense à Danilo Kis, David Albahari, Alexandre Tisma, et de manière plus générale (sur la guerre) Svetlana Velmar-Jankovic et Slobodan Selenic… Mais le sujet peut encore être creusé et complété avec des ouvrages historiques.
Grand merci pour cette chronique. Je vais me procurer ce livre ( d’autant que je reprends les textes d’Hannah Arendt ). Et tu me motives pour une prochaine lecture, pour mars : Dans ma bibliothèque attend depuis fort longtemps » Le prince du feu « . J’ai acheté cet exemplaire il y a des années, sans rien savoir, saisi par curiosité, la lecture de la quatrième m’a trop intriguée. Je m’en vais l’exhumer de son rayonnage pour le mettre en évidence sur mon bureau !
Tu dois bien être l’une des rares personnes à qui le nom de Filip David et de « Le prince du feu » parle d’emblée et je serai contente si cette chronique te donne en effet l’occasion de lire le livre. La quatrième est intrigante, c’est certain, et je verrai si je peux m’en procurer un exemplaire en France. Rendez-vous en mars, alors!
Je me souviens qu’il faisait partie des livres que nous souhaitions lire pour cette nouvelle édition des lectures liées à l’Holocauste, je suis heureux que tu aies pu le faire, et associer de surcroît à ton billet cette visite à Belgrade. Le temps m’a manqué, mais j’avais lu quelques pages de ce livre dont l’atmosphère me semblait vraiment particulière. Merci aussi de souligner le traduction ; je partage également ton avis sur « Au puits… ».
Je suis curieuse de voir ce qu’auront donné les travaux de préservation-construction d’un mémorial. Le lieu en a bien besoin.
Dans un premier temps, j’avais prévu de présenter un billet sur ce livre. Malheureusement, trop de difficultés à le trouver. Je vais le recevoir très bientôt .
Ce qui me paraît très intéressant dans votre compte-rendu (c’est du moins comme cela que je l’ai compris) c’est la connexion entre le fond et la forme : la complexité des trajectoires et des questionnements et la complexité des moyens de narration (journaux intimes, articles, correspondance, multiplicité des voix narratives). Cela me semble pouvoir donner une grande force au récit.
F.D. dit dans une itv en 2015 que toute son œuvre est traversée par la thématique du mal. C’est le fil rouge qui traverse tous ses écrits. Il est le co-scénariste du film « La partition inachevée » (2012) de Goran Paskaljević, où curieusement – ou pas – le protagoniste découvre à un âge avancé ses origines… ça fait écho avec votre résumé, non ? Je me réjouis de cette prochaine lecture. Bonne soirée.
Je me réjouis moi aussi de savoir que vous vous apprêtez à découvrir ce livre. C’est le seul livre que j’ai lu de Filip David jusqu’ici, mais je lis ici et là qu’il aime créer des univers – habituellement fantastiques – dans lesquels différents mondes parallèles coexistent. Peut-être la forme de La maison des souvenirs et de l’oubli s’inscrit-elle aussi dans le prolongement de ce mode d’écriture. Je n’ai pas mentionné dans mon compte-rendu qu’il y a également toute une réflexion sur la tradition mystique juive, au travers d’un des personnages. Et, oui, il y a bien parmi les récits qui font le livre celui d’une personne qui découvre ses origines, sur le tard et completement par hasard. Ce n’est pas celui qui est le plus développé et d’ailleurs j’aurai bien aimé qu’il le soit davantage – mais cela aurait déséquilibré toute la structure du livre.
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