Edith Bruck – Lettre à ma mère

Elie Wiesel, Imre Kertész, Primo Levi, Aharon Appelfeld, Jorge Semprun, Piotr Rawicz, Boris Pahor, Paul Celan… parmi les écrivains d’après-guerre dont l’œuvre repose sur leur expérience de l’Holocauste, Edith Bruck, en tant que femme, fait figure d’exception.

Est-ce le reflet d’une dimension spécifique aux persécutions, ou s’agit-il plutôt du résultat de cette propension à considérer plus facilement les hommes que les femmes comme des auteurs de « grande littérature » ou de « littérature sérieuse » ? Les témoignages de survivantes, surtout sous forme documentaire (récit de vie plutôt chronologique, avec ou sans l’aide d’une plume extérieure), ne manquent pourtant pas.

Entre le document autobiographique et l’œuvre de fiction, la frontière peut parfois sembler ténue. Dans le cas de Lettre à ma mère, ce sont surtout l’écriture, et plus encore la forme du texte, qui font de lui une œuvre littéraire à la portée universelle.

Publiée en 1988 (en français en 2018) cette Lettre est déjà, avant Le pain perdu (2021) une sorte de bilan d’une vie très tôt marquée par le passage par les camps de concentration et par la perte de la famille et de l’ancrage géographique dans la Hongrie de son enfance. En 1988, Edith Bruck, installée en Italie depuis de longues années, approche de la soixantaine ; son proche ami et co-témoin de l’Holocauste Primo Levi s’est suicidé l’année précédente. Le prisme qu’adopte ici Edith Bruck pour cette nouvelle tentative d’écrire la mémoire (nouvelle, car Edith Bruck publie déjà depuis les années 1950) est cependant celui de la relation à sa mère, relation interrompue plus de quarante ans auparavant, lorsqu’Edith Bruck avait une douzaine d’années.

Don’t close your ears, Mama. We’re both grown women. You’re ninety-three years old!

C’est sous la forme assez libre d’une lettre et d’un dialogue fictif qu’elle présente ce qui est visiblement le résultat d’une longue réflexion intérieure, entamée certainement après la mort de sa mère à Auschwitz en 1944, mais peut-être déjà en gestation durant le temps de l’enfance. Ce qui transparait dans ces pages, ce n’est pas seulement l’absence de la mère, mais aussi l’impossibilité qui en découle de pouvoir, devenue adulte, revenir en personne sur tout ce qui les a séparées jusqu’à leur arrestation et leur déportation. La foi juive, simple et entière, de la mère lui dicte une conduite à laquelle s’oppose l’esprit libre et curieux de la fille ; plus tard, devenue adulte, l’auteure de la lettre admet volontiers transgresser les tabous religieux. Il y a là un élément de révolte, non seulement contre la foi de la mère qui, en mettant leurs vies entre les mains d’un être supérieur, n’a rien pu faire lorsqu’il était encore possible de réfléchir à se protéger, mais aussi contre l’idée de l’existence d’un Dieu car, s’il y avait un Dieu, comment aurait-il pu permettre que de telles choses existent ?

But really, Mama, you’ll never never convince me that God wanted that. It’s like saying that God is a monster, a Hitler.

 Avec cette lettre-dialogue avec une mère à la fois absente et qu’elle s’imagine l’observer de quelque part, Edith Bruck fluctue entre son présent et les différentes strates de son passé, selon une construction très fluide et qui suit les méandres de la mémoire et du dialogue plutôt que la logique de la chronologie. Par petits bouts, on voit ainsi se dresser le portrait, évocateur plutôt que détaillé, d’une enfance pauvre dans une famille nombreuse d’un petit village hongrois qui s’associe volontiers à l’antisémitisme ambiant – une impression que sa visite de retour, quelques décennies plus tard pour les besoins d’un documentaire, ne dissipe en rien. Puis, il y a les camps, les humiliations, l’obsession de la survie –les enfants nés dans la pauvreté survivent mieux, écrit-elle que ceux ayant grandi dans l’aisance – évoqués au détour d’une phrase ou d’une pensée, mais surtout pour poser la question du vivre après : comment se frayer un chemin dans la vie, avec toutes les interrogations, toutes les absences et toutes les incompréhensions qui découlent de la connaissance intime du mal ?

Ma chronique arrive après la lecture commune dédiée hier au dernier livre d’Edith Bruck, Le pain perdu dont il me semble, en lisant les billets d’Ingannmic, d’Anne-yes, de Keisha, de Miriam et de Nathalie, qu’il s’agit d’un livre complémentaire à Lettre à ma mère et indispensable pour comprendre dans son ensemble le parcours d’Edith Bruck. Dans le cadre de cette troisième édition des Lectures communes autour de l’Holocauste, Marilyne a aussi consacré un beau billet (beau également par les sculptures qu’elle a choisies pour l’illustrer) aux poèmes d’Edith Bruck – Pourquoi aurais-je survécu ?  

