[Carrément] à l’Est ! 3 – Orphan of Asia, un roman sur l’être taïwanais au milieu du XXe siècle

Troisième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

Orphan of Asia (L’orphelin de l’Asie) est un roman taïwanais écrit en japonais. A ma connaissance, il n’en existe pas de traduction publiée en français, ce qui est vraiment regrettable car c’est un livre bien écrit et un document très intéressant sur Taïwan dans la première moitié du XXe siècle. J’ai donc lu la traduction anglaise.

Bien que présenté sous la forme d’un roman, le livre est de nature très nettement autobiographique et retrace le parcours d’un homme né sur l’île et dont la vie correspond assez étroitement avec la période coloniale japonaise (qui va de 1895 à 1945 ; l’auteur, né en 1900, est décédé en 1976. Il a publié ce livre en 1945). C’est un homme instruit et bien intentionné, mais dont la vie sera toujours très fortement – et négativement – marquée par le fait qu’il est un sujet de l’empire japonais.

Hu Taiming, le héros, nait dans une famille aisée de la campagne taïwanaise, dont les ancêtres sont arrivés de Chine quelques générations auparavant. Son grand-père étant un admirateur et pratiquant de la culture chinoise classique, Taiming est envoyé débuter ses études auprès d’un vieil érudit fumeur d’opium. Dès la 6e page, on le voit quitter le domicile familial, armé des nouvelles chaussures de toiles préparées par sa mère, de sa calotte surmontant sa natte, et de 120 pièces de cuivre, pour devenir pensionnaire à l’école « Ladder to the Clouds » dirigée par Maître Peng.

In the corner was a bed and, above it, a square ashtray on which a shaded light, an alcohol lamp, flickered tiny, pale flames. The same dim flames were reflected gloomily on leaves, a pipe, a tray, and other carelessly strewn implements for smoking opium, as well as on a skinny old man who lay next to them. Books piled high on a desk by the bed, a holder for a number of crimson brushes (…), a picture of Confucius on the wall straight in front of it, incense smoke that trailed like a piece of string – these thickened even more the room’s cloistered, swirling air. The old man walked up to the bed and saluted reverently: “Master Peng.”

La formation qu’il reçoit, basée sur l’étude des textes classiques en vue de passer les examens bureaucratiques chinois, aurait paru naturelle lorsque Taïwan faisait encore partie des territoires contrôlés par la dynastie chinoise des Qing, mais l’île est passée sous administration japonaise et avec celle-ci est arrivé un nouveau modèle de gouvernement et d’éducation. Taiming, pourtant si attaché à son grand-père porteur de culture classique, voit lui aussi les avantages de la nouvelle éducation et finit par être inscrit à l’école publique moderne.

His view of the world abruptly widened, vast and vivid.

Pensionnaire de sa nouvelle école, il voit à chaque visite qu’il fait chez lui se creuser l’écart entre l’environnement progressiste de l’école, et le mode de vie traditionnel du village et de sa famille. Cette dernière, qui est restée enracinée au village, illustre ce mode de vie qui devient de plus en plus obsolète avec le passage des décennies de l’entre-deux-guerres : le père prend une concubine et fonde une nouvelle famille, donnant lieu à des querelles familiales, d’héritage, à une remise en cause par le clan des responsabilités de la famille Hu pour les rites ancestraux, puis à une nouvelle répartition de l’espace de la maison-avec-cour familiale afin de séparer la nouvelle de l’ancienne branche de la famille.

[Il n’est pas si fréquent à Taïwan de voir ces maisons traditionnelles avec espaces de vie séparés et espaces rituels, mais il suffit de pouvoir en visiter une pour mieux se représenter les dynamiques familiales – ici, quelques photos de la maison Lin du district de Wufeng, province de Taichung ; la maison a été très endommagée par un tremblement de terre en 1999 mais a été superbement rénovée.

La maison de Zhuoliu Wu, l’auteur de ce roman, a elle aussi été préservée et j’étais contente de lire un article à son sujet sur le site du blogueur-photographe Josh Ellis, qui regorge d’autres articles passionnants sur Taïwan]. 

