Eugen Uricaru – Le poids d’un ange
Publié : 12/05/2021 Classé dans : 2000s, Marily le Nir, Roumanie | Tags: Eugen Uricaru 6 CommentairesTroisième et dernier volet de ma séquence autour du thème « écrire/effacer, se souvenir/oublier » dans la littérature roumaine d’après 1989.
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On pouvait difficilement trouver quelqu’un qui vous rappelât encore « le monde d’avant ». Et ceux qui s’en souvenaient étaient encore plus rares. Plus rares et plus entourés d’obscurité. Une obscurité venant de leur intérieur, qui les dissimulait, les rendait plus difficiles à trouver, même plus difficiles à remarquer.
Dans Le livre des nombres, on retrouvait un roman-dans-le-roman, dont l’objectif était de coucher par écrit le passé afin de ne pas l’oublier. Dans Comme si de rien n’était, l’écriture se présentait comme une manière d’appréhender une réalité individuelle et intime, dont la littérature officielle ne pouvait rendre compte. Dans ces deux livres, l’écriture est l’expression d’un besoin – universel – de préserver une version personnelle, mais juste, des faits, que le passage du temps ou les discours officiels de la Roumanie communiste auraient pu faire tomber aux oubliettes.
Dans Le poids d’un ange, il est à peine question d’écriture. Cependant la question de l’oubli, du passé, de la mémoire collective ou individuelle et de sa manipulation à des fins idéologiques ou politiques, est au cœur de ce roman complexe et déroutant. C’est aussi un regard intrigant, et teinté d’extraordinaire, sur un XXe siècle roumain et européen, à travers la vie d’un homme, Basarab Zapa.
Théâtre : János Háy – Le veilleur de pierres et Béla Pintér – Saleté
Publié : 30/03/2021 Classé dans : 2000s, 2010s, Hongrie, Théâtre | Tags: Béla Pintér, János Háy 6 CommentairesDans ma précédente chronique, sur Tout est loin de Sándor Tar, les quatre ouvriers protagonistes du roman vivaient une vie tellement circonscrite (chambre, bistrot, chantier) que nous, lecteurs, ne savions finalement rien de leur cadre de vie. Peut-être ville, peut-être bourgade : on sait juste qu’il y a une gare à proximité, car c’est de là qu’ils sont partis en train, pour Budapest puis pour l’étranger.
Les deux pièces de théâtre que je chronique aujourd’hui se situent dans une dimension encore différente de la Hongrie (de la Hongrie ouvrière et/ou rurale) : c’est une Hongrie où le car et la bicyclette sont davantage présents que le train (ou la voiture).
Drago Jančar – Katarina, le paon et le jésuite
Publié : 08/07/2020 Classé dans : 2000s, Roman historique, Slovénie | Tags: Drago Jancar 22 CommentairesPour ce premier épisode de ma série d’été consacrée aux romans historiques, voici Katarina, le paon et le jésuite, un petit pavé très réussi qui nous emmène dans l’Europe et l’Amérique latine du XVIIIe siècle, en compagnie d’un mélange de pèlerins, de Jésuites et d’armées impériales moins improbable qu’il n’en a l’air.
Je suis toujours à l’écoute de vos suggestions de romans historiques venant d’Europe centrale de l’Est et des Balkans (hors Russie et pays germanophones). Pour en savoir plus, c’est par ici. Lire la suite »
Daša Drndić – Sonnenschein
Publié : 17/06/2020 Classé dans : 2000s, Croatie, Femmes écrivains | Tags: Drndic 23 CommentairesAvec Sonnenschein, l’écrivaine croate Daša Drndić entre dans le cercle restreint des écrivains capables de dépasser leur contexte personnel, national ou temporel pour proposer un regard dérangeant et hautement inhabituel sur le dernier siècle.
