Maurice Drumlewicz – Tribulations d’un jeune Juif polonais en URSS entre 1939 et 1946

Personnellement, c’est devenu… Encore une fois, je dis moi mais c’est aussi les autres. Je l’ai vécu mais d’autres l’ont aussi vécu et parfois c’était pire, car ils n’ont pas toujours su se débrouiller. D’autres n’ont pas eu cette chance, ils n’ont pas eu ce culot, ils n’ont pas eu notre audace et ils n’ont pas survécu, ils sont morts de faim. C’est à eux qu’il faut penser. C’est pour eux que j’ai accepté de témoigner. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit. C’est l’histoire d’un jeune Juif et de ses tribulations en URSS…

C’est par hasard que ce livre est arrivé entre mes mains. Un train en retard, une connexion ratée, une conversation entamée, et puis le fil en aiguille et une mise en relation…

C’est aussi d’un hasard qu’est née l’histoire racontée dans ce livre, témoignage d’une vie vécue pour partie dans l’URSS des années 1939-1945. Cette vie est celle de Maurice/Moishe Drumlewicz, qui grandit dans une ville à quelques kilomètres à l’ouest de Varsovie ; en septembre 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne, il a 17 ans. Son grand-frère Henri/Hershl est dans l’armée polonaise prise en tenaille entre troupes allemandes et troupes russes, et c’est pour obtenir de ses nouvelles que Maurice part un jour vers l’est.

Le lendemain, le 6 octobre 1939, j’ai dit : « Je m’en vais. » Mon père s’est approché de moi. Il a mis ses mains sur ma tête. Il m’a dit – je l’entends encore comme si c’était hier :

– Là où tu te trouveras, soit un homme (a mensch) et digne de l’être.

Et je suis parti pour prendre le train.

Le voyage devait durer quelques jours, mais il faudra finalement quatre mois et des centaines de kilomètres à Maurice avant qu’il ne retrouve son frère. Entre-temps, l’Allemagne et l’URSS (qui ne sont pas encore en guerre) ont cousu leur nouvelle frontière sur le corps de la Pologne et il n’est plus possible aux deux frères de revenir en Pologne occupée. C’est donc en URSS qu’avec une bande de copains, tous juifs sans être nécessairement pratiquants, et partis de Zelechow – leur ville natale – « pour savoir ce qui se passe », ils vont passer toutes les années de guerre, sans nouvelles de leurs familles ni d’Europe en général.

En Russie, nous étions joyeux, insouciants d’une certaine manière. Nous ne savions pas ce qui se passait chez nous, nous ne savions rien d’Auschwitz, de Treblinka ni des autres camps. Absolument rien. Jusqu’en 1946. Lorsque nous sommes arrivés à la frontière, nous avons eu comme un pressentiment. L’inquiétude, l’angoisse s’est emparée de nous. 

Joie et insouciance en URSS ? Ce sont les mots qu’il utilise, 60 ans après, pour évoquer l’écart entre leurs conditions de vie et chances de survie en URSS et celles de sa famille (dont aucun membre n’a survécu) et des autres Juifs de Pologne. Mais il utilise aussi d’autres mots – débrouille, survie – pour évoquer ces « tribulations » qui, par centaines puis milliers de kilomètres, le mènent de Brest-Litovsk au Kazakhstan puis en Sibérie, au gré du besoin d’échapper aux rafles (soviétiques, qui visent les personnes sans passeport), de l’avancée des troupes allemandes, de la mobilisation-réquisition et du travail pour les camps du NKVD, et généralement de l’impératif de survivre à la marge du système soviétique.

Les gens se répartissaient en trois catégories : ceux qui sont sortis du goulag, ceux qui sont au goulag et ceux qui séjourneront au goulag. C’était implacable ! Il fallait éviter le piège d’être au nombre de ceux qu’on enverrait au goulag, c’était notre vigilance de chaque minute.

Ce témoignage prend la forme du texte de deux conférences prononcées par Maurice Drumlewicz en 2005-2006 (il a alors environ 84 ans), en France où il s’est installé après la guerre ; le texte est présenté par sa fille Sylvie Drumlewicz-Lidgi, qui le ponctue également de commentaires apportant soit des précisions historiques, soit une réflexion sur ses propres souvenirs des récits de son père, du ton qu’il prenait pour le raconter (« Quand tu nous racontais cela, l’émotion perlait dans ta voix »), et aussi de ce qu’il passait sous silence.

