Jerzy Andrzejewski – Les portes du paradis

Les portes du paradis, ce sont deux phrases, et deux paragraphes. La première phrase court de la première à la dernière (158e) page et raconte un moment d’une croisade médiévale. La deuxième phrase consiste en six mots dont le poids narratif et l’importance pour le message général du livre vont bien au-delà de leur apparente simplicité. 

Et ils marchèrent toute la nuit.

Le roman se déroule « dans les forêts profondes du Vendômois » : un cortège d’un millier d’enfants a pris la route à l’appel de « Jacques de Cloyes » lorsque celui-ci s’est adressé à eux pour leur enjoindre de partir pour Jérusalem et d’y arracher aux « Turcs infidèles » la « Terre Sainte et le tombeau solitaire de Jésus ». Parmi ce millier d’enfants tout juste partis et déjà épuisés, Blanche, Maud, Robert et Alexis – encore adolescents – sont parmi les premiers. C’est à eux qu’Andrzejewski s’intéresse dans ce roman, qui dure juste le temps des confessions qu’ils font à l’homme qui a pris sur lui de les accompagner.

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Elie Wiesel – La nuit

Mon père eut encore un râle – et ce fut mon nom : « Eliezer. » 

Je le voyais encore respirer, par saccades. Je ne bougeais pas. 

Lorsque je descendis après l’appel, je pus voir encore ses lèvres murmurer quelque chose dans un tremblement. Penché au-dessus de lui, je restai plus d’une heure à le contempler, à graver en moi son visage ensanglanté, sa tête fracassée.

Puis je dus aller me coucher. Je grimpai sur ma couchette, au-dessus de mon père qui vivait encore. C’était le 28 janvier 1945.

Elie Wiesel a dédié La nuit « à la mémoire de [s]es parents et de [s]a petite sœur, Tzipora ».

De cette petite fille, quelques images subsistent, de « ses cheveux blonds bien peignés », « de son manteau rouge sur ses bras », des dents qu’elle serre en portant « un sac trop lourd pour elle » – le sac dans lequel elle porte une part des possessions de la famille expulsée vers le ghetto, dernière étape avant la déportation. Face aux gendarmes qui distribuent des coups de matraque pour faire avancer la colonne de personnes de tous âges, « elle savait déjà qu’il ne servait à rien de se plaindre », écrit plus tard son grand frère.

Quelques jours plus tard, une autre colonne, et une dernière image, de Tzipora tenant la main de sa mère, qui caresse ses cheveux blonds, « comme pour la protéger ». La famille vient d’arriver à Birkenau, les hommes envoyés à gauche, les femmes à droite.

Et je ne savais point qu’en ce lieu, en cet instant, je quittais ma mère et Tzipora pour toujours.

Ainsi se termine la vie d’une petite fille de sept ans, dont le souvenir ne perdure peut-être que dans ces quelques lignes. La nuit paraît en français en 1958 alors qu’Elie Wiesel a juste trente ans et sa sœur est morte depuis déjà 14 ans.

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Ryszard Kapuscinski – Mes voyages avec Hérodote

Je lui ai aussi raconté l’aventure dans laquelle le livre d’Hérodote m’avait entraîné : au fur et à mesure que je le lisais, j’accomplissais simultanément deux voyages : le premier en faisant mon travail de reporter, le second en suivant les pérégrinations de l’auteur des Histoires.

mes-voyagesReporter assidu, issu d’un pays et d’une époque où les voyages à l’étranger n’étaient autorisés qu’au compte-goutte, Ryszard Kapuscinski (1932-2007) fut l’envoyé aux quatre coins du monde de divers organes de presse polonais. Outre les dépêches et reportages réalisés pour son travail, Kapuscinski s’inspira également de ses voyages et de ses observations pour écrire de nombreux livres sur chacun des continents qu’il a traversés, du vaste espace russe à l’Amérique ou encore l’Iran. Arrivant à la fin de sa vie, il signe avec Mes voyages avec Hérodote une autobiographie en pointillés de sa carrière de reporter, placée sous le signe de celui qu’il présente comme un double autant qu’un maître : Hérodote.

Double, car ce chroniqueur de l’Antiquité l’a accompagné, en pensée et physiquement, dès les débuts de sa profession. Double aussi car le livre des Histoires d’Hérodote, reçu de sa rédactrice en chef au moment où elle lui annonce sa première affectation à l’étranger, l’accompagne et le forme également dans sa conception du monde, et de la place qu’il y tient en tant que reporter.