Mon édition : Edith Bruck, Letter to my mother. Traduit de l’italien à l’anglais par Brenda Webster avec Gabriella Romani. The Modern Language Association of America, 2006.

En français : Lettre à ma mère. Traduction de l’italien par Patricia Amardeil. Editions Kimé, 2018.

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24 commentaires on “Edith Bruck – Lettre à ma mère”

  1. keisha41 dit :

    J’espère revenir à E Bruck l’année prochaine.
    Aujourd’hui je me rends aux obsèques d’une dame de 98 ans déportée à Ravensbruck pour faits de résistance (un sacré personnage!)

    • En effet, cette dame devait être une sacrée personnalité. Et l’une des vraiment dernières survivantes actrices de cette époque. Sais-tu si elle avait laissé une trace écrite ou orale de ses actes de résistance et de sa déportation?

      • keisha41 dit :

        Je n’y suis pas allée, finalement , mais on m’a raconté, porte drapeaux, cercueil avec drapeau et légion d’honneur, discours, etc.
        Il existe un film où on met en scène des questions réponses avec des jeunes, mais comme elle disait ne pas vouloir que ça circule, je l’ai enlevé de mon ordi après. (je suppose donc qu’elle a témoigné au cours de sa longue vie)
        Elle est née en 1944, en forme et l’œil acéré jusqu’au bout, je ne sais plus trop ce qu’elle faisait, passer du courrier peut être , une voisine trop bavarde a sans doute contribué à son arrestation.

      • Née en 1924, plutôt? J’espère qu’elle a eu une belle vie ensuite.

      • keisha41 dit :

        Oui, en 24, après la guerre elle s’est mariée, a eu enfants, petits enfants,

  2. Marilyne dit :

    Je n’avais pas relevé ce titre concernant Edith Bruck. Je réalise en te lisant, qu’effectivement, peu de témoignage de femmes sont mis en avant. Je viens de lire Charlotte Delbo ( ce sera donc pour l’année prochaine si tu reconduis ce rendez-vous ). Je suis interpellée par l’une des réflexions sur ce livre : si Edith Bruck remet en cause l’existence d’un dieu( par son aspiration à une autodétermination et par ce qu’elle a vécu ), elle imagine pourtant que sa mère est toujours présente  » quelque part « . Cette lettre à la mère me renvoie à la Lettre au père de Kafka.

    • Oui, il me semble que la préface de l’édition anglaise évoquait également la Lettre au père, mais je me suis abstenue d’y faire référence car je ne l’ai pas lue. Appelfeld, lui, évoque clairement sa lecture de Kafka dans Histoire d’une vie… C’est certainement quelque chose à creuser. Et ce lien avec Kafka permettrait aussi d’éclairer la question de la relation à un Dieu chez Edith Bruck? En ce qui concerne le « quelque part » de la mère, tu poses une bonne question – il faudrait que je relise le livre pour voir plus précisément comment elle la situe. Il est certain qu’elle l’interpelle, souvent comme si sa mère connaissait déjà sa vie d’ensuite (ce qui est très utile par rapport aux lecteurs car cela permet d’évoquer des sujets en supposant également que les lecteurs en connaitront les grandes lignes), mais est-ce qu’elle le fait en placant sa mère dans une sorte d’après-monde, ou seulement comme une émanation de son imagination…? Cela me fait penser que je ne sais pas si la notion d’un au-delà existe dans le judaïsme comme, hélas, elle existe dans le christianisme.
      Merci aussi de rappeler le nom de Charlotte Delbo… je pense visiblement trop en termes centre-européens!

  3. j’ai noté ce livre
    récemment j’ai regardé sur Netflix un documentaire sur l’holocauste des juifs hongrois édifiant !!!

  4. nathalie dit :

    Oui, c’est très complémentaire, car il est souvent question de la mère dans Le Pain perdu, des lamentations qu’elle adresse ou non à Dieu, de son absence irréparable, de l’impossibilité de lui parler. D’ailleurs j’ai repris une citation à ce sujet. L’imbrication de tous ces textes entre eux est vraiment enrichissante.

    • Les textes, et également ses autres interventions. J’ai été particulièrement interpellée, en écoutant un entretien diffusé sur France Inter le 24 février 2022 (!), par son évocation du soldat allemand qui l’oblige à quitter la file où a été envoyée sa mere, à leur arrivée à Auschwitz. Elle y fait allusion dans Lettre à ma mère, et dans Traces, mais d’une manière qui souligne surtout la brutalité des coups. Dans l’entretien, elle dit que c’est en fait la brutalité du soldat qui lui permet de vivre et le présente alors plutôt comme un geste d’humanité, ce qui est complètement différent! (L’émission: https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-jeudi-24-fevrier-2022-4429080)
      Je n’ai pas parlé de Traces dans ma chronique, mais il me semble que l’édition française le contient également – c’est une évocation troublante d’un voyage en Allemagne avec une visite à Dachau. A lire également (j’étais moins impressionnée par le passage fictionnel sur l’homme âgé que sa fille ramène en Hongrie lorsqu’il perd la mémoire – l’exécution m’en a paru assez simpliste même si le point de départ de ce passage fictionnel revient sur une question importante et qui est également dans Lettre à ma mère – celle de la transmission de la mémoire au sein de la famille).