Taiming, pendant ce temps, vit la vie d’un jeune homme moderne éduqué dans le système japonais : devenu instituteur dans un école rurale à l’équipe pédagogique mixte taïwanaise et japonaise, il se dévoue avec succès à ses élèves ; pour échapper à l’amour malheureux qu’il porte à une collègue japonaise, il décide d’aller poursuivre ses études à Tokyo (il est alors non seulement le premier de sa famille à aller au Japon, mais également le premier étudiant taïwanais de sa faculté de physique) ; diplôme en main, il revient au pays mais il n’y trouve pas d’emploi convenable et suffisamment rémunéré et finit par s’installer en Chine, à Nanjing.

A son dialecte familial amené des provinces chinoises de Guangdong et Fujian, Taiming avait déjà ajouté le japonais appris à l’école à Taïwan. Déterminé à ne plus rentrer à Taïwan, il s’attelle à la tâche d’apprendre le mandarin puis à celle d’enseigner – en mandarin – dans une école de jeunes filles. Il se marie avec une fille du continent, devient père, se prépare à s’enraciner à Nanjing malgré son mariage qui s’avère rapidement désastreux. 

Zeng, who had invited him so enthusiastically and had even found a job for him, cautioned with curious persistence from the moment he met Taiming in Shanghai that their identity must be concealed: “People will look askance at us wherever we go, it’s our fate. It’s not about what we’ve done or haven’t done. We’re deformed – fate’s monstrous children. Of course it’s unfair, but we can’t do much about it, and we mustn’t behave like sulky foster children. We’ve got to prove ourselves through deeds, not words. The truth is that our passion is second to none when it comes to making sacrifices for China.”

Hélas, la Chine n’est pas un pays stable et, aux conflits qui opposent le gouvernement de Nanjing aux seigneurs de la guerre qui se disputent le pouvoir à Pékin, s’ajoutent les visées de plus en plus évidentes du Japon sur le continent, le Japon ayant déjà conquis la Manchourie quelques années auparavant. Taiming, bien que fils d’une famille taïwanaises qui perpétue encore le souvenir de ses origines chinoises, est citoyen de l’empire japonais. Lorsqu’éclate la guerre entre la Chine et le Japon (Zhuoliu ne donne pas de dates, mais c’est en 1937), Taiming, qui n’avait pas révélé ses origines taïwanaises, est dénoncé comme tel et donc comme espion japonais. Bien qu’innocent, il se voit obligé de fuir et de rentrer à Taïwan : là, ce sont les policiers japonais qui considèrent d’emblée comme suspect cet homme fraîchement arrivé du continent.

Ainsi, Zhuoliu Wu fait le portrait d’un homme qui, parce qu’il est né à Taïwan, est condamné à se retrouver du mauvais côté. Bien que considéré comme supérieur par sa famille parce qu’il est éduqué et a voyagé, il est traité comme inférieur tant par les Japonais de Taïwan que par ceux du Japon à qui il devait également cacher ses origines taïwanaises. Au racisme japonais envers les habitants de Taïwan s’ajoute au fil du temps la suspicion, née de la guerre que mène le Japon en Chine, que font peser les autorités tant chinoises que japonaises envers ces Taïwanais qui ne sont plus chinois, mais ne sont pas tout à fait japonais. Taiming lui-même, que ce soit au Japon ou ensuite en Chine, voit bien la supériorité de ces deux pays et de leur culture par rapport à celle de Taïwan. Malgré toute son éducation, son arrivée à Nanjing et la découverte de sa culture « vieille de cinq mille ans » le fait se sentir comme « a country bumpkin », un cul-terreux. De retour à Taïwan, bien que soulagé d’avoir échappé à la prison, il est immédiatement frappé par l’atmosphère étroite et suffocante qui règne sur l’île et qui ne fait qu’empirer à mesure que le Japon accapare les ressources de l’île (hommes, riz et autre production agricole) pour nourrir son effort de guerre.