Lorsqu’il entame sa carrière à l’étranger, ainsi que sa lecture d’Hérodote, Kapuscinski a un handicap majeur : Hérodote retranscrit ses Histoires à la fin d’une longue vie de voyages et d’accumulation de connaissances. Kapuscinski, lui, a grandi avec la censure (dont celle appliquée aux Histoires), n’a à l’age de 24 ans encore jamais franchi de frontières, possède une connaissance rudimentaire du monde et un anglais plus qu’approximatif (mais il parle couramment le russe). C’est ainsi qu’Hérodote en vient à lui servir à la fois de refuge et de guide dans son compréhension de la diversité du monde.

La connaissance d’autrui nécessite une longue et solide initiation.

Dès sa première escale, en Italie, Kapuscinski ressent, à voir l’éclairage public, les magasins bien stockés, la nonchalance des clients aux terrasses des cafés, comme un choc des civilisations. Arrivé en Inde d’où il est censé renvoyer ses reportages, le choc se fait plus intense : la pauvreté, la multitude, la nouvelle (et pour lui inacceptable) étiquette d’Européen aisé qui lui est accolée, la chaleur et – la langue.

Je pénétrais l’Inde non pas par l’intermédiaire des images, des sons ou des parfums, mais par celui des mots, des mots d’une langue qui de surcroît n’était pas la langue maternelle des Indiens, mais une langue étrangère, imposée, à ce point assimilée toutefois qu’elle faisait partie de leur identité et constituait pour moi une clé indispensable. Mon premier combat avec ce pays fut un combat avec la langue.

En Inde, puis en Chine, la langue reste un obstacle pour le reporter, mais aussi pour le l’homme Kapuscinski, frustré de se heurter si rapidement à un obstacle aussi important dans sa quête d’une connaissance totale de ces deux pays.

Lorsqu’on le retrouve un peu plus tard en Afrique, Kapuscinski est déjà plus aguerri, débarrassé de ses timidités d’homme de l’Europe de l’Est, mais il continue son cheminement de reporter aux côtés d’Hérodote. Les chapitres qui se succèdent le voient plus souvent retranscrire et commenter divers épisodes des guerres entre les Perses et leurs peuples voisins, que l’actualité des pays et continents qu’il couvre (les quelques livres de Kapuscinski que j’ai lus jusqu’ici n’ont d’ailleurs souvent pas grand chose à voir avec le travail qu’il devait fournir pour gagner sa vie au quotidien). Au fil des pages, on voit cependant émerger une certaine conception, et justification, du reportage tel qu’il le pratique :

Dans l’univers d’Hérodote, le seul dépositaire ou presque de la mémoire humaine est l’homme. Pour accéder à cette mémoire, il faut aller à sa rencontre ; s’il habite loin, il faut se mettre en route, marcher, et, quand on arrive chez lui, il faut s’asseoir à ses côtés et écouter son récit, écouter, mémoriser ou peut-être prendre des notes. Ainsi surgit le reportage.

Si Hérodote le fascine tant, c’est aussi parce que Kapuscinski recherche toujours l’autre face de ses Histoires : comment Hérodote est-il arrivé à ce produit fini ? A qui s’est-il adressé, et comment, pour obtenir ses informations ? Quelles sont, d’ailleurs, les informations qu’Hérodote n’a pas jugé bon de recueillir ou de retranscrire ? Kapuscinski s’intéresse en effet à la dimension individuelle des efforts collectifs que décrit Hérodote : qu’a pensé l’ouvrier travaillant à la construction d’un pont pour les armées perses, l’habitant de Babylone assiégée, ou encore les enfants du Grec Lycidas alors que la foule s’apprête à les lapider ? On retrouve là l’un des grands traits de Kapuscinski : son penchant pour l’arrière-plan individuel des grands faits historiques, un certain impressionnisme jouant sur l’interaction entre le détail et la vue d’ensemble.

Mélange assez (quelque fois trop) lâche d’histoire personnelle et d’extraits et de commentaire des Histoires, Mes voyages avec Hérodote m’a paru moins rempli de verve et d’action que les quelques autres livres que j’ai lus de Kapuscinski, dans lesquels il s’attarde davantage sur ces expériences de reporter dans des pays en pleine ébullition. Plus réfléchi, ce livre donne un arrière-plan intéressant à la démarche d’écrivain telle qu’on la voit mise en action dans Imperium ou Le Shah.

