[Carrément] à l’Est ! 2 – Le petit bourg aux papayers, un recueil de nouvelles taïwanaises d’avant-guerre
Publié : 21/02/2023 Classé dans : Lectures taïwanaises 5 CommentairesDeuxième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023, comme expliqué dans ce billet.

Le petit bourg aux papayers a été l’une de mes toutes premières lectures taïwanaises à Taïwan. Taïwan, telle que je l’ai perçue au quotidien (surtout mais pas uniquement à Taipei, la capitale), m’a parue si différente de l’île telle qu’elle apparait dans les nouvelles recueillies ici ! Existe-t-il encore, dans les mentalités et dans l’organisation sociale et urbaine de l’île, des traces de la période d’avant la Seconde Guerre mondiale, qui est celle des sept nouvelles du recueil ? Ma connaissance de Taïwan est absolument bien trop superficielle pour pouvoir donner une réponse un tant soit peu informée et je vais donc me contenter de dire que je n’en ai pas trop eu l’impression, ce qui n’est guère surprenant étant donné les changements politiques, sociaux, économiques, linguistiques et démographiques qu’a connu l’île au cours du XXe siècle.
Quand on pense à Taïwan, on pense souvent d’abord à la Chine, dans sa version « République populaire de Chine » actuelle, sans trop savoir si on pense à la même chose ou non. Mais, avant même d’avoir besoin de s’interroger sur la différence entre la République populaire de Chine et la République de Chine (Taïwan), c’est un autre cadre de référence qu’il faut avoir à l’esprit pour la période entre 1895 et 1945, puisque l’île était alors sous contrôle japonais.
C’est de cette période, plus précisément de l’entre-deux-guerres, que datent les nouvelles, une période lointaine non seulement du fait du passage habituel du temps mais aussi du fait des changements radicaux, sur le plan politique, social, économique, linguistique et démographique, apportés par les premières années d’après-guerre. C’est, également, un recueil très rural : une ruralité pauvre (voire très pauvre – elle rappellera quelque chose aux personnes qui ont lu Pearl Buck) et qui a du mal à se désengluer du passé pour se projeter vers l’avenir.
La question de l’argent est là, celle du facteur humain l’est aussi, surtout dans sa dimension d’inégalité sociale. C’est le cas par exemple dans « Une “balance” », de Lai He (1926) ou dans « Le char à bœufs » de Lü Heruo (1935). Dans la première, on voit un jeune homme très pauvre mais très travailleur se heurter à la toute-puissance d’un petit policier local. Dans la deuxième, l’arrivée de nouveaux moyens de transport pour les personnes et les marchandises a mis le char à bœufs de Yang Tianding hors compétition, précipitant la famille dans la misère. Comme dans la première nouvelle, c’est un policier qui enfonce le clou. Dans les deux cas, la présence du pouvoir japonais a des conséquences négatives : les policiers sont des Japonais qui n’aiment pas les Chinois, et même les éléments de modernisation introduits par le nouveau pouvoir ne sont d’aucun secours pour ces villageois dénués de capital car, écrit Lü Heruo, « toutes ces choses qui existaient depuis la dynastie des Qing sont sans utilité sous cette dynastie céleste du Japon » (les Qing étant la dynastie chinoise qui a régi Taïwan jusqu’en 1895).
Tiens, par exemple ce moulin qui pisse de l’eau, autrefois notre famille transportait là-bas tout son grain pour qu’il y soit décortiqué. Mais depuis qu’il y a cette machine à décortiquer le riz, il ne sert plus à rien : quitte à payer, autant l’apporter ici. Et ma famille n’est pas la seule dans ce cas, tout le monde a fait pareil, si bien que maintenant, là-bas, il n’y a plus l’ombre d’un moulin, n’est-ce pas ? Ces machins japonais sont vraiment effrayants.
La nouvelle « Le chapon », de Zhang Wenhuan (1942), qui se déroule entre les quatrième et treizième années « de l’ère Taishô » (1915-1924) montre elle aussi une société à un moment de transition entre tradition et modernité. On y voit d’un côté un modèle familial régi par des modes de pensée traditionnels (concernant notamment le mariage et, évidemment, le rôle de la femme, mais aussi les opportunités restreintes en termes d’éducation et de profession des hommes), et d’un autre des changements qui font irruption dans ce village cancanier et étroit d’esprit sous la forme de l’extension attendue d’une ligne de train.
Toutefois, si nous avions pu parler en faveur de Yueli, nous aurions dit ceci : puisque cette morale traditionnelle aimait tant se mêler des affaires des autres, pourquoi les bonnes gens refusaient-elles de voir ce qui avait pu précipiter ce couple dans cette situation ? Voilà sans doute la raison pour laquelle nous racontons cette histoire. La treizième année de l’ère Taishô peut certes nous paraître lointaine, mais le désir humain n’est guère sensible à l’influence que le temps exerce sur les sociétés et sur les mœurs. Cette histoire ancienne n’est donc peut-être pas aussi ancienne qu’on pourrait le croire.
Dans d’autres nouvelles, on est encore en milieu rural ou semi-urbain, mais vécu par une couche sociale un peu plus aisée. « Le petit bourg aux papayers », de Long Yingzong (1937) et « Courant impétueux » de Wang Changxiong (1943) tournent autour d’employés de mairie et de médecins exerçant dans des dispensaires de village. Ce sont des emplois un peu plus prestigieux (parce qu’ils ont requis une éducation plus moderne, impliquant parfois des études au Japon), mais qui ne sont pas pour autant synonymes d’élévation sociale pérenne pour les Taiwanais traités comme des citoyens de deuxième catégorie. Les deux nouvelles posent surtout la question du rapport ambigu au colonisateur japonais. On voit dans la première un jeune taïwanais d’origine modeste mais « qui appartenait à une nouvelle classe d’hommes instruits ayant fait des études secondaires », déterminé à s’élever au-dessus de l’environnement du petit bourg dans lequel il a été affecté. Confiant que ses efforts dans son travail et ses études, et l’utilisation parcimonieuse de son très modeste salaire seront récompensés, il n’oublie cependant pas qu’il n’ira pas très loin s’il ne se met pas aussi au diapason japonais, « c’est pourquoi il portait souvent le kimono, s’exprimait en japonais et s’efforçait d’aller toujours de l’avant », sans oublier de rêver d’un mariage avec une Japonaise ou de devenir le fils adoptif de l’une d’entre elles, « car en devenant Japonais pour l’état civil, il verrait son salaire augmenter de 60 pour 100 ».
Chen Yousan afficha sur le mur en haut à droite ces mots écrits en gros caractères : Là où l’esprit est éveillé, tout est possible.
Il accrocha en plus au mur un portrait de Napoléon sur lequel l’empereur avait l’air méditatif, les mains dans le dos.
Est-ce que cela suffira ? Bien évidemment non, et la nouvelle retrace la perte des illusions de Chen Yousan. A travers le personnage d’un narrateur contraint par la mort de son père et le devoir filial à reprendre le dispensaire de son père dans son village natal à Taïwan après une dizaine d’années heureuses à Tokyo, la nouvelle « Courant impétueux » s’interroge sur les conséquences psychologiques pour la jeunesse taïwanaise de la dichotomie qui s’est installée entre la culture et la richesse de « la métropole », et le mépris qu’affiche le colonisateur japonais pour les habitants de « la colonie » taïwanaise.
Le Japon, métropole culturelle et économique, est justement le cadre des deux nouvelles restantes, « Le livreur de journaux » de Yang Kui (1930) et « La tête et le corps » de Wu Yongfu (1933) : ce sont deux visions très différentes du Japon, car Wu Yongfu met en scène des étudiants plutôt aisés et insouciants (mais conscients du devoir filial qui les rappellera tôt ou tard à Taïwan et à des mariages non désirés), alors que le héros de Yang Kui est un jeune taïwanais pauvre, parti au Japon pour subvenir aux besoins de sa famille expropriée de ses terres pour faire place à une exploitation sucrière japonaise. La dichotomie entre colonisateur et colonisée est ici adoucie : dans « Le livreur de journaux », c’est auprès d’un collègue japonais que le héros obtiendra un soutien contre un employeur sans scrupules. C’est aussi grâce à lui qu’il apprendra que, quelle que soit leurs origines, même les travailleurs opprimés peuvent obtenir gain de cause si seulement ils apprennent à agir à l’unisson. C’est armé de ces pensées qu’il rentre à Taïwan, déterminé à organiser une opposition tant aux Japonais de la compagnie sucrière qu’aux policiers et chef de village taiwanais qui rendent possible leurs injustices.