Sonnenschein : le titre, empli d’ironie, est celui de l’édition croate, ainsi que de la traduction française, et est complété par la mention « roman documentaire ». La version que j’ai lue est l’édition anglaise (par Ellen Elias-Bursać pour MacLehose Press) qui, curieusement, omet autant l’étiquette « roman » que celle de « documentaire », et qui porte le titre Trieste. Ce titre me permet d’inscrire cette chronique dans la continuité de mon voyage d’Odessa à Trieste. Lire la suite »
Dorota Masłowska – Polococktail Party
Publié : 29/03/2020 Classé dans : 2000s, Femmes écrivains, Pologne | Tags: Maslowska 6 CommentairesPour ce dernier épisode de ma série sur les autrices contemporaines d’Europe de l’Est, me voilà de retour sur les bords de la Baltique, cette fois dans une petite ville de Pologne au tout début des années 2000. En toile de fond, l’animosité contre les Russes, qui culmine avec la « journée sans Russkoffs », donne une certaine couleur locale, mais le personnage principal pourrait venir de partout : il est jeune, il est désœuvré, il n’a pas beaucoup d’avenir ; son univers est composé de filles, de drogue, et d’une vision un peu tordue du monde. Lire la suite »
Théodora Dimova – Mères
Publié : 02/02/2020 Classé dans : 2000s, Bulgarie, Femmes écrivains, Marie Vrinat, Service Presse | Tags: Dimova 14 CommentairesLe monde s’était éteint à cause du Mondial. Le monde. Mais pas eux.
C’est le soir de la Coupe du monde de football. A Sofia, des milliers de personnes s’apprêtent à s’installer devant la télévision, bière en main, pour suivre le match. Les rues sont écrasées par la canicule d’été, le petit groupe d’adolescents réunis autour d’une femme dans un parc de la ville font l’effet d’une « étrange protubérance » dans la ville déserte.
Cette soirée de Coupe du monde est l’un des plus petits détails qui, comme un fil reliant les différentes perles d’un collier, rassemble les chapitres de ce roman bref et percutant, et lui donne son unité. Ce livre porte le nom de Mères, mais ses chapitres – Andreia, Lia, Dana, Alexander, Nikola, Deyann, Kalina – égrènent ceux de leurs enfants. Seul le dernier chapitre y fait exception : Yavora, le nom de l’énigmatique et adorée Yavora, qui fait le lien à la fois tangible et intangible entre tous ces adolescents, sans pourtant être l’un d’entre eux. Lien, et fermoir, car c’est avec ce chapitre où elle apparait enfin après avoir été incessamment et mystérieusement évoquée, que se résout et se clôt la structure du roman. Lire la suite »
Kateřina Tučková – L’expulsion de Gerta Schnirch
Publié : 07/05/2019 Classé dans : 2000s, Femmes écrivains, République Tchèque | Tags: Tuckova 13 CommentairesIl y a quelques années, j’avais entendu une conférence de la chercheuse Christine Cadot dans laquelle elle décortiquait le rôle des symboles dans l’émergence – ou non – d’une mémoire collective européenne. Un exemple m’avait frappée, celui de la perception de la fin de la seconde guerre mondiale : si le 8 mai, en France par exemple, marque la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, la date n’a pas la même valeur symbolique pour une bonne partie de l’Europe de l’Est où, à ce moment, les troupes soviétiques n’étaient déjà plus considérées comme des libérateurs mais comme des occupants.
C’est cette conférence qui m’est revenue à l’esprit en repensant au roman historique de Kateřina Tučková, non pas parce que celui-ci parle d’Europe ou d’occupation soviétique, mais simplement parce qu’il illustre cette divergence de destins entre l’Ouest « libre » et l’Est placé sous l’emprise communiste.
L’histoire de Gerta Schnirch est celle d’une double perdante du XXe siècle, et commence déjà avant la guerre. Brno, capitale de la Moravie – et ville natale de Kateřina Tučková – s’appelle alors aussi Brünn pour l’importante communauté allemande qui peuple cette région. Gerta, comme son frère Friedrich, nait dans une famille mixte – mère tchèque, père allemand – et grandit avec les deux langues jusqu’à ce que son père, totalement converti à la propagande nazie, bannisse le tchèque de la maison. A la fin de la guerre, le retour de bâton ne tarde pas à arriver : Gerta, mère d’une toute petite fille, est expulsée de Brno avec des milliers d’autres femmes, enfants et vieillards.
Presque entièrement narré du point de vue de Gerta, le roman décrit l’horreur des convois d’expulsés, la longue marche vers une destination incertaine mais où l’insécurité, la violence, la faim et la soif, la dysenterie sont autant de périls auxquels beaucoup succombent. Tirée du camp où sont parqués les expulsés pour aller travailler sur une ferme proche de la frontière autrichienne, Gerta survit et assiste, dans ce petit village auparavant stable et prospère, aux vagues successives d’arrivée de nouveaux habitants, d’accaparement des anciennes propriétés juives ou allemandes, et d’instauration de nouvelles relations de pouvoir qui présagent la mainmise des nouveaux maîtres communistes.