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Je termine avec ce titre ma rétrospective Kapuscsinski. Pour obtenir un portrait plus complet du reporter, il aurait fallu incorporer dans cette série l’un de ses livres sur l’Afrique, continent qu’il a sillonné, d‘année en année, de guerre en guerre. Je me contente de citer ici ces livres : sur l’Afrique en général (Ébène, Aventures africaines), sur l’Ethiopie (Le négus), ou encore sur l’Angola (D’une guerre à l’autre). Bonne lecture !

Ryszard Kapuscinski, Mes voyages avec Hérodote (2004). Trad. du polonais par Véronique Patte. Plon, 2006.


Petit guide de la Hongrie, chapitre 7 : Géza Ottlik – Une école à la frontière

Ottlik EcoleZsoldos, Colalto, Czako, Halasz… en ouvrant Une école à la frontière, on est confronté à toute une sarabande de noms de garçons à laquelle, comme Benedek Both dit Bébé, le narrateur, il faudra s’accoutumer. Avec ceux de Schulze, Marcel, Kovach et des autres adultes, ces noms forment le microcosme social qu’est l’école de préparation militaire du milieu des années 1920 prise pour cadre par Géza Ottlik dans son roman.

Septième étape de mon exploration de la littérature hongroise du XXè siècle, Une école à la frontière est l’évocation douce-amère du monde de l’enfance, mais aussi un regard critique sur le caractère humain et la relation entre individu et société. On y suit Benedek Both qui, âgé d’une dizaine d’années, fait sa rentrée avec six autres « bizuths » dans cette école en contrebas des Alpes orientales, à la frontière entre Hongrie et Autriche.

Lui et les autres élèves y font un apprentissage sans concessions des codes, règlements et hiérarchie qui régissent ce monde totalement séparé de celui des « civils ». Sous la houlette des surveillants et enseignants et de la clique d’élèves plus anciens, chacune des nouvelles recrues doit, semble-t-il, être écrasée, vidée de toute substance individuelle avant d’être reformée à l’image de l’officier modèle.

Ainsi commença le véritable gâchis de notre existence. Si jusqu’à présent, je ne comprenais pas telle ou telle chose, maintenant c’était un brouillard épais qui tombait – Medve a raison – si épais que désormais tout en devint trouble ; et il fallut des jours, des semaines avant que je parvienne à m’orienter suffisamment pour retrouver mon propre nez. Mais ce n’était plus mon nez à moi. Et moi non plus, je n’étais plus le même. Je n’étais plus qu’un geignement ininterrompu et une attention convulsive, pour arriver à comprendre ce que je devais devenir, ce qu’on exigeait de moi. Car nous restâmes longtemps sans même le comprendre ; et c’est Medve qui mit le plus de temps et eut le plus de mal à comprendre.

Ce n’est pas un établissement pénitentiaire, et on y trouve plutôt une rigidité militariste à outrance qu’une volonté de sadisme, mais c‘est une mentalité très particulière et, comme tous l’apprennent à leurs dépens, un modèle de fonctionnement où la discipline serrée, le foisonnement d’ordres et de réglementations, la surveillance constante, encouragent les décisions et punitions arbitraires plus qu’ils ne les empêchent. Si l’ordre règne, c’est aussi en grande partie parce que les adultes se déchargent beaucoup sur un noyau d’élèves qui font la loi à leur manière. Dans les grands dortoirs et les salles de classe à l’ancienne, on est loin d’une image d’Épinal d’enfants aux joues rebondies écoutant sagement le maître.

Certains craquent, d’autres sont renvoyés, et ceux qui restent doivent choisir leur camp et louvoyer entre instinct de préservation et restants de droiture morale : les grosses lâchetés, les petites vacheries finissent par faire partie du quotidien.

Tous autant que nous sommes, du premier jusqu’au dernier, nous avons fini par nous résigner à la soumission.

Le récit n’est pas celui de Bébé élève, mais de Bébé adulte, trente ans plus tard, et si j’ai beaucoup aimé Une école à la frontière c’est en partie parce que cette distance temporelle donne au récit un ton empreint de maturité, désabusé mais aussi légèrement nostalgique. En 1957, les questions que se pose Bébé, et le regard qu’il porte sur son éducation et ses camarades, sont tout à fait différents même s’il inclut aussi le souvenir du regard qu’il portait, jeune, sur sa vie d’alors.

Une autre voix se mêle à celle de Bébé, celle de Gabor Medve, arrivé à l’école la même année mais dorénavant mort et qui a envoyé à Bébé un manuscrit où il relate les expériences de « M. » à l’école de préparation militaire à partir de l’automne 1923.

En plus d’être un roman d’apprentissage, Une école à la frontière est donc aussi un livre sur la mémoire. En lisant le manuscrit de Medve, Bébé se rend compte des différences d’interprétation de ses souvenirs et de ceux de Medve, avec toutes les questions qui en découlent : pourquoi avoir décrit les choses de telle manière alors qu’elles se sont passées différemment, pourquoi avoir passé outre certains faits, certains sentiments ? Il y est question de détails de vêtements, de dates, mais aussi de petites et grosses lâchetés et actes de courage. S’en souvenir, et les formuler par écrit, c’est une manière de tenter de comprendre et défendre le garçon d’alors et ce qu’il est devenu.

Ce passage d’une voix à l’autre (il y a aussi celle, moins présente mais aussi intrigante, de Daniel Szeredy), et d’une période à l’autre (principalement les années 1920, mais avec des détours par 1944 et 1957/58) se fait sur un ton un peu paresseux, comme un gros fleuve qui s’étend au travers d’une vaste plaine. Le souci du détail est parfois grand (surtout pour reconstituer les premières semaines d’internat) mais est bien inséré dans le grand récit des semaines, des mois, saisons et années qui s’écoulent. En même temps, le recul ne donne pas un récit tout linéaire comme un fil qu’on tire d’une bobine : l’impression de paresse (très agréable à la lecture) m’est venue non pas parce qu’Ottlik se noie dans des détails insignifiants, mais parce qu’il se donne le temps d’emprunter des chemins détournés, de s’attarder sur un détail, pour arriver à un récit juste de la personne ou l’événement qu’il veut décrire. Tout a sa place, même s’il n’y paraît pas tout de suite.

Pour finir, il y a beaucoup de poésie dans ce récit : à côté de la peur et de l’adversité, il y a aussi le parfum particulier des petits riens et des petites joies glanées ici et là : les promesses contenues dans une noix de muscade trouvée au pied d’un arbre, les jeux croisés inventés à deux, l’amitié, la capacité des garçons à garder leur individualité et leur part d’imagination et de rêverie.

Une école à la frontière est un des classiques de la littérature hongroise, et maintenant que je l’ai lu je n’ai aucun mal à comprendre pourquoi car c’est un beau livre, et un livre empli de voix vivantes.

Notre train partait à dix heures du soir et arrivait à Budapest le matin. Quatre grands wagons de troisième classe nous étaient réservés. Avant le dîner, Feri Bonis, assis sur sa boite à matériel, chanta à tue-tête les noms des gares de notre itinéraire. Il avait trouvé, Dieu sait où, un indicateur de chemin de fer ; sans doute apporté avec lui en septembre, exprès pour apprendre la longue liste des gares. Il la connaissait par cœur, car sa mémoire était bonne. Nous l’apprîmes à notre tour, pour la reprendre avec lui ; trente ans plus tard, Medve la savait encore presque sans faute.

Györ, Györszentivan, Nagyszentjanos, Acs, Komarom, Szöny, Almasfuzitö, Tata, Tovaros, Vértesszöllös, Tatabanya. Dans la brouhaha assourdissant et au milieu du tohu-bohu général, Colalto classait sa collection de « listes des passages qui manquent » avec Sandor Laczkovics, faisant preuve d’une remarquable tranquillité d’esprit.

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Il y a certainement une part d’autobiographie dans Une école à la frontière : né en 1912 à Budapest, il est l’élève d’une école de préparation militaire dans la petite ville frontalière de Kőszeg entre 1923 et 1926 (je n’ai pas vérifié mais je suis presque certaine que c’est sa photo qui illustre l’édition hongroise la plus récente du livre) Iskolaavant de passer encore trois ans dans une école similaire à Buda. Il se dirige ensuite vers les sciences (mathématiques et physique) en même temps qu’il écrit. Censuré pour raisons politiques, il gagne, comme beaucoup d’autres, sa vie en traduisant de la littérature de l’anglais – qui lui vaut d’être invité en Angleterre dans les années 1960 et de l’allemand (il écrit aussi sur le bridge, son autre passion). Il est assez bien reçu avant la guerre pour ses contributions au magazine littéraire Nyugat (« Occident »). Sa réputation aujourd’hui est surtout basée sur Une école à la frontière, livre publié en 1959 quoique l’importance de son livre ne soit principalement reconnue – par les lecteurs et par des prix officiels – que bien plus tard, après les années 1970.

Malheureusement cette édition française d’Une école à la frontière semble être la seule traduction de son œuvre – qui est de toute manière restreinte – hormis Aventures au jeu de carte, co-écrit avec Hugh Kelsey et publiée chez Belfond (collection Bridge, pour les passionnés du sujet) en 1988.

Géza Ottlik décède en 1990, laissant Buda, une suite d’Une école à la frontière, non terminée (le livre existe en traduction anglaise chez l’éditeur hongrois Corvina, 2004, et je compte bien m’en procurer une copie). Le centenaire de sa naissance il y a deux ans a donné lieu à de nombreuses célébrations et expositions et je regrette maintenant de n’y avoir pas fait plus attention à l’époque.

Géza Ottlik, Une école à la frontière (Iskola a határon, 1959). Trad. du hongrois par Ladislas Gara, Georges Kassaï et Georges Spitzer. Seuil, 1964.


Ciril Kosmač – La ballade de la trompette et du nuage

BalladeCet été, je pars en Pologne, et pour préparer mon voyage j’ai lu des livres, des guides naturellement, mais j’ai aussi feuilleté d’autres publications dans le style « manoirs, châteaux et palais de Pologne » ou « les plus beaux paysages de Pologne ». D’après ce dernier livre il y en a beaucoup, et j’ai hâte d’y être, surtout dans la région des lacs du nord-est où se termine mon périple. L’eau, les forêts, les réserves naturelles, les animaux sauvages, une ou deux forteresses et de très jolis petits manoirs début 19e siècle ; et puis, au détour des pages, des témoignages d’un passé triste et récent : d’anciennes fortifications détruites au passage des armées allemandes de la deuxième guerre mondiale, d’autres fortifications – celles-ci en béton – pour défendre des centres de commandement nazis, les ruines du quartier général d’Himmler à Hochwald près de Giżycko, celles de la « Tanière du loup » près de Kętrzyn où eut lieu le coup raté contre Hitler en 1944.

Aujourd’hui cette région sillonée de lacs protéiformes paraît tellement calme et reculée qu’il m’est difficile de m’imaginer qu’elle fut le théâtre d’une partie de l’assaut monumental des armées allemandes contre celles soviétiques. Avec toutes les morts de la guerre, les déportations aux camps allemands et aux goulags de l’URSS, les politiques visant à transformer une région aux ethnies et croyances multiples en une région polonaise et catholique, et le passage du temps, il ne doit pas rester beaucoup de personnes capables de parler des hommes, femmes et faits qui ont peuplé ces environs il y a près de 70 ans. Et pourtant, les campagnes verdoyantes ont dû cacher leur lot de secrets, souffrances et ressentiments dans le cadre relatif de l’après-guerre, partout en Europe.

A l’autre extrémité de ce qui allait ensuite devenir « l’Europe de l’Est » communiste, c’est justement (en partie) des séquelles de la guerre dans une petite communauté rurale que parle le slovène Ciril Kosmač dans son très beau petit livre La Ballade de la trompette et du nuage.

Le récit, publié en 1956, commence pourtant de manière anodine, alors que Peter Maïtsène, écrivain, prend ses quartiers d’été dans une ferme perdue de la campagne slovène. Il a déjà en tête le commencement d’une épopée qu’il souhaite écrire à propos de Temnikar et, à peine arrivé avec sa valise bourrée de livres, de manuscrits et d’ébauches, les mots se bousculent pour transcrire son récit. Le paysan qui l’héberge se prête sans le vouloir à cette inspiration, car tout de suite Maïtsène lui donne les traits de Temnikar, paysan-héros assassiné en 1943 alors qu’il cherche à sauver quelques partisans maquisards d’une mort assurée par les milices fascistes.

Mais le paysan est bavard et l’inspiration n’admet pas qu’on attende. Exaspéré par sa page blanche, Maïtsène finit par abandonner la partie. Dehors, le ciel brille sur les collines et les vignes. Au fil des heures d’une grande promenade et de quelques rencontres un brin mystérieuses, Maïtsène renoue avec les fils de son histoire et le récit prend forme.

Une des raisons pour lesquelles j’ai beaucoup aimé La Ballade de la trompette et du nuage, c’est sa construction à la fois simple et savante, où le va-et-vient est constant entre l’élaboration du roman lui-même par Kosmac, et celle de l’histoire de Temnikar par Maïtsène. Faciles à suivre (les pensées de Maïtsène et les parties de l’épopée que celui-ci élabore sont en italique), ces deux narratives sont en même temps cousues l’une à l’autre grâce à l’utilisation de quelques éléments apercus par Maïtsène au cours de sa promenade et qui réapparaissent dans l’histoire de Temnikar. Une trompette, par exemple, qu’il entend à de nombreuses reprises, et qui le mène vers un vieillard dont l’histoire jouera un rôle déterminant dans celle à la fois de Maïtsène et de Temnikar, fini par s’incruster dans celle qu’invente Maïtsène à propos de Temnikar.

La trompette, d’ailleurs, est espiègle et n’en finit pas de prendre Maïtsène au dépourvu dans son rôle d’écrivain – « qu’est-ce qui se passe donc ? Cette maudite trompette, elle existe, ou pas ? Est-ce la trompette de Temnikar ? Pourtant, dans l’histoire de Temnikar je n’ai pas mis de trompette ? », se dit-il alors qu’il se surprend à utiliser sans l’avoir voulu une sonnerie de trompette pour pousser Temnikar sur son chemin, après l’avoir entendu en réel durant sa promenade.

De temps à autre, Maïtsène se rabroue, justement parce qu’il n’arrive pas à brider son imagination ou à empêcher un nuage aperçu dans le ciel de flotter à travers son cerveau et de s’insinuer dans son récit. « Je suis en train d’écrire une nouvelle réaliste. Et ce serait encore plus réaliste si je m’asseyais et je commencais », se tance-t-il alors qu’il s’apprête une enième fois à affronter la page blanche.

A travers le personnage de Maïtsène, c’est donc un peu des thèmes comme l’art d’écrire, la frontière pas toujours bien définie entre le réel et l’imaginaire, l’écrivain et son environnement qui sont concrétisés ici.

L’autre raison pour laquelle j’ai tant aimé ce livre a aussi trait au rôle de l’écrivain en tant qu’ « accoucheur » – accidentel ou non – d’histoires véritables. Car Maïtsène, en s’attaquant à l’histoire de Temnikar, qui meurt pour protéger ces partisans mais dont la famille sera trahie et sacrifiée en représailles, est sans le vouloir tombé sur un champ de mines en s’installant précisément dans ce village où les habitants sont encore marqués par des faits similaires et encore trop récents pour être ouvertement discutés.

« A quoi bon lire ? … Un jeune, ca aime tout lire, le gai et le triste, et tout l’atteint au vif de la même manière… Mais lorsqu’on est plus vieux eh bien… chacun a sa propre histoire, alors, pourquoi lirait-on encore celles qui sont imprimées ! », dit une femme âgée à Maïtsène lorsqu’elle apprend qu’il est écrivain.

C’est une « vraie » histoire qui se dessine sous les yeux de Maïtsène, et c’est une histoire incomfortable, faite de lâcheté, de dénonciation, d’humanité dans son aspect le plus sordide. C’est surtout une histoire qui ranime des plaies encore vives. Maïtsène, peut-être un écrivain d’une certaine tradition communiste, celle qui aime glorifier le paysan héroïque à des fins politiques, préfère prendre la fuite face à cette réalité moins glorieuse. Kosmač, lui, se fait témoin de ses contemporains ainsi que poète, apportant une écriture légère et teintée de lyrisme à son roman.

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Né en 1910 à Slap ob Idrijci, qui faisait alors partie de l’empire austro-hongrois, puis de l’Italie et dorénavant de la Slovénie, Ciril Kosmač s’exile en 1938 à Paris, puis à Londres et au Caire avant de rentrer en Yougoslavie en 1944. Il est écrivain (j’espère mettre la main sur Un jour de printemps, publié en 1950) et scénariste (Na Svoji Zemlji, Sur le Sol Natal est présenté au Festival de Cannes en 1949), membre de l’Académie des Sciences et des Arts slovène, et est considéré comme l’une des grandes voix de la littérature slovène. Sa maison d’enfance est ouverte au public.

Ciril Kosmač, La Ballade de la trompette et du nuage (Balada o trobenti in oblaku). Trad. du slovène par Jean Durand-Monti. Le Serpent à Plumes, 2000.


Isaac Bashevis Singer – Le Spinoza de la rue du Marché

spinozaBien qu’ayant passé les 56 dernières années de ses presque neuf décennies d’existence aux Etats-Unis, pays qu’il a quelquefois utilisé comme cadre pour ses récits, Isaac Bashevis Singer s’est plus souvent fait l’écrivain de sa communauté d’origine, celle des Juifs de Pologne de l’entre-deux-guerres. Ou, du moins, de celle d’avant la seconde guerre mondiale, avant que personnes, villages et coutumes ne soient presque complètement effacés des territoires d’aujourd’hui.

C’est en effet un monde disparu qu’I.B. Singer décrit dans les neuf histoires du recueil Le Spinoza de la rue du Marché : un monde régi par des lois et traditions qui peuvent sembler incompréhensibles (voire même retrogrades), et un monde haut en couleur, d’autant que Singer aime justement à prendre pour sujet le bizarre, le surprenant, le choquant.

Ici, on ressuscite allègrement les gens, tel le riche Alter de « L’homme qui est revenu » et qui deviendra un sacré coquin. On passe sa vie – et on la perd – à mener guerre contre dybbuks, esprits du mal et mauvais œil. On donne la part belle aux méfaits de Satan et autres démons, à qui il revient d’ailleurs de nous narrer trois histoires. Entre celles-ci, « La destruction de Kreshev » vaut son pesant d’or pour sa description d’un de ces villages, de ses us et coutumes concernant le mariage, le statut des femmes ou la justice (celle-ci bien lapidaire).

C’est aussi un monde tissé de shtetl, où juifs et goy se côtoient tout en vivant dans des mondes en vase clos : « physiquement, ces gens vivent à nos côtés, mais spirituellement ils sont quelque part en Palestine, sur le mont Sinaï, ou Dieu sait où. Il ignore peut-être même que nous sommes au XIXè siècle. En tout cas, que nous nous trouvons en Europe », se dit le docteur Yaretzky alors qu’il croise inopinément la fenêtre ouverte d’un rabbin dans « L’ombre d’un berceau », l’une des rares histoires à prendre le point de vue d’un polonais athée mais élevé dans la tradition catholique.

Hors du temps – c’est justement l’impression qui ressort de certaines de ces histoires, qui nous sont racontées à nous, lecteurs du XXIè siècle, comme elles auraient pu l’être par quelque ménagère d’avant-guerre mettant au fait des derniers ragots une vieille cousine de la campagne.

D’autres, cependant, sont bien plus faciles à dater, telle « Caricature », où le docteur Margolis s’entretient avec ses collègues de « Hitler lui-même, qui ne restera pas longtemps à Berchtesgaden. Un de ses jours, il va se mettre en route et arriver ici », ou la dernière, « Le Spinoza de la rue du Marché », qui voit un autre vieux philosophe se marier sur le tard avec une vieille fille alors que la mobilisation à l’aube de la première guerre mondiale bat son plein.

Toutes les histoires ne m’ont pas semblé montrer un I.B. Singer au mieux de sa forme (« Shiddah et Kuzibah » mettant en scène un jeune démon terrifié par l’arrivée d’humains sous terre en particulier m’a laissée plutôt perplexe). Le manque est facilement comblé par les autres histoires, dont la variété (de style, de longueur, de point de vue narratif et temporel), différente d’autres histoires plus autobiographiques (telles celles d’« Au Tribunal de mon Père ») font que ce court recueil peut vite se transformer en un long et enrichissant voyage dans des contrées qui ne sont de toute manière plus accessibles que par la lecture.

