Olga Tokarczuk – Récits ultimes

Pourquoi « ultimes » ? Et, d’ailleurs, pourquoi « récits » ? La deuxième question est la plus facile puisque, même s’ils sont tous de facture différente, ce sont bien trois « récits » qui composent ce roman d’Olga Tokarczuk.

Le premier, « Blanche contrée », est celui d’« elle » (Ida), à la troisième personne de l’indicatif présent, ce qui nous place au plus près de ses pensées et réactions. Le second, « Paraskewia, la Parque », est celui de « je », Paraskewia, qui se parle à elle-même dans la solitude de sa maison isolée par la neige. Le dernier, « L’illusioniste », est un autre « elle », Maya, écrit à l’imparfait avec toute la distance qu’il implique. Trois parties, donc, d’une écriture classique et fine mais qui amènent aussi à se poser la question de savoir à qui, en premier lieu, Tokarczuk et ses personnages adressent ces récits.

Ida, Paraskewia, Maya : la première est la fille de la deuxième et la mère de la troisième, mais il ne faut pas s’attendre à un roman sur la solidarité entre femmes ou la transmission intergénérationnelle, bien au contraire. Jamais Tokarczuk ne fait se rencontrer les trois femmes dans le présent du roman, et le premier et le troisième récits se situent d’ailleurs après le décès de la narratrice du deuxième récit qu’ils entourent.

Chacune, écrit la quatrième de couverture, va devoir « affronter les tourments de la condition humaine ». Ce sont différentes formes d’isolation, de solitude et d’attente qui caractérisent ces trois femmes au moment où Tokarczuk écrit leur histoire. Ida, après un accident de voiture sur une route de campagne enneigée, attend chez un couple âgé le moment où elle pourra repartir. C’est aussi la neige qui bloque Paraskewia en haut de sa montagne, juste au moment où son mari vient de mourir, mais la sienne est une attente active, car elle est bien déterminée à faire passer le message aux gens du village d’en bas. Pour les deux, ce moment hors du temps et hors d’atteinte (Paraskewia semble n’avoir pas de téléphone ; Ida a bien un portable, mais il est resté dans la voiture accidentée), est aussi propice au travail par bribes de la mémoire – l’enfance, la jeunesse, le père de l’enfant, le travail, le déracinement – sans que Tokarczuk cherche à proposer un récit complet ou à éclaircir les zones d’ombre de leur biographie.

Maya, elle, bien qu’accompagnée de son fils, est la plus solitaire et difficile à cerner. C’est elle aussi qui élargit l’horizon géographique et, de ce fait, symbolise peut-être la modernité : après Paraskewia, arrivée d’Ukraine, et Ida, dont le travail consiste à promener des touristes dans les grandes villes d’Europe centrale, Maya écrit des guides touristiques et c’est sur une île au large de la Malaisie qu’elle passe les jours de vacances-découvertes-travail qui font le cadre temporel de ce troisième récit.

C’est peut-être justement le fait que ce roman se termine avec ce personnage vide de tout souvenir, une sorte de personnage-cul-de-sac appréhendé uniquement de l’extérieur, que j’ai tourné la dernière page avec un sentiment d’incompréhension et même d’ennui. Pourtant, la lecture avait très bien commencé : j’avais trouvé les premières pages très atmosphériques et visuelles, et empreintes d’un léger sentiment de surnaturel et de danger qui faisait agréablement travailler l’imagination. Plus tard, j’ai apprécié la fin déroutante de cette première partie, puis le personnage volontaire et excentrique de Paraskewia – du peu que je sais de Sur les ossements des morts, je me suis demandé si j’y trouverai des parallèles avec les deux premières parties de ces Récits ultimes (la question des animaux en fin de vie ; la femme âgée au caractère bien trempé) quand je le lirai. J’ai aussi été – à nouveau, après ma lecture des Pérégrins et alors que je lisais le livre justement dans le train – amusée par le scepticisme de Tokarczuk envers les trains de longue distance et notamment ceux de nuit ; et, en relisant le récit de Paraskewia, je me suis demandé si le message inclus dans le découpage des sous-parties avait causé à la traductrice de devoir faire des contorsions pour faire correspondre le nombre de caractères du message en français à l’original polonais*.

Mais, qu’ils soient pris séparément (principalement celui de Maya) ou ensemble, je n’ai pas vraiment saisi le message que Tokarczuk cherchait à faire passer au-delà de la simple histoire de trois femmes un peu déracinées et tentant chacune de faire face au poids de leurs vies. Cela me ramène à ma question de départ : pourquoi « ultimes » ? En partie, c’est évident : la mort ou la conscience de la mortalité sont, de multiples manières, toujours présentes dans chacun des récits.

Je serai curieuse de lire l’avis d’autres participant.es à la lecture commune autour de Tokarczuk que je propose aujourd’hui avec Et si on bouquinait ? s’ils-elles ont aussi lu Récits ultimes. Cette chronique est aussi une contribution au Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, et à l’initiative « Voisins Voisines » d’A propos de livres, visant à mettre un coup de projecteur sur la littérature européenne contemporaine. J’avais aussi présenté Olga Tokarczuk et son œuvre de manière plus générale lorsque lui avait été décerné le prix Nobel de littérature.

C’est un avis inhabituellement mitigé, mais j’avais savouré Dieu, le temps, les hommes et les anges pour son écriture très évocatrice et pour sa manière de décrire un lieu comme hors du temps, ainsi que Les pérégrins pour la forme du livre et son foisonnement de récits, de périodes et d’observations.  

Olga Tokarczuk, Récits ultimes (Ostatnie historie, 2004). Traduit du polonais par Grazyna Erhard. Livre de poche, 2021.

* Au sujet de la traduction, j’ai supposé que, derrière les « six gros raviolis généreusement arrosés de beurre fondu et garnis de lardons grillés » que mange Ida avant son accident, se cachent en fait des pierogi et j’étais désolée que (contrairement au bortsch servi au même repas), l’occasion de présenter cette roborative merveille culinaire aux lecteurs et lectrices français n’ait pas été saisie pour cette édition française !


Et voici les autres participations :

La Barmaid aux lettres a lu Maison de jour, maison de nuit et s’est abstenue « d’écrire six pages uniquement pour [n]ous dire qu[’elle n’a] pas aimé » (ouf !).

Sur les ossements des morts a eu plus de succès : Je lis, je blog a « adoré le petit monde de Madame Doucheyko » tandis que Patrice (qui avait confirmé faire partie du deuxième groupe de « ceux qui ne l’ont pas encore lue mais aimeraient la lire ») indique que sa lecture va l’inciter « à continuer de découvrir Olga Tokarczuk à travers d’autres œuvres ».

Ingannmic, elle, s’est lancée dans Les pérégrins, « récit peut-être foutraque, mais immensément séduisant et, en effet, rempli d’inattendu » et qui l’a donc « complètement charmée ».

Pativore a lu Histoires bizarroïdes et a émis un avis général « mitigé, le style est quand même agréable et les histoires toutes différentes ont tout de même un intérêt littéraire et philosophique ». Keisha, ayant (re)lu ces mêmes Histoires bizarroïdes, confirme que le recueil est en effet « bizarroïde, mais absolument génial » et qu’il fait « écho à notre société et certaines de nos interrogations ».

Chez Mark et Marcel, étant en voyage à Gênes aujourd’hui, nous promet son billet pour mardi.

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24 commentaires on “Olga Tokarczuk – Récits ultimes”

  1. kathel dit :

    Comme toi, j’ai aimé Dieu, le temps… et apprécié, quoiqu’un peu moins Les pérégrins. Ces récits semblent trop déstabilisants, le titre l’est déjà. Bref, je note plutôt d’autres livres de l’autrice.

  2. nathalie dit :

    Je l’ai lu, mais il faudra patienter jusqu’à mardi (le blog est dans des contrées plus accueillantes pour le week-end). J’aime bien cette expression de « personnage cul-de-sac » qui caractérise bien Maya. C’est vrai qu’avec elle, ça s’arrête comme ça, et cette irruption du tourisme des tropiques dans l’univers de neige est un peu déstabilisante.
    Ce n’est clairement pas le plus réussi, mais il est bien représentatif de son oeuvre.

    • Oui oui, je t’attends bon gré mal gré. Je suis curieuse de voir en plus long ce que tu en auras pensé. Au sujet du tourisme des tropiques, le passage (qu’il faudrait que je relise pour en parler plus exactement) sur les touristes qui mettent leur vie dans leurs bagages pour une semaine vs. les « vrais » voyageurs m’a paru un peu simplet.

  3. Ingannmic dit :

    Ah, je ne l’ai pas lu, celui-là, et j’ai aimé tout ce que j’ai lu, à ce jour, de l’auteure. Mais il me semble avoir vu que Nathalie le lisais (blog chez Mark et Marcel). Je sais qu’elle ne publie pas de billets littéraires le samedi, mais peut-être auras-tu droit à son avis dans les jours qui viennent…

    • Oui, c’était prévu comme ca pour Nathalie et j’attends de lire son avis. Penses-tu lire ces Récits ultimes? Ca m’intéresserait d’avoir ton avis. Je n’ai pas trouvé les quelques avis que j’ai trouvés jusqu’ici dans la presse ou sur les blogs particulièrement informatifs.