En arrière-plan du nouveau quotidien de Gerta, une question traverse cette première moitié du roman : chassée du jour au lendemain sans aucune forme de jugement ou de compensation, uniquement sur la base de son appartenance à la communauté allemande, Gerta n’est-elle pas devenue victime uniquement parce qu’elle a été jugée coupable par association ? Certes, son père était ardent partisan ; certes, son frère a fait partie des Hitler Jugend avant d’être envoyé sur le front de l’Est ; certes, elle-même a participé à des collectes en soutien aux troupes nazies. Mais n’est-elle pas aussi la fille d’une mère tchèque, ses plus proches amis n’étaient-ils pas tchèques, n’était-elle pas trop jeune pour être ensuite jugée responsable et coupable ?
Cependant, dans cette société qui peine à se relever des destructions de la guerre, il n’y a personne pour écouter ces questions, et encore moins pour y répondre. De chapitre en chapitre, alors que les années passent, Kateřina Tučková dresse le portrait d’une femme qui s’enfonce dans une solitude toujours plus profonde, gardant pour elle le souvenir de toutes les personnes qui ont traversé sa vie et qu’elle a perdues, alors que sa fille s’éloigne aussi d’elle, n’ayant jamais pu comprendre cette mère qui portait trop de silence en elle. Par-delà la femme, c’est toute une société d’après-guerre, rongée par les non-dits, les privations, les disparitions jamais expliquées et les espoirs déçus, que Tučková dépeint, et même la chute du mur arrive trop tard pour cette génération, trop tard pour répondre aux questions que Gerta s’est si longtemps posées.
« L’expulsion de Gerta Schnirch » est un livre d’autant plus poignant qu’il n’essaie pas de terminer sur une note optimiste cette histoire d’une vie gâchée : en cela, il colle probablement davantage à la vraie vie, mais c’est rare de lire à la dernière page d’un roman un constat sans appel de défaite tel que celui que porte la fille de Gerta sur la vie de sa mère. Pour autant, le style réaliste du roman, la capacité de Tučková à suggérer le passage du temps sans jamais s’étendre sur le contexte historique (car elle épouse le point de vue des protagonistes qui eux-mêmes n’ont que des informations fragmentaires sur ce qui se passe autour d’eux) le préserve de verser dans l’apitoiement.
Publié en République tchèque en 2009, le roman a connu un succès assez important – il a par exemple reçu le prix Magnesia Litera des lecteurs en 2010, et a été traduit en italien, hongrois, allemand et polonais. J’en avais entendu parler lors d’un séjour à Brno, ville aujourd’hui agréable et dynamique qui garde encore quelques traces de la présence allemande d’avant-guerre – notamment la merveilleuse Villa Tugendhat, dont l’histoire depuis sa conception par l’architecte Ludwig Mies van der Rohe en 1928-1930 est l’incarnation d’un autre pan de l’histoire mouvementée des différentes minorités de cette région. On m’en avait dit tellement de bien que je ne me suis pas laissée décourager par l’absence de traduction française et l’ai lu dans la version hongroise (publiée par une maison d’édition basée à Bratislava). Kateřina Tučková n’étant pratiquement pas connue en France, je lui ai proposé de présenter aussi elle-même son livre ici : le jeu de questions-réponses est à découvrir sur ce blog dans les jours à venir et c’est aussi une manière de prolonger ma série sur les femmes écrivains d’Europe centrale et orientale en y incluant des jeunes auteures non encore traduites en français.
Kateřina Tučková, Gerta Schnirch meghurcoltatása (Vyhnání Gerty Schnirch, Host, 2009). Traduit du tchèque au hongrois par Borbála Csoma, Kalligram, 2012.
Un autre roman tchèque à découvrir, dont l’auteure prend Brno durant la guerre comme point de départ pour inventer le destin bouleversé d’une femme : La Belle de Joza, de Květa Legátová (en français aux Editions Noir sur Blanc, 2008).
György Dragomán – Le roi blanc
Publié : 21/12/2018 Classé dans : 2000s, Hongrie, Roman | Tags: Dragomán 8 CommentairesLe roi blanc est un livre tellement réussi que ce serait tentant d’écrire seulement « lisez-le » et de m’arrêter là. Mais je vais quand même essayer d’argumenter.
Deuxième roman de l’auteur hongrois György Dragomán, traduit dans une trentaine de langues, Le roi blanc est l’histoire racontée par lui-même de Dzsátá, un garçon de 11 ans. Dzsátá vit seul avec sa mère depuis le départ de son père « en voyage (…) au bord de la mer, dans un centre de recherche, pour une affaire urgente. » Supposé être absent juste une semaine, cela fait plus de six mois que le père est parti lorsque le livre débute, et en ce 17 avril, jour de l’anniversaire de mariage de ses parents, nous écoutons Dzsátá nous raconter comment il a fait la surprise à sa mère de lui offrir dès l’aube un beau bouquet de tulipes.
… puis elle a lissé ses cheveux en arrière et a soupiré, c’est toi mon garçon ?, moi, je suis sorti sans rien dire et je me suis arrêté près de la table, et je lui ai dit que je voulais lui faire une surprise, et je lui ai demandé de ne pas m’en vouloir…
La surprise tourne courte avec la visite menaçante de deux « collègues » du père, qui révèlent au lecteur ce que Dzsátá se refuse tout au long du livre à admettre : que le séjour de recherche d’une semaine du père est un euphémisme pour désigner le camp de travaux forcés du canal du Danube.
C’est ainsi, de la bouche d’adultes, que nous comprenons que le roman se déroule dans un pays et une époque fortement inspirés de la Roumanie des années 1980, et que nous comprenons aussi les défilés du premier mai, les queues interminables devant les magasins, la disparition de généraux sur les photos officielles, et d’autres détails qui émaillent le récit de Dzsátá. Pour lui, ces éléments font partie de son quotidien et sont présentés comme tels, et c’est justement cette capacité de l’auteur à maintenir de bout en bout l’illusion d’entendre un garçon de 11 ans nous racontant une vie qu’il conçoit comme normale (bien qu’il s’y passe parfois des choses inexplicables même pour lui) qui fait du roman un tel exploit (exploit qui est aussi celui de la traductrice Joëlle Dufeuilly).
C’est aussi un excellent point de vue pour saisir ce que vivre dans une société manipulatrice comme celle de la Roumanie à cette période signifiait, car Dzsátá nous relate son quotidien, celui d’un enfant parmi d’autres, avec l’école, les bêtises, les amis. Sauf que tout cela dépasse en gravité une simple Guerre des boutons, tant la violence est omniprésente, parfois de manière choquante. Il ne s’agit pas ouvertement de violence politique (même si la visite des collègues du père en est un exemple), mais d’une violence presque banalisée entre enfants, entre professeurs et enfants, adultes et enfants, comme si ceux qui la pratiquent avaient perdu l’habitude d’utiliser la moralité comme unité de mesure pour leurs actions.
A côté de la violence physique, la manipulation et l’intimidation sont aussi très présentes. Dzsátá tente de trouver son chemin parmi les discours des adultes autour de lui, comme s’il s’agissait d’un jeu d’échecs perpétuel dans lequel il doit deviner les arrière-pensées de ceux qui l’entourent, déchiffrer, avec ses repères d’enfant espiègle, leurs vrais objectifs politiques ou personnels. La violence, le mensonge, la triche, le dévoiement des valeurs : le chapitre « Soupape » est un excellent condensé parmi d’autres de ces thèmes qui traversent le roman.
… et, quand je me suis levé, j’ai cru que je ne pourrais jamais décoller du banc, mais, finalement, j’ai réussi, car j’ai vu mes chaussures avancer sur le parquet, puis sur le ciment du couloir, j’ai remarqué qu’un de mes lacets était à moitié dénoué, à la fin, le bout du lacet s’est carrément retrouvé sous mon talon, mais je ne sentais rien…
Le récit est déroulé à un rythme haletant, le rythme de Dzsátá, qui semble raconter tout ce qui lui passe par la tête – comme Emma dans Le bûcher mais une immédiateté et une urgence qui le différencient totalement de cet autre personnage créé par Dragomán. Mais si Dzsátá est un personnage bavard (bien qu’on ne sache pas pourquoi, pour qui ni avec combien de recul il est si bavard), Dragomán sait aussi user du silence pour donner encore plus d’épaisseur à cet enfant qui, ici, tente de gérer les conséquences émotionnelles de la menace qui pèse sur son père et, là, montre sa compréhension du système autour de lui et des manières de s’en accommoder.
