Angel Wagenstein – Adieu Shanghai
Publié : 14/02/2023 Classé dans : 2000s, Bulgarie, Holocauste, Service Presse | Tags: Wagenstein 10 CommentairesQu’en penses-tu ? Si tu le vendais, en tirerais-tu suffisamment d’argent pour nous deux ? Je pense à ton plan, là… Saigon, etc.
– Shanghai, rectifia machinalement le Hongrois.
– Bon, va pour Shanghai. C’est la même chose, non ?
La première fois que j’ai entendu parler de l’histoire des Juifs réfugiés à Shanghai pendant la Seconde Guerre mondiale, c’était à cause de ce roman. Shanghai ? Cela m’a paru vraiment incongru et tellement difficile à relier au reste de ce qu’on sait sur la guerre telle qu’elle s’est déroulée en Europe et en Asie. Après, j’ai feuilleté des livres sur des survivants de cette période (celui d’Irene Eber, par exemple), des récits de vie de personnes qui ont grandi à Shanghai dans des familles européennes juives ou non-juives (Sam Moshinsky, Liliane Willens, Clio Calodoukas), et même des livres d’historiens décrivant le statut de Shanghai et de ses habitants occidentaux du point de vue des politiques chinoises et japonaises pendant la guerre (Gao Bei). Prendre Shanghai, ville alors ouverte, cosmopolite et prospère, comme point de départ pour comprendre l’arrivée de Juifs d’Europe centrale à partir de 1938, plutôt qu’appréhender cette histoire directement à partir des réfugiés juifs qui avaient échoué là, rend tout de suite ce télescopage géographique bien plus compréhensible.

Mais rien de cela n’était d’un grand réconfort pour ces réfugiés ni, sur le plan fictionnel, pour les protagonistes d’Adieu Shanghai : pour le violoniste allemand Theodor Weissberg et son épouse la cantatrice Elizabeth, et pour l’actrice Hilde Braun, Shanghai est au mieux une destination inconnue, au pire une destination effrayante, et en tout cas la seule solution existante pour quitter l’Europe. De ces trois personnages, seuls deux sont juifs et la question de savoir qui est juif et qui est « purement » allemand est l’un des petits ressorts du roman.
Lire la suite »Witold Szabłowski – Les Ours dansants. De la mer Noire à la Havane, les déboires de la liberté
Publié : 23/02/2022 Classé dans : Bulgarie, Nouvelles publications, Pologne, Reportage, Service Presse 9 Commentaires
Dans Abraham le Poivrot, loin de Tolède, œuvre de fiction (chroniquée ici), le narrateur enfant assiste au triste départ des tsiganes de la ville, exilés dans une lointaine province bulgare dans les premiers mois du nouveau régime communiste d’après-guerre. Venant clore la caravane de chariots bâchés remplis d’enfants et de mobilier et suivie des chiens et des poulains, écrit l’auteur Angel Wagenstein, « son lourd arrière-train se balançant d’un côté et de l’autre, l’ours fut le dernier à disparaître dans l’ombre verte de l’osier ». Peu de temps auparavant, participant à une fête tsigane, l’enfant avait vu les propriétaires de cet ours anonyme s’efforcer « d’enseigner cet art compliqué de la danse » à l’animal « aussi lourd qu’indocile, attaché par une chaîne passée dans son museau ».
C’est à un autre tournant de l’histoire bulgare du XXe siècle que nous trouvons, dans Les Ours dansants, reportage littéraire de Witold Szabłowski, les ours Vela, Micho, Svetla, Mima, descendants en chair et en os de l’ours anonyme et fictif de Wagenstein. Au cours des dix premiers chapitres du livre, Szabłowski s’intéresse en effet au statut des ours dressés dans la société tsigane bulgare d’après la « transformation » du début des années 1990 et notamment au moment de l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne en 2007. Les derniers « ours dansants » sont alors achetés (le mot « confisqué » est également utilisé) à leurs propriétaires et intégrés dans une réserve pour animaux sauvages, le parc de Bélitza (qui fonctionne encore, en coopération avec la fondation Brigitte Bardot, et a élargi son périmètre d’action aux ours utilisés dans les cirques).
Lire la suite »Théodora Dimova – Les dévastés
Publié : 09/01/2022 Classé dans : 2010s, Bulgarie, Femmes écrivains, Lectures communes, Nouvelles publications, Service Presse | Tags: Dimova 31 CommentairesPlus tard, tout au long de la journée, la radio retransmit régulièrement la proclamation. Le précédent gouvernement avait été renversé, mais on ne disait ni pourquoi ni comment. Cela n’empêchait pas le présentateur de poursuivre : les partisans descendaient massivement des montagnes. La population sortait pour les accueillir avec du pain et du sel. Sa joie était double : elle avait d’abord accueilli les soldats soviétiques, elle accueillait maintenant les partisans. Elle les parait de fleurs, scandait « mort au fascisme », et là, le présentