Ivo Andrić – Omer pacha Latas

La quatrième de couverture présente les personnages d’Omer pacha Latas comme les figures d’un échiquier – la reine, le fou, la tour, les soldats… En repensant à ma lecture, je me suis rendu compte que j’y voyais plutôt un de ces grands tableaux des siècles passés, présentant un grand thème – un paysage, un passage de la Bible, une bataille entre deux armées – mais dont l’intérêt réside en fait dans les détails nichés sur les routes et dans les maisons.

Le grand thème, ici, serait l’arrivée en Bosnie d’Omer pacha Latas et de son armée, « un grand événement non seulement pour Sarajevo mais pour toute la Bosnie ». C’est au mois d’avril d’une année dont on apprend plus tard qu’il s’agit de celle de 1850 qu’arrive ce séraskier du sultan, « le « mouchir » (maréchal) Omer pacha.

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Imre Kertész – Être sans destin

« Pourquoi, mon garçon, dis-tu à tout bout de champ « naturellement » à propos de choses qui ne le sont pas du tout ?! » Je lui dis : « Dans un camp de concentration, c’est naturel. » « Oui, oui, fait-il, là-bas, oui, mais… et là, il s’interrompt, hésite un peu, mais … comment dire, le camp de concentration lui-même n’est pas naturel ! » dit-il, semblant finalement trouver le mot juste, et je ne réponds rien, car je commence tout doucement à voir qu’il y a une ou deux choses dont on ne peut visiblement jamais discuter avec des étrangers, des ignorants, dans un certain sens des enfants, pour ainsi dire.

La traduction française d’Être sans destin a paru il y a presque 25 ans, en janvier 1998 : un petit volume assez épais, aux proportions inhabituelles sauf pour Actes Sud qui le publie. Plus tard, après la parution de Le refus et l’attribution du prix Nobel de littérature à Imre Kertész en 2002, il a été possible d’acheter ces deux volumes en un coffret réunissant une trilogie sur « l’absence de destin », dont Actes Sud avait déjà publié le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, en 1995.

J’ai un souvenir très limité, mais assez précis, de cette parution de 1998, ou plutôt de l’accueil très enthousiaste qui lui a été réservé. C’est l’un de mes très rares souvenirs d’une actualité littéraire qui, je crois, me parvenait surtout par le Monde des livres mais à laquelle je ne prêtais pas beaucoup attention. J’avais donc un exemplaire d’Etre sans destin sous la main, mais à l’époque je ne l’ai pas lu. Je regrette de ne pas pouvoir comparer ce que j’aurais pu en penser alors, en tant qu’adolescente, et ma compréhension du livre aujourd’hui alors que je le lis pour la première fois.

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Elias Canetti – Die gerettete Zunge / La langue sauvée

La Bulgarie comme point de départ, et autres histoires de paradis perdu : livre 2/2

Es ist war, daß ich, wie der früheste Mensch, durch die Vertreibung aus dem Paradies erst entstand.

Il est vrai que, comme le tout premier homme, je suis né de l’expulsion du paradis.

Pour cette nouvelle édition des « Feuilles allemandes » organisée par Et si on bouquinait un peu ? et Livr’escapades, je savais que je voulais continuer à explorer le thème de l’allemand comme langue adoptée, plus ou moins en lien avec l’expérience de l’exil – et ce malgré tous les « vrais » auteurs allemands, autrichiens et suisses qu’ils ont rassemblé au cours des deux éditions précédentes … Voici d’ailleurs les liens vers les bilans de la deuxième édition (j’avais contribué L’ingrate venue d’ailleurs, d’Irena Brežná), et de la première édition (j’avais contribué Pigeon, vole, de Melinda Nadj Abonji).

La citation que j’ai mise en ouverture de ce billet est la dernière phrase de La langue sauvée, premier volume de l’autobiographie d’Elias Canetti : l’occasion de cette phrase est la visite que lui fait sa mère pour lui annoncer qu’il va devoir bientôt quitter Zürich, où il est si heureux, pour l’Allemagne. Cette scène se déroule il y a cent ans cette année ; Canetti a seize ans, et a déjà vécu à « Rustschuk » (ancien nom allemand de Roussé/Ruse, en Bulgarie où il est né), en Angleterre (Manchester – c’est là qu’il apprend l’anglais), en Suisse (Lausanne – c’est là qu’il apprend l’allemand), et en Autriche (Vienne – c’est là qu’il utilise son allemand). Canetti passera le reste de sa vie (1905-1994) entre ces différents pays.

Le comité Nobel, qui lui décerne le prix Nobel de littérature en 1981 « pour son œuvre littéraire caractérisée par l’ampleur des perspectives, par la richesse des idées et la puissance artistique », résume ainsi l’écrivain : « on peut dire que la langue allemande est la terre natale de Canetti, et est restée, malgré le nomadisme de sa vie, la langue dans laquelle il a écrit ses œuvres ».

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Un partage d’impressions de lecture autour de Le crépuscule des dieux de la steppe, d’Ismail Kadaré

Les lecteurs et lectrices assidu.e.s de Passage à l’Est ! se souviendront que, mi-janvier, Patrice (Et si on bouquinait), Marilyne (Lire & Merveilles), Nathalie (Chez Mark et Marcel) et moi nous étions associés pour un voyage dans une Albanie hivernale en compagnie du Général de l’armée morte. Dans l’élan de cette lecture, Marilyne et moi avons continué notre découverte de l’incontournable écrivain albanais Ismail Kadaré, lisant chacune de notre côté son roman Le Crépuscule des dieux de la steppe. Nous avons mis en commun nos impressions, que nous vous livrons ci-dessous comme première contribution au Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

Retrouvez aussi notre conversation et la chronique du Crépuscule des dieux de la steppe par Lire & Merveilles sur son blog, ici. Lire la suite »


Drago Jančar – La fuite extraordinaire de Johannes Ott

Je tourne autour de cette chronique depuis plusieurs jours, me demandant ce que je vais extraire de ce texte dense, serré, touffu, sombre et énigmatique qu’est La fuite extraordinaire de Johannes Ott.

En parlant d’un autre roman de Drago Jančar, Katarina, le paon et le jésuite, l’année dernière (retrouvez ma chronique ici), j’avais déjà évoqué Jérôme Bosch et ses visions fantastiques. La référence est tout aussi valable pour La fuite extraordinaire de Johannes Ott, mais en prenant ses représentations les plus apocalyptiques de l’enfer et en y ajoutant une version masculine de la figure de la Dulle Griet (Margot la folle) de Pieter Brueghel.

Non que Johan Ot, le héros du livre, soit « fou » au sens moderne du terme (ce qui relève de la folie et ce qui relève de la sagesse ne répond de toute manière pas aux mêmes critères dans le XVIIe siècle du roman) : c’est plutôt sa solitude au milieu de la foule qui me fait faire ce rapprochement.

Est-ce que n’est pas hérétique ou sataniste tout être qui met en doute la bêtise généralisée ?

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Alexandre Tišma – Le livre de Blam

En lisant Le livre de Blam, j’ai retrouvé l’Alexandre Tišma que j’avais tant aimé en découvrant d’abord L’usage de l’homme (chroniqué en 2012) puis Le jeune fille brune (chroniqué en 2018). Cet écrivain né en 1924, décédé en 2003, y parle, avec une écriture attentive et légèrement exigeante, de la Voïvodine serbe-yougoslave de l’après-guerre, des gens qui y habitent, d’une société qui se transforme petit à petit mais où le poids individuel du passé collectif reste très présent.

Par sa location et son sujet, Le livre de Blam se rapproche cependant davantage de L’usage de l’homme (qui lui fait suite dans une trilogie lâche que conclut Le Kapo), que de la pure nostalgie personnelle de La jeune fille brune. Le cadre est celui de Novi Sad, cette grande ville multi-ethnique du nord de la Serbie où a grandi l’auteur, et où est né Blam, son héros triste et solitaire. Lire la suite »


Marek Edelman – Hanna Krall : Mémoires du ghetto de Varsovie

A la lecture du Retour à Lemberg de Philippe Sands, j’ai été frappée par ce qu’il écrit sur le juriste Rafael Lemkin, et sur la question que celui-ci se pose à partir de 1940 : comment les Nazis avaient-ils pu imposer leur pouvoir sur l’ensemble du continent ? Son travail de collecte et d’analyse de leurs décrets, arrêtés et autres documents officiels fera ressortir, déjà avant la fin de la guerre, l’objectif nazi de destruction de nations dans les régions passées sous leur contrôle, légalisée à coups de documents juridiques et administratifs. Pris individuellement, ils pouvaient à la rigueur paraître dénués d’intentions meurtrières. Pris dans leur ensemble, ils montraient clairement l’objectif qui apparaitra encore plus clairement après la conférence de Wannsee, l’émergence de la « solution finale » et son application terrible.

Mais le travail de Lemkin démontrait aussi les étapes qui ont rendu faisable l’application de la décision d’extermination concernant les Juifs à un rythme et avec une vitesse qu’il est difficile d’appréhender pleinement. La dénationalisation des Juifs (pour les soustraire à la protection de la loi), l’obligation du port de l’étoile, l’enregistrement forcé des Juifs, le regroupement en ghettos, la menace de mort pour toute personne quittant le ghetto sans autorisation… tout cela était le prélude à l’extermination de masse, dans les camps ou dans les massacres en plein air.

Cela, et la suite de ces mesures, nous le retrouvons aussi décrit, dans toute l’horreur de son application sur des groupes et des personnes, dans les Mémoires du ghetto de Varsovie. Dans l’édition du Scribe (1983), ce petit livre contient, outre une préface de Pierre Vidal-Naquet, un plan du ghetto, une chronologie et une bibliographie, deux textes séparés mais complémentaires. Lire la suite »


Ismaïl Kadaré – Le crépuscule des dieux de la steppe

En repensant à ce roman, lu suite à ma lecture commune de Le général de l’armée morte, il m’est difficile de mettre de côté la question des circonstances dans lesquelles le livre a été écrit. Ismaïl Kadaré, revenu en Albanie après des études à Moscou interrompues par la rupture entre l’URSS et l’Albanie (à l’hiver 1961-2), n’y évoque-t-il pas cette période d’incertitude (de « crépuscule des dieux de la steppe »), qui précède la rupture entre deux pays qui s’accusent mutuellement de « révisionnisme » et de « propagande antisoviétique » ? Difficile, alors, de ne pas voir (ou s’imaginer) des références plus ou moins libres, une prise en compte plus ou moins forte des risques de censure, dans son choix d’évoquer sous cette forme-là une période charnière dans l’histoire très récente de son pays. Difficile, aussi, de ne pas se demander qui sont les personnages qui entourent le narrateur du roman, des personnages qui portent (pour nous) des noms sans signification particulière et qui, pourtant, avaient à l’époque une dimension symbolique. D’autres noms sont évoqués, plus distants du narrateur mais avec une présence historique bien plus palpable : Pasternak, en particulier, Ivo Andric, Hoxha et Khrouchtchev, bien sûr, et même Janos Kádár, en qui certains reconnaitront le dirigeant de la Hongrie de 1956 à 1988.

Mais j’aurais pu commencer cette chronique d’une manière beaucoup plus légère, pour parler non de l’Histoire telle qu’elle est vécue par le narrateur, mais de l’histoire du narrateur lui-même. Tout d’abord, les premières pages m’ont rassurées : lorsque je retranscrivais, en octobre dernier, les paroles du fin connaisseur kadaréen David Bellos dans mon article ici, j’ai eu un sérieux doute : est-ce que je l’avais bien entendu parler des bords de la mer Baltique comme cadre d’un roman de cet auteur que j’associe davantage avec l’Adriatique ? C’est bien le cas : lorsque s’ouvre Le crépuscule des dieux de la steppe, le narrateur est en vacances dans une « maison de repos » pour écrivains (« une ancienne propriété d’un baron letton ») au bord de la Baltique.