… alors je me suis tu et je n’ai même pas tenté de deviner où on allait, j’ai préféré compter les pas, arrivé à chaque coin de rue, j’énonçais en moi-même le nombre de pas jusqu’au coin suivant…
Tout cela est tragique et il ne faut pas espérer une fin heureuse, mais pourtant ce n’est pas toujours le tragique qui domine. Là encore, le choix de faire d’un enfant le narrateur permet d’apporter de nombreuses touches absurdement comiques provenant du décalage entre le sérieux de certaines situations et leurs réponses d’enfants, et vice-versa : le chapitre où Dzsátá et son copain Szabi essaient de tomber malade est particulièrement drôle de ce point de vue.
Tout cela est aidé par une traduction remarquable dans la justesse de ton et la fluidité de la narration non-stop de Dzsátá. En comparant avec la traduction anglaise que j’avais lue il y a plusieurs années, j’ai noté quelques différences intéressantes entre les deux textes. Dès le premier chapitre, par exemple, la version française contient quelques phrases où les pensées et les temporalités s’enchainent sans coupure, alors que la version anglaise introduit un point final et un retour à la ligne pour la même phrase. Par curiosité, je suis allée voir l’original, auquel la version française semble plus fidèle de ce point de vue.
Une autre divergence, également importante, est que la version française donne quasiment tout le temps les noms de personnes dans l’original hongrois (une exception : Öcsi devient « Öcsi, son petit frère ») alors que la version anglaise met tout simplement « his kid brother » sans donner le surnom. Öcsi est le diminutif tiré de « öcs », nom commun pour désigner un frère cadet). Beaucoup de noms sont en fait des surnoms, que la version anglaise traduit : ainsi Csákány devient Pickaxe, le menacant Vasököl du chapitre « Soupape » devient Iron Fist.
Je sais que la question de la traduction des noms propres fait l’objet d’un débat parmi les praticiens, et pour ma part je préfère les lire dans la version d’origine pour la touche d’étrangeté qu’ils apportent, au risque d’y perdre un peu de la profondeur du texte (les notes de bas de page ou de fin de texte peuvent répondre à ce problème). Cependant j’ai posé la question à l’auteur lors de ma rencontre récente avec lui, et sa réponse était catégorique : il faut traduire les noms propres ! Dragomán lui-même tend cependant un peu un piège à tous ses traducteurs avec le nom de son personnage principal et son orthographe : écriture à la hongroise de son surnom d’enfance tiré d’un mot roumain, il surprend tant les hongrois que les roumains, et quant aux autres traducteurs, la version française opte pour Dzsátá, l’anglaise pour Djata (donnant ainsi une meilleure idée de la prononciation).
Le style, le personnage et l’histoire donnent beaucoup de raisons d’apprécier ce roman et je suis surprise que sa traduction française, sortie en 2009, ait laissé si peu de traces dans la blogosphère française (ce lecteur l’a aussi apprécié récemment). Mon autre surprise vient du choix de l’image de couverture représentant un beau village des collines, avec ses maisons en bois enfouies sous la neige et une église entourée d’arbres. C’est très pittoresque, très « paysage des Carpathes », et ça n’a rien à voir avec le contenu du roman ! De ce point de vue la couverture de ma version anglaise (il en existe plusieurs) est bien plus juste avec cet enfant un peu gauche et en plein mouvement, et cette pièce du jeu d’échec qui donne son titre au roman et dont je n’ai pas du tout parlé comme de beaucoup d’autres aspects du roman. Peut-être le plus simple serait finalement de juste dire « lisez-le ! ».
György Dragomán, Le roi blanc (A fehér király, 2005). Trad du hongrois par Joëlle Dufeuilly. Gallimard, 2009.
Avec cette chronique, je contribue au challenge Voisins Voisines, d’À propos de livres, chez qui l’on peut retrouver de nombreuses lectures du monde.
László Krasznahorkai – Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau
Publié : 22/01/2017 Classé dans : 2000s, Dufeuilly, Hongrie | Tags: Krasznahorkai 2 Commentaires…et tandis qu’il avançait obstinément, à la recherche de l’entrée, il eut le sentiment que cette étrange longueur, que cette cloison immuablement hermétique et uniforme, là, sur sa gauche, n’étaient pas uniquement là pour délimiter un immense territoire, mais pour lui faire prendre conscience d’une chose : il ne s’agissait pas d’une clôture, mais de la mesure intrinsèque de quelque chose dont l’évocation à travers ce mur cherchait à prévenir le nouvel arrivant que celui-ci aurait bientôt besoin d’autres unités de mesure que celles auxquelles il était habitué, d’autres échelles de valeurs pour s’orienter, que celles qui avaient jusqu’ici encadré sa vie.
A la lecture des premières pages, j’ai d’abord pensé qu’il allait s’agir d’une promenade-méditation de l’auteur sur le thème du temple japonais. Il est vrai que ces premières pages décrivent la marche, au hasard d’un entrelacs de ruelles abandonnées de Kyôto, d’un personnage nommé d’abord simplement « il ». Il est vrai aussi que le personnage « il » laisse assez rapidement la place au tout aussi mystérieux « petit-fils du prince Genji », signes évidents que le livre portait sur autre chose qu’une promenade-méditation sur le thème du temple japonais. Mais il était tellement facile de mettre de côté ces indices assez vagues et de se laisser plutôt absorber par les belles descriptions du paysage qui s’étend sous nos yeux et celui du passant : les ruelles vides d’un quartier sans intérêt, un long mur d’enceinte en pisé coiffé de tuiles, un pont en bois, léger et délicat, « si léger et délicat qu’il semblait flotter dans les airs », une vallée couverte d’une « débauche de verdure » et, enfin, la première porte d’un temple.
Là, les mots suivent le regard qui retrace, lentement, luxurieusement, l’ensemble formé par les « quatre paires d’épaisses colonnes en bois d’hinoki poli », par le haut socle en pierre, et par le double toit pareil à « deux immenses feuilles d’automne, aux bords déjà légèrement racornis », et se heurte enfin à la vue d’un battant brisé de porte.
Ce battant brisé, dans un ensemble conçu pour être harmonieux, est un premier élément perturbateur dans ce livre où le va-et-vient entre sérénité multiséculaire et irruption du monde forme un motif récurrent : d‘une part, de superbes narrations, à la fois détaillées et contemplatives, de l’organisation du temple, des pierres et des arbres choisis pour sa construction, des panneaux en bois de kashi « finement sculptés à jour » abritant la statue du Bouddha ; d’autre part, la faiblesse physique et mentale du petit-fils du prince Genji, les derniers instants d’un chien battu à mort, ou encore la vulgarité d’un groupe de gardes ivres.
Entre ces deux extrêmes, ce personnage à peine réel, et certainement hors du temps, qu’est le petit-fils du prince Genji. Celui-ci, et sa quête d’un jardin dont peut-être « personne ne l’a vu deux fois », sont l’un des fils conducteurs de ce très court roman.
Parler de fil conducteur n’est pourtant pas entièrement approprié tellement les chapitres paraissent éparpillés : certains (ceux que j’ai préférés avec les chapitres d’ouverture) esquissent en quelques pages la lente et minutieuse construction du temple sur plusieurs centaines d’années, et sont entrecoupés par d’autres dans lesquels le petit-fils du prince Genji déambule dans le temple abandonné, et par d’autres chapitres encore, à la tonalité plus comique, dans lesquels les gardes du protagoniste essaient sans succès de retrouver sa trace.
Le dernier tiers du livre, faisant apparaître un ouvrage assez échevelé sur l’infini, m’a beaucoup moins convaincue, voire m’a agacée, au fur et à mesure que le monde extérieur empiétait sur le calme du temple et que l’auteur laissait exploser son histoire dans toutes sortes de directions. Ce changement de ton est probablement voulu, mais m’a causé de terminer le livre avec le sentiment que l’auteur s’était engagé dans quelque chose qu’il n’avait pas pu tout à fait maîtriser.
J’en voulais presque à Krasznahorkai d’avoir gâché une lecture qui avait commencé avec tant de plaisir mais, en réfléchissant à ce que j’allais écrire sur ce livre, j’ai trouvé beaucoup d’aspects que je n’avais pas forcément notés au départ et qui m’ont presque entièrement réconciliée avec le livre, même si je continue à lui trouver des faiblesses.
Je vois mieux, par exemple, à quel point le temps est un thème central du livre. Ainsi, l’histoire fait s’étaler et se télescoper différents niveaux de temps, celui de la nature et des saisons comme celui des hommes. C’est cependant surtout l’organisation des chapitres, avec la reprise en boucle de certains éléments à chaque fois complétés, et la clôture en forme de remise en cause de tout le livre, que je retiendrai, tout comme cela avait été le cas avec Le tango de Satan, premier roman de László Krasznahorkai, même si ces deux livres n’ont au premier coup d’œil pas grand chose en commun.
László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau (2003). Trad. du hongrois par Joëlle Dufeuilly. Editions Cambourakis, 2010.