Plein d’assurance, depuis le pont du Horai Maru, je contemplais le printemps taïwanais. Bien qu’en apparence l’île fut belle et vigoureuse, il aurait suffi d’y enfoncer une aiguille pour voir gicler du pus à l’odeur pestilentielle.
Avec quelques exceptions en ce qui concerne le style (« La tête et le corps », notamment, est davantage subjectif et métaphorique), le réalisme, la revendication sociale et l’importance donnée à l’expérience spécifiquement taïwanaise de la vie sous la puissance coloniale japonaise, sont des aspects communs à ces nouvelles qui sont sinon aussi variées qu’elles sont intéressantes. Outre une introduction générale des éditeurs, chaque nouvelle est précédée de trois ou quatre pages de contextualisation très utile sur le parcours de l’auteur et sur la place de la nouvelle dans sa production littéraire. Ensemble, ces pages de contextualisation donnent aussi un aperçu d’une vie littéraire très dynamique, d’inspiration tour à tour chinoise et japonaise, et contrainte de s’adapter aux contraintes imposées par le pouvoir colonial japonais en termes de censure et de contraintes de langage. Malheureusement, il semble que les nouvelles présentées ici soient les seuls textes de ces auteurs à être accessibles en français ; j’aurais sinon volontiers lu davantage de leurs textes (ce sont principalement des auteurs de nouvelles). Cela rend d’autant plus précieux ce recueil présentant ces auteurs inconnus chez nous – les traductions sont, pour les textes traduits du chinois, l’œuvre d’Angel Pino, Isabelle Rabut, Sonia Au Ka-lai, Gérard Henry, Tan-ying Chou et Mélie Chen, et pour les textes traduits du japonais, l’œuvre de Charlotte Malo-Masuda avec la collaboration d’Akira Masuda.

Pour terminer, un détail pour les amateurs d’Anatole France : avec « Une “balance” » (1926), Lai He s’inspire de « L’Affaire Crainquebille » (1901) d’Anatole France et je suppose que Lai He l’avait lu dans une traduction chinoise plutôt que directement en français (quel était ce passeur qui permettait aux lecteurs sinophones de Chine et de Taiwan, il y a plus de cent ans, d’avoir accès à la littérature française récente ?). Voici en tout cas ce que Lai He écrit à propos de sa lecture : « Récemment, après avoir lu le Crainquebille d’Anatole France, j’ai réalisé que des incidents tels que celui-ci ne se produisaient pas seulement dans les pays sous-développés. Ils ont lieu partout où règne un pouvoir arbitraire. C’est pourquoi j’ai écrit cette histoire, sans me soucier des maladresses de style, pour la soumettre au jugement de mes pairs. »
Le site « Lettres de Taïwan » propose une lecture critique plus informée du recueil, avec en prime des illustrations issues d’une exposition du Musée des beaux-arts de Taipei portant sur la même période.
Le petit bourg aux papayers, et autres nouvelles taïwanaises traduites du chinois ou du japonais. Anthologie historique de la prose romanesque taïwanaise moderne, volume 1. Sous la direction de Angel Pino et Isabelle Rabut. Editions You Feng, 2015.
Pour terminer, un peu de musique taïwanaise des années 1930, chantée par 純純 (Sun-Sun, 1914-1943). Pour y accéder, cliquer sur l’image:
Très intéressant. Dans la même veine, il y a un numéro de la revue Jentayu dédié à Taïwan avec traductions inédites de nouvelles, de poèmes ou des extraits de romans.
Merci! Ce livre est en fait assez différent du numéro de Jentayu, d’une part parce que la revue propose des auteurs contemporains voire ultra-contemporains (pas grand chose en commun avec « mes » auteurs d’entre-deux-guerres!) et d’autre part parce que « mon » livre n’inclut que des nouvelles. C’est un format populaire qui apparaitra à plusieurs reprises dans mes chroniques.
Je suis allée faire un tour sur le site Internet des éditions You Feng. Il y a des pépites. Tu as prévu de présenter aussi le tome 2 (« Le cheval à trois jambes ») ?
Je suis contente que tu aies trouvé de nouvelles idées de lectures formosanes et autres. Oui, je parlerai du tome 2 dans deux mois – patience! Par contre, je n’ai pas lu les volumes 3 et 4 (je crois que la série s’arrête là).
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