  4. keisha41 dit :

    Oui, on se pose les mêmes questions sur ces lettres dans la neige.
    Mais…personne ne va se lancer dans son pavé historique? (si, je l’ai lu il y a un bout)

    • Sait-on jamais, il reste encore 7 heures avant la fin de ce 11 mars! Moi, je vais blâmer le fait que je n’ai jamais eu assez de place dans mes valises pour l’y mettre 🙂

      • Nathalie dit :

        Moi j’ai lu le pavé historique avant qu’elle ait le Nobel (j’espère que vous entendez le son des trompettes de la gloire) et j’ai beaucoup aimé.

      • Je viens de me prosterner dans ta direction et tu auras peut-être ressenti un léger mouvement d’air autour de toi. Moi, mon seul titre de gloire (gloire entre guillemets) est d’avoir au même moment eu le livre en main et été à moins de 2 mètres de la propriétaire de la maison d’édition et je peux même ajouter que c’était fin 2018. Hélas, mon bagage était à moins de 2 mètres de moi, du livre et de la personne susmentionnée et m’a clairement signalé que revenir à Budapest avec le livre susmentionné était tout bonnement impossible (parce que des livres, j’en avais déjà trop!).

  5. keisha41 dit :

    Comment ça, trop de livres? ^_^

  6. Athalie dit :

    Pour avoir lu certains recueils des « récits » de cette autrice, je me dis que ce format est celui qui m’a laissée le plus dubitative … maison de jour, maison de nuit, par exemple, je n’ai pas tout compris, et je retrouve dans ta note ce même sentiment. Par contre Sur les ossements des morts et Dieu, le temps, les anges … sont des romans extraordinaires !

    • Je te rejoins sur « Dieu, le temps, les hommes et les anges », que j’ai lu, et j’attends de me faire mon opinion sur Sur les ossements des morts, pour lequel ton avis enthousiaste rejoint tous ceux que j’ai lus jusqu’ici. Même en ayant lu l’avis de La Barmaid sur Maison de jour, maison de nuit, je suis intriguée par ce livre. Je n’en ai pas terminé avec Olga Tokarczuk!

  7. Patrice dit :

    Cette lecture commune va pouvoir me faire changer de catégorie :-). Très bonne idée, et de surcroit, un vrai plaisir de voir une grande variété de livres chroniqués, même si, comme tu le signales, les impressions sont très hétérogènes.

    • Heureusement, tu passes dans la première catégorie (ceux qui l’ont lue et aimeraient la relire) et non dans la quatrième que je viens de devoir créer pour La Barmaid (ceux qui l’ont lue et n’ont pas du tout aimé)! Visiblement, ça dépend du titre – dans certains les intentions de Tokarczuk sont peut-être un peu trop difficiles à décerner.
      Est-ce qu’Eva pense la lire aussi?

  8. […] Olga Tokarczuk – Récits ultimes | Passage à l'Est! dit : 11 mars 2023 à 08:03 […]

  9. Doudou Matous dit :

    J’ai adoré en effet « Sur les ossements des morts » et j’ai été ravie de participer à cette lecture commune. Si les prochaines me permettent de découvrir des auteurs aussi originaux et agréables à lire, je signe tout de suite.

    • C’est le genre de commentaire qui fait plaisir à lire! De plus, tu confirmes que je dois moi aussi me pencher sur le cas de ces Ossements des morts – en échange, je te recommande Dieu, le temps, les hommes et les anges que j’avais beaucoup aimé.
      As-tu déjà lu des livres de Sandor Marai ou d’Ivo Andric? Si non, et si ça te tente, nous aurons des LC le 16 mai et le 9 octobre respectivement… ce sera un autre style que Tokarczuk, mais intéressant aussi.

  10. Violette dit :

    J’ai beaucoup aimé Sur les ossements des morts, je vais peut-être éviter ce titre… mais j’aimerais en lire d’autres de l’autrice.

  11. Décidément, on dirait bien que c’est moi qui ai fait mauvaise pioche !

    • Pas nécessairement – le livre a bien dû plaire à quelqu’un quelque part! Mais c’est vrai que ce n’est pas le titre qu’on voit le plus souvent évoqué. Sur les ossements des morts semble être généralement plus apprécié (je ne l’ai pas encore lu) et pour ma part j’ai beaucoup aimé Dieu, le temps, les hommes et les anges (pour l’écriture) et Les pérégrins (pour le côté livre-puzzle).


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