Petit guide de la Hongrie, chapitre 12 : Róbert Hász – La forteresse
Publié : 31/12/2014 Classé dans : 2000s, Hongrie | Tags: Hász 8 CommentairesJe n’aurais pas pu trouver mieux, pour ce dernier chapitre de mon exploration de la littérature hongroise, que La Forteresse, d’abord parce que c’est un beau livre, saisissant et gratifiant, ensuite parce qu’il donne une tournure vraiment intéressante à la question de savoir ce qu’est la littérature hongroise.
Pourtant, je plongeais complètement dans l’inconnu quand j’ai choisi ce titre, il y a douze mois, pour représenter les années 2000, et puis je n’avais pas été très enthousiasmée par les premiers paragraphes du livre. J’avais buté sur les noms : que venait faire un « Livius » dans un roman censé traiter des années 1990 ? Mais je n’ai ensuite pas eu besoin de faire beaucoup d’efforts pour me laisser entraîner par cette histoire.
Ce nom – Maxim Livius, pour le donner en entier – qui paraît si anachronique, est en fait vraiment une bonne entrée en matière pour un roman où le temps, sa nature insaisissable, et les illusions auxquelles il donne lieu, jouent un rôle aussi prépondérant.
Un peu comme dans Léonid doit mourir, La Forteresse est constitué de deux histoires correspondant à deux périodes de temps différentes. Mais là où le premier roman sépare ces deux histoires avec des chapitres alternant les deux principaux personnages, La Forteresse fait s’enrouler, s’entremêler de manière bien plus serrée, imprévisible et sombrement poétique, ces deux histoires qui émanent du personnage central, Livius.
Pour simplifier, j’aurais envie de dire qu’il y a une « vraie » histoire, ancrée dans le présent du livre, et une « fausse » histoire, celle du passé et des souvenirs. C’est tentant de commencer par la « vraie » pour décrire Livius comme un soldat en mission, touchant à la fin de son service militaire. Mais le livre commence en fait avec l’autre histoire, celle du passé de Livius, au moment où il entre dans le jardin sauvage et ombragé de Fabrio et de ses deux filles Cécilia et Antonia. Une ou deux pages mettent en place ce cadre de verdure mais, soudainement, cette vision se brise et se révèle n’être que cela, une rêverie : Hász transporte brusquement son lecteur sur une route de montagne où Livius, lui aussi réveillé des pensées agréables auxquelles il s’était adonné, se voit pris en charge par deux militaires déplaisants chargés de le mener à la Forteresse.
Première personne depuis longtemps à entrer dans cette Forteresse oubliée dans une zone montagneuse loin de tout sauf d’une frontière invisible, Livius découvre avec grande surprise l’atmosphère très particulière qui y règne : aucune trace de la discipline et de la hiérarchie qui régulent habituellement le monde militaire, très peu de traces même des hommes qui y sont stationnés. Pas d’uniforme, une cuisine raffinée qui tient du miracle alors que la Forteresse vit en autarcie presque totale, aucun contact avec le monde extérieur. Plus inquiétantes, les rumeurs qui courent sur l’ennemi que personne n’a jamais vu et qui peut-être n’existe pas mais contre lequel un Ordre a décrété qu’il fallait veiller. Plus surprenants encore, les souvenirs puissants qui assaillent Livius et les autres, les poussant à élaborer des théories sur la nature du temps. Certains soupçonnent des manipulations d’extraterrestres, d’autres un ennemi intérieur disséminant un gaz neurotoxique. La théorie que fournit le capitaine Mourat à Livius peu de temps après son arrivée à la Forteresse est finalement peut-être la plus plausible:
– Je suis incapable de vous expliquer ce qui se passe réellement ici, car je n’ai aucune idée de ce qu’est la réalité. Je crois, je suis même tout à fait certain que nous sommes assis en ce moment l’un en face de l’autre… Non, tant pis, allons-y carrément ! Disons que selon toute apparence, le temps s’est arrêté pour nous qui vivons sur cette montagne. Mais cela ne décrit pas exactement l’état des choses…
– Le temps, bredouilla Livius ébahi.
Le capitaine approuva de la tête.
– On peut dire que nous avons basculé hors de notre temps.
Livius eut envie de rire.