Autour de Taiming, quelques personnages masculins proposent des voies d’action différents des siens : le cousin Zhiga, qui a tout de suite compris les avantages qu’il peut obtenir en se faisant un pion de l’administration japonaise, l’activiste chinois anti-impérialiste Lan, le professeur Zeng qui s’est élevé contre la discrimination envers les enseignants taïwanais par leurs collègues japonais… Tout au long, cependant, et bien qu’également victime de ces discriminations, Taiming hésite à se prononcer, préférant essayer de vivre une vie intellectuellement et matériellement satisfaisante sans avoir à se préoccuper de politique. Finalement, poursuivi dans ses derniers retranchements, il sera obligé d’accepter les mots de son ancien collègue Zeng : qu’il le veuille ou non, les conflits militaires et identitaires qui se jouent entre Chine et Japon ne sont pas « other people’s business », les affaires des autres, mais ont des conséquences directes sur lui et sur sa famille.

He had told himself he was living honestly, but hadn’t he just deceived himself? He hadn’t had the courage to take life by the horns; he merely had made compromises with it at every turn. He had graduated with a degree in physics and received the highest education possible for a Taiwanese, yet what had he done with it? In the end, wasn’t he a useless, impotent being, no better than a worm? 

A travers son héros Taiming, Zhuoliu Wu décrit bien les affres d’un homme et d’une société qui n’appartiennent nulle part. La trajectoire de Taïwan, entre Chine et Japon, est spécifique à l’île, mais l’histoire de Taiming, et les questions de choix et d’allégeance culturelle et politique qu’elle soulève, présente certainement bien des similarités avec celles des personnes éduquées dans les colonies des puissances européennes. Ce qui m’a également intéressée, c’est de lire ce livre en sachant qu’il a été écrit à partir de 1943 et publié dès 1945. Zhuoliu Wu parle de la vie de Taiming telle que celui-ci la vit, et non pas de la guerre avec le recul d’un historien et (venant d’Europe) c’est fascinant de voir apparaitre quelquefois, derrière la dimension asiatique de la Seconde Guerre mondiale, quelques informations sur la guerre telle qu’on la connait en Europe : l’annonce de l’ouverture d’un front allemand en « Russie », si peu de temps après la capitulation française et la conquête des Balkans, plonge Taiming dans le désespoir. Quelques pages plus tard (le rythme du roman est assez rapide et l’auteur n’hésite pas à faire de grandes enjambées dans le temps), le débarquement allié en Normandie est évoqué dans le même temps que les défaites japonaises dans le Pacifique. Entre les deux, l’alliance de l’Allemagne et du Japon donne lieu à un épisode sombre mais tout de même comique, lorsque Taiming est accusé par son directeur de lire la littérature d’une nation ennemie, juste parce qu’il lit un livre « en écriture horizontale » (il s’agit de Faust).

“All horizontal writing is the writing of the enemy!”

“But Faust was written by Goethe, a German like Hitler. Is Germany an enemy, even though it’s Japan’s ally?”

“Germany? What are you talking about?”

Consternation seized the director’s face at having revealed his own ignorance.

Surtout, je me demande ce que savaient l’auteur et l’éditeur, au moment de la publication du livre, de ce qui allait ensuite advenir de Taïwan, du Japon et de la Chine : les bombes, notamment nucléaires, sur le Japon et la capitulation de l’empire, la rétrocession de Taïwan à la Chine en 1945, les « événements de 2-28 » (en 1947, un soulèvement populaire contre les nouvelles autorités chinoises, qui le répriment dans le sang), la défaite sur le continent des forces nationalistes du Guomindang face aux communistes de Mao Zedong en 1949, l’arrivée massive à Taïwan de Chinois du continent et l’imposition du chinois comme « langue nationale » à la place du japonais ou du taïwanais, l’instauration de la loi martiale jusqu’en 1987…. C’est encore tout un changement politique, social et culturel complet qui attend l’île et ses habitants, et qu’évoquent nombre d’autres œuvres littéraires dont je ne pourrai présenter qu’une infirme partie dans mes prochaines chroniques.

Zhuoliu Wu, Orphan of Asia (1945). Traduit du japonais à l’anglais par Ioannis Mentzas. Columbia University Press (Modern Chinese Literature from Taiwan), 2006.

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