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Deux petites anecdotes pour compléter une petite biographie qui existe déjà autre part sur ce site : d’après certains, personne ne saurait exactement la date de naissance d’I.B. Singer, qui donnait généralement 1902, mais aurait aussi dans sa jeunesse cité 1904 afin d’éviter le service militaire. D’autre part, Bashevis est un pseudonyme, hérité du nom de sa mère et rajouté plus tard à son nom d’origine, Singer.

Isaac Bashevis Singer, Le Spinoza de la rue du Marché (The Spinoza of Market Street, 1958, 1960,1961), trad. de l’anglais par Marie-Pierre Bay. Denoël, 1997.


Milan Füst – L’histoire d’une solitude

Que se passe -t’il dans l’Histoire d’une solitude? Pas grand chose. C’est du moins bien l’impression que le style du narrateur, s’adressant au lecteur de manière détachée, m’a laissé en fermant le livre.

Dans la préface, Péter Eszterházy, écrivain hongrois et récipient en 1983 du prix Milan Füst, rapporte l’origine de cette nouvelle. Celle-ci, basée sur une histoire vraie mais étoffée et romancée, avait presque aussitôt fait son apparition dans la revue Csillag de janvier 1956. La date de parution semble anecdotique, liée seulement à un incident dans la vie de l’auteur peu avant Noël 1955. Début janvier 1956, Füst écrit à un ami pour lui faire part de la visite d’une jeune femme prétendant être la nièce de cet ami, et qui avait emprunté à Füst une somme assez conséquente. La somme n’avait jamais été remboursée, et l’ami n’avait pas de nièce; c’est là le germe de l’Histoire d’une solitude.

Ici, cependant, l’histoire est transposée dans une période, « bien avant la Première Guerre », et un monde social qui pourraient être ceux de la jeunesse de Milan Füst à la fin du 19è siècle. C’est un monde en entre-deux, partagé entre l’héritage germanique (représenté par la mère du narrateur, sévère et étouffante), et celui, hongrois, du père causeur, joueur et décédé. C’est aussi le monde, à cheval entre deux marches, de l’aristocratie désargentée mais qui tente cependant de tenir son rang.

Le narrateur, qui se décrit comme un « château hanté de mauvais souvenirs », tombe brièvement amoureux d’une jeune fille mystérieuse venue emprunter de l’argent, puis l’oublie, se plonge dans les études à défaut de pouvoir s’entourer d’une famille ou d’amis. Cette « solitude sans partage » continue alors qu’il devient officier de réserve dans l’armée austro-hongroise au début de la guerre, et qu’à la suite d’une querelle il se retrouve à la prison militaire, puis à l’hôpital. C’est là que, surprise!, il retrouve la jeune fille mystérieuse. « Et c’est en fait là que commence véritablement mon roman », alors qu’il en tombe à nouveau amoureux, cette fois pour de bon, et qu’ils commencent leur vie commune. Sous l’oeil désapprobateur de la mère, la désillusion s’installe, et la jeune femme, toujours aussi mystérieuse, finit par disparaître, sans pour autant cesser de hanter l’imaginaire du narrateur. Un chien est adopté pour combler l’absence, mais celui-ci aussi déplaît à la mère et finit par être donné à un cirque canin.

Bien que le tout soit condensé en 130 pages, ceci n’est pas une pièce destinée aux amateurs d’intrigues bien rythmées! Le style, un long monologue d’auto-analyse entrecoupé d’interpellations du narrateur à lui même, crée une distance certaine entre l’homme et les évènements de sa vie et, de ce fait, met aussi à distance le lecteur. Le regard que le narrateur porte sur lui même est d’une grande désinvolture – « je suis un homme paresseux, nonchalant et distrait, et je ne suis fait que pour des travaux qui deviennent en moi comme une contraine démente », et instruit aussi son attitude par rapport aux méandres de la vie – « tant pis, – me dis-je – et trois fois tant pis. La vie est orageuse, il faudra bien en passer par là aussi ». Il ne s’agit cependant certainement pas d’un témoignage apitoyé, mais plutôt de la description dans un contexte particulier d’un mal qui peut être universel, celui de la solitude humaine.

Milan Füst (1888-1967) fit partie de l’avant-garde hongroise des premières décennies du 20è siècle auprès de personalités littéraires plus généralement connues telles que Dezső Kosztolányi ou Ferenc Karinthy.

Milan Füst, L’histoire d’une solitude (Egy magány története, 1956), trad. du hongrois par Sophie Aude. Les éditions Cambourakis, 2007.