– Vous pouvez sourire, dit le capitaine d’un ton compréhensif. J’en ferais autant à votre place. Ne m’interrompez pas ! Je vais essayer de vous décrire cela par une métaphore : imaginez que le temps est un fleuve coulant en ligne droite et à vitesse constante sur lequel notre monde, depuis qu’il existe, navigue dans le sens du courant, eh bien, nous sommes ici dans la situation de quelqu’un qu’on aurait soudain jeté sur la rive. Seulement c’est un peu plus compliqué : nous ne restons pas immobiles, nous courons sur la rive le long du fleuve, essayant d’en conserver l’allure, mais notre vitesse n’est jamais celle du courant, la plupart du temps, elle est plus lente, parfois plus rapide, et coïncide très rarement avec elle. Vous ne tarderez pas à faire l’expérience des conséquences de cette entorse du temps, c’est comme cela que j’appelle ce phénomène, à moins que cela ne se soit déjà produit, encore faiblement pour l’instant, puisque vous n’êtes arrivé qu’hier.
– Vous plaisantez, n’est-ce-pas ? demanda Livius d’un ton presque suppliant. Aujourd’hui, tout le monde veut me faire tourner en bourrique.
Ces souvenirs qui, pourtant, emportent à tout moment Livius dans son passé pendant des heures, sans qu’il puisse s’y soustraire, lui font petit à petit remonter la pente de son enfance : le décès de sa mère et l’installation avec son père dans un village ; la rencontre avec Cécilia et Antonia et l’hésitation entre amitié et amour ; la découverte des douloureux secrets de famille ; le départ pour l’université et la décision soudaine de quitter ses études, entraînant l’astreinte au service militaire et nous amenant au présent de la « vraie » histoire.
Tout juste esquissés, certains détails sont là pour montrer que La Forteresse s’inscrit dans un contexte bien spécifique : Livius se souvient de la mort du « Maréchal », de son déménagement dans la « Grande Plaine », du boulanger albanais chez qui il petit-déjeunait chaque matin d’un burek. Les années passent, Livius commence à se faire menacer dans le car de l’école parce qu’il parle une langue minoritaire, la boulangerie albanaise est saccagée et le portrait du « Maréchal » qui l’ornait gît par terre, brisé : au moment où Livius, hongrois de la Voïvodine (nord de la Serbie), termine son service militaire, son pays, la Yougoslavie, est déjà au bord de l’éclatement et des guerres des années 1990.
Ce cadre de plus en plus noir sous-tend l’atmosphère sombre et hivernale qui règne dans la Forteresse alors que le chaos s‘y répand et que les événements se précipitent jusqu’à une fin surprenante et légèrement décalée. Celle-ci résout certaines des questions que se posent les protagonistes mais en ouvre toute une autre série pour le lecteur : quelle est la part de la réalité, quelle celle du rêve dans les deux histoires qui se déroulent autour de Livius ? Faut-il prendre la « vraie » histoire pour la réalité du présent ou est-elle plutôt un cauchemar auquel Livius tente de se soustraire ? Quelle attitude Hász veut-il donner à tous ses personnages (y compris au père de Livius, Antonia, Cécilia et leurs parents, les soldats de la Forteresse) par rapport à leur histoire récente et à son influence sur leur présent ?
La Forteresse est, d’un côté, le roman d’apprentissage d’un homme assez banal mais rattrapé par un passé et un présent qui le dépassent, et, d’un autre côté, le roman de peuples eux aussi aux prises avec un passé qu’ils ne savent pas maîtriser et qui les pousse à l’abîme. C’est enfin, une ambiance très particulière, poétique mais assombrie par la suggestion d’une menace invisible et indéfinissable. La quatrième de couverture place Hász dans la lignée de Kafka, Borges, Buzzati et Gracq, et j’ai certainement été ramenée au Rivage des Syrtes de ce dernier en lisant La Forteresse.
Né en 1964, Róbert Hász est issu de la minorité hongroise de la Voïvodine, où il commence à être publié des 1981 et où il fonde en 1990 Rubicon, qu’il décrit comme la première maison d’édition privée hongroise. Comme beaucoup, il émigre en Hongrie lors des guerres de Yougoslavie, et s’installe à Szeged, où il est aujourd’hui le rédacteur en chef de la revue littéraire Tiszatáj.
Son premier roman, Le jardin de Diogène, sort en 1997 (2001 pour la traduction française chez Viviane Hamy), bientôt suivi par La Forteresse (2001 en hongrois, 2002 chez Viviane Hamy), Le Prince et le Moine (2006, 2007 chez Viviane Hamy) et Júliával az út, roman familial (2010) non encore traduit. Il reçoit le prix Márai Sándor en 2012 et annonce un nouveau roman pour 2015.