J’avais espéré que la vie dans la maison de repos de Riga serait moins morose, mais j’y retrouvais un certain nombre des vacanciers de Yalta, la table de ping-pong au lieu du billard, une pluie entrecoupée qui vous confirmait le mot de Pouchkine sur les étés dans le Nord, caricatures des hivers du Midi, et la similitude des visages, des conversations et des initiales (…) me donnait un sentiment de recommencement. Cette vie avait quelque chose de stérile, d’anthologique, mais peut-être n’était-ce là qu’une impression, parce que, comme à Yalta, je sentais que je vivais ici aussi, dans ce monde assez étrange, des journées en quelque sorte hybrides, où la mort et la vie se mêlaient, se confondaient.

Au hasard d’une nuit de déambulations avec une jeune fille tout juste rencontrée, le narrateur raconte la légende de Constantin et Doruntine, illustration de l’importance, dans son pays natal, de la bessa, du respect de la parole donnée.

Je lui dis qu’Homère avait vu le jour dans les Balkans, que c’était donc la terre natale de la grande poésie, qu’on y trouvait de nombreuses légendes et ballades d’une beauté incomparable et que c’était précisément de l’une d’entre elles, de celle du mort qui sort de sa tombe pour tenir parole, que s’était inspiré Bürger dans Lenoren Lied, encore qu’il l’eût fait d’une manière lamentable.

La voilà, cette ballade avec laquelle je terminai ma chronique du Général de l’armée morte ! Ce motif de la parole donnée, illustré par la ballade mettant en scène un mort ressuscité et une vivante, reviendra dans de toutes autres circonstances plus tard dans Le crépuscule des dieux de la steppe. Le narrateur, ses vacances ayant pris fin, y sera de retour à Moscou, où il est l’un des étudiants de l’Institut Gorki – l’Institut de littérature où Kadaré, aussi, avait étudié une vingtaine d’années avant la parution du livre. Le narrateur y retrouve des étudiants (ce sont quasiment tous des hommes) venus de toute l’URSS, ainsi que de pays amis – la Chine (« un étudiant chinois nommé Ping, que les autres étudiants avaient surnommé « Les Cent Fleurs épanouies », bien que son visage n’évoquât rien moins qu’une fleur »), l’Albanie, et aussi un Grec exilé par son pays (ce sont les années après la guerre civile qui se termine avec la défaite des partisans communistes grecs en 1949).

Les planches du parquet continuaient à craquer sous mes pas. L’abandon du couloir était insoutenable. Cette porte était celle de Ladontchikov. Puis loin venait celle de Tabourokov, originaire de l’Asie centrale. Puis, à la suite, celles du Letton Hiéronyme Stulpanz, de l’Arménien Artachez Pogozian, de deux Géorgiens, tous deux prénommés Chota, l’un stalinien, l’autre antistalinien, du Russe Iouri Gontcharov, de Kiouzengech, des régions septentrionales des Tchétchènes ou peut-être des Esquimaux (…) ; puis les portes du Caucasien, A. Chogentsoukov, du Lituanien Maskiavicius.

Dans ce dortoir aux sept étages, les étudiants vivent leur vie dans la grisaille de l’hiver moscovite : les cours, les rencontres et les cuites, les sorties au ski ou à la datcha…. La vie – parfois agitée – à l’intérieur du bâtiment, tient autant de place que les déambulations dans une ville qu’on s’imagine crépusculaire, mais à laquelle le narrateur est attaché.

Je ralentis le pas, hésitant, ne me décidant pas à tourner à droite pour aller vers Kouznetski Most, ou à prendre l’étroite et bruyante rue Pétrovka, ou encore à monter vers la Place Rouge. Tout promeneur solitaire aurait choisi la première direction, mais curieusement, sans savoir pourquoi, je continuai d’avancer vers la place que tour ceux qui n’ont pas vécu à Moscou croient être le centre de la capitale.

Peu à peu, les nuages s’amoncellent au-dessus de cette relative insouciance, et s’ensuit une série d’événements déconnectés mais qui, ensemble, donnent un tour lugubre à l’existence du narrateur à Moscou. C’est d’abord l’affaire Pasternak – Kadaré consacre plusieurs pages à l’acharnement contre l’auteur, suite à sa réception du Nobel : qu’il soit allongé sur son lit, sorti en ville, ou assis à ses cours, le narrateur est le témoin sans forces de l’acharnement, contre l’auteur, de la presse entière, qui se fait l’écho de déclarations anti-Pasternak venues de toute l’URSS.

On publiait des télégrammes, des lettres, des protestations, des déclarations de travailleurs, de kolkhoziens, d’unités militaires, de l’intelligentsia créatrice et en particulier des écrivains. En première page de la Litératournaia Gazéta on pouvait lire, entre autres, les déclarations de Noutfoulla Chakénov et de Ladontchikov. La plupart des inscrits à notre cour avaient eux aussi envoyé des déclarations et ils attendaient de les voir paraître à leur tour. Il y avait parmi eux Tabourokov, qui croyait encore que le prix Nobel était décerné par le gouvernement américain en collaboration avec les Juifs de New York.

Vient ensuite l’épidémie de variole, l’imposition d’une quarantaine et le lancement d’une campagne de vaccination (et oui !). Enfin, une menace plus vague, mais dont le mystère touche plus directement le narrateur : devenu à son insu le représentant d’un pays contre lequel s’est retournée l’URSS, le narrateur se retrouve à son tour l’objet d’une suspicion vague, brumeuse, qui n’a rien de concret et qui pourtant finit par teinter toutes les facettes de sa vie moscovite. Que faire, alors, de la belle Lida dont il s’est épris mais dont il sait qu’il ne pourra peut-être jamais la revoir ?

Institut Gorki, probablement plus agréable que le dortoir des étudiants

Plus que l’aspect purement romanesque du livre, c’est surtout l’évocation du « melting pot » soviétique de l’Institut Gorki, et des limites entre le dit et le non-dit dans une période de chaos post-stalinien, qui m’a intéressée. Dans les couloirs de l’Institut, les soirs de beuverie, on se chuchote à l’oreille les sujets qu’on aimerait vraiment développer en littérature, à coups d’histoires de corruption de secrétaires de parti, de déportations, de vodka distillée en douce, d’espionnage et de vodka distillée en douce. Le narrateur, dans son coin, se dit alors que la littérature officiellement sanctionnée n’a vraiment rien à dire sur ce qu’il se passe réellement en URSS.

Ces derniers temps, il s’était produit tant d’événements importants et de bouleversement tragiques, on avait vu des comités centraux entiers évincés, des groupes se livrer une lutte implacable pour le pouvoir, des complots, des manœuvres de coulisse ; et rien de tout cela, ou presque, n’était évoqué dans les pages des romans ou les actes des pièces de théâtre. On n’y trouvait que le bruissement des bouleaux – oh ! mon bouleau blanc ! et dans ces écrits c’était toujours dimanche.

Un autre aspect de ma lecture de ce roman comme document d’époque, plutôt que comme œuvre de pure fiction, est les références littéraires, dont j’ai relevé toutes celles qui étaient à ma portée. Kadaré y parle donc de l’affaire Pasternak (plus que du roman, dont le narrateur n’a parcouru que quelques pages dactylographiées, sans savoir qu’il avait entre les mains un texte potentiellement dangereux pour lui), il évoque aussi Homère et Ivo Andric (tous deux représentants de la même tradition des ballades balkaniques), et surtout on y retrouve des thèmes forts dans l’œuvre – y compris ultérieure – de Kadaré. La bessa ? C’est par exemple un thème moteur d’Avril brisé (traduit en français en 1982), dont j’ai parlé il y a quelques semaines.

Page 134, l’ « armée morte commandée par un général et un prêtre vivants » … c’est évidemment Le général de l’armée morte (traduit en français en 1970).

Page 96 et à nouveau page 195, cette niche où l’on met, à Istanbul, les têtes coupées de pachas tombés en disgrâce… c’est La niche de la honte (traduit en 1984).

Sans oublier la Doruntine de la ballade, à laquelle Kadaré consacre tout un roman, Qui a ramené Doruntine (traduit en 1986), que Fayard présente comme « un ‘thriller’ hors d’âge, plein de brumes, de chevauchées nocturnes et de pierres tombales déplacées, mais dans lequel court, en filigrane, une réflexion universelle sur la portée de l’Histoire. »

Tout cela fait de ce court roman un roman riche, mouvant. La traduction (le nom du traducteur n’apparait nulle part dans mon édition de 1981 et je ne peux que supposer, comme pour Le général de l’armée morte, qu’il s’agit de Jusuf Vrioni, dont le nom apparait dans les éditions ultérieures) donne un ton sobre, légèrement détaché au personnage du narrateur. Elle comporte aussi des coquilles qui m’ont surprise pour cette maison d’édition et cette période. Le crépuscule des dieux de la steppe a été republié en français à plusieurs reprises (tout dernièrement chez Laffont dans la collection Bouquins), et il semble que le texte des éditions ultérieures ait été augmenté.

Pour ma part, j’ai lu la version de 1981 parce que c’est la seule version en français (et le seul exemplaire) disponible dans tout le réseau des bibliothèques publiques en Hongrie. En recevant le livre, sorti des rayonnages inépuisables de la Bibliothèque des Langues Etrangères de Budapest, j’ai été amusée par les traces des quarante années d’existence du livre. Il porte, par exemple, le tampon de l’Állami Gorkij Könyvtár, Bibliothèque d’Etat Gorki, le nom porté par cette institution jusqu’en 1990 – décidément, Gorki est partout. Publié en France en 1981, le livre a dû être acquis par la bibliothèque tout de suite après, car la petite notice indique un emprunt des juin 1982, un autre deux ans plus tard. Et c’est tout ! Qui sait, c’est peut-être la première fois depuis des années qu’il est sorti des rayonnages pour être lu.

Avec Marilyne (Lire & Merveilles), nous prolongerons l’aventure Kadaré avec un rendez-vous autour de ce livre le 3 mars. Le format sera différent de nos chroniques habituelles, mais nous le faisons – bien sûr – dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran !

Ismail Kadaré, Le crépuscule des dieux de la steppe, Fayard, 1981. Traduit de l’albanais ; le traducteur n’est pas indiqué mais il s’agit très probablement de Jusuf Vrioni.


Ismaïl Kadaré – Avril brisé

« Un roman court, puissant, sur la rencontre entre deux mondes dans l’Albanie des années 1930 » : c’est ainsi que j’avais résumé ma lecture du roman Avril brisé, en clôture de mon article sur les bonnes raisons de lire/relire son auteur Ismaïl Kadaré. Il est temps pour moi d’en dire un peu plus sur ce roman dont j’ai tant apprécié l’écriture.

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Jaan Kross – Le fou du Tzar

Voici le troisième et dernier épisode de ma série d’été sur les romans historiques d’Europe centrale et de l’Est. L’excellent Katarina, le paon et le jésuite nous a fait traverser l’Europe centrale du XVIIIe siècle. Felix Austria nous a emmenés dans la Galicie de l’année 1900, et j’étais moins enthousiaste.

Avec Le fou du Tzar, c’est dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’Estonie, au début du XIXe siècle, que je vous propose de m’accompagner. J’avais décrit le roman historique comme une « lecture plaisir » : ce roman en est une excellente illustration. Lire la suite »