  5. Dad dit :

    Grand merci pour ce billet complet, qui me donne envie de lire très vite aussi bien « Lettera a mia madre » que « Le pain perdu ».
    Il y aurait tant à dire à propos de cette écrivaine. Une chose me frappe : son choix de passer à une autre langue, nouvelle, dans un autre pays pour parvenir à parler de ce qui la tient à cœur, principalement l’expérience de l’Holocauste.
    E.B. est arrivée en Italie en 1954 et elle a publié son premier livre en 1959, « Chi ti ama così » (en 5 ans, elle est passée à une toute autre langue, dans laquelle elle s’est ancrée, après un passage en Tchécoslovaquie et en Israël). C’est frappant de constater combien d’écrivains ont dû changer de langue d’écriture, pour pouvoir passer à autre chose et parvenir à exprimer ce qu’ils avaient à dire.
    (A noter aussi, les trois recueils de poésie, publiés à des années de distance et qui évoquent eux aussi l’Holocauste, des sortes d’autobiographies en vers)
    Merci également pour le billet précédent, sur « La maison des souvenirs et de l’oubli ». Je vais le chercher à la BCU de Lausanne, car difficile de trouver en librairie. (j’avais écrit un comm’ hier, mais apparemment il s’est perdu). Ce livre dense, conjuguant la complexité des thèmes et la complexité de l’expression formelle, donne aussi envie de « rencontrer » cet écrivain.

  6. Dad dit :

    Grand merci pour ce billet complet, qui me donne envie de lire très vite aussi bien « Lettera a mia madre » que « Le pain perdu ».
    Il y aurait tant à dire à propos de cette écrivaine. Une chose me frappe : son choix de passer à une autre langue, nouvelle, dans un autre pays pour parvenir à parler de ce qui la tient à cœur, principalement le thème de l’Holocauste.
    E.B. est arrivée en Italie en 1954 et elle a publié son premier livre en 1959, « Chi ti ama così » (en 5 ans, elle est passée à une toute autre langue, dans laquelle elle s’est ancrée, après un passage en Tchécoslovaquie et en Israël). C’est frappant de constater combien d’écrivains ont dû changer de langue d’écriture, pour pouvoir passer à autre chose et parvenir à exprimer ce qu’ils avaient à dire.
    (A noter aussi, ses trois recueils de poésie, publiés à des années de distance et qui évoquent eux aussi l’Holocauste, des sortes d’autobiographies en vers)
    Merci aussi pour le billet précédent, sur « La maison des souvenirs et de l’oubli ». Je vais le chercher à la BCU de Lausanne, car difficile de trouver en librairie. (j’avais écrit un comm’ hier, mais apparemment il s’est perdu). Ce livre dense, conjuguant la complexité des thèmes et la complexité de l’expression formelle, donne aussi envie de « rencontrer » cet écrivain.

    • J’allais écrire que cette adoption d’une nouvelle langue est d’autant plus frappante qu’Edith Bruck ne devait pas avoir suivi une scolarité très poussée. En même temps, elle parlait hongrois dans son enfance, comprenait le yiddish, apprenait l’hébreu (bien à contrecoeur, à en croire la Lettre)… et donc était déjà peut-être habituée à manier différentes langues. Cela n’en rend pas moins impressionnante son adoption de l’italien. On pourrait aussi se demander quelle autre langue elle aurait pu choisir pour écrire – et être publiée. Ecrire pour être publiée en hongrois, soit en Hongrie soit dans une des revues d’exilés, ne pouvait pas être une option très attrayante, j’imagine.
      A contrario, on pourrait évoquer Imre Kertész, qui continue à écrire en hongrois; à Paul Celan et l’allemand… chaque trajectoire et les raisons qui l’expliquent est si différente!

  7. Patrice dit :

    Je note ce livre, pour des raisons évidentes. Je me souviens avoir lu un article dans lequel Edith Bruck évoquait la façon dont elle avait été séparée de sa mère lors de la sélection à Auschwitz ; je n’ose y penser et comprends tout à fait ce besoin de dialogue avec celle-ci. Merci d’avoir chroniqué ce titre.

  8. keisha41 dit :

    Pour en revenir à la question posée sur mon blog, j’ai emprunté Pourquoi aurais-je survécu? et vérifié que oui, avant Auschwitz, la famille était au ghetto de Satoraljaujhely.


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