Au moment où il donne ces conférences, soixante ans ont passé et pourtant l’étonnement transparait encore. Il y a les quelques souvenirs heureux, notamment autour d’un repas, aussi simple soit-il : la découverte des tomates et des pastèques des bords de la mer d’Azov (« C’était la belle vie en somme ! »), ou plus tard, lorsqu’il arrive en France, celles des ficelles du boulanger, « à la fois moelleuse et croustillante » (« quel bonheur ! »). Il y a surtout son étonnement d’avoir survécu, d’avoir eu la force, la présence d’esprit, la chance, « le culot » et « l’audace », et d’avoir su se contenter de si peu lorsqu’il n’y avait rien. La fierté, aussi, d’avoir su passer au travers des épreuves qui se renouvellent toujours au fil de son périple – la faim, la maladie, la langue russe à apprendre, la logique soviétique à maîtriser, le froid, les vols, les accidents…

L’anecdote n’est pas triste, elle se termine bien. Mais entre raconter et vivre cette sorte d’événement, la différence est de taille.

Maurice Drumlewicz insiste : s’il a vu les camps, a vu les traces des sépultures hâtives de leurs victimes (notamment juives), et a parlé avec des ancien.ne.s détenu.e.s qui l’ont renseigné sur les conditions dans les camps, il a toujours réussi à rester en-dehors et son expérience de l’URSS en guerre est donc incomparablement différente. Ainsi, son témoignage fait écho à d’autres, polonais ou lettons perdus dans l’immensité de l’espace soviétique – je pense à Franceska Michalska ou à Valentīns Jākobsons, parmi tant d’autres – mais lui est dans la situation étrange d’avoir atterri là par hasard plutôt que d’avoir été déporté.

Parce que la survie a aussi reposé sur la solidarité, le livre se termine avec un aperçu de la vie après la guerre de ses « compagnons de misère », Godel, Srul, Yitzhak, Chaïm, Sarah et les autres, éparpillés en Australie, en Israël, au Brésil, en France… Pratiquement aucun n’a retrouvé de famille en Pologne et ne s’y est réinstallé, mais l’histoire de la communauté juive de la ville de Zelechow continue d’être écrite, grâce à ce genre de témoignage ainsi qu’à d’autres initiatives mémorielles portées par des descendants d’anciens résidents et citées dans le livre.

Maurice Drumlewicz, Tribulations d’un jeune Juif polonais en URSS entre 1939 et 1946. Texte présenté et commenté par Sylvie Drumlewicz-Lidgi et préfacé par Annette Wieviorka. Fauves Editions, 2021.


Un autre témoignage – époque similaire, contexte radicalement différent – à découvrir chez Fauves Editions : Yves Beigbeder, Le temps de la paix. Souvenirs d’un siècle de justice internationale. Avec la collaboration de Pascale Casbi et une préface de Philippe Sands. 2022.

Présentation de l’éditeur : « Yves Beigbeder sort à peine de sa licence de droit lorsque son oncle, Henri Donnedieu de Vabres, juriste français, lui propose d’être son assistant lors du procès de Nuremberg. Assister aux plaidoyers et aux condamnations des grands bourreaux nazis, tombés de leur piédestal, est une expérience frappante pour le jeune homme. La justice internationale et la Seconde Guerre mondiale, avec son héritage difficile, sont devenus les fils conducteurs de toute sa vie, comme il le raconte dans cette autobiographie. (…) Aujourd’hui âgé de 98 ans, l’un des derniers témoins de Nuremberg exprime plus que jamais sa conviction profonde de l’intérêt d’une justice internationale. »

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6 commentaires on “Maurice Drumlewicz – Tribulations d’un jeune Juif polonais en URSS entre 1939 et 1946”

  1. Sylvie DRUMLEWICZ-LIDGI dit :

    Merci pour ce très bel article sur l’histoire de mon père… et sur le livre publié chez Fauves. Il racontait ce qu’il a vécu en URSS ces années-là comme s’il avait été Michel Strogoff…
    Sylvie

  2. Christian Mémon dit :

    Je voudrais entrée en contact avec Sylvie Drumlewicz-Lifgi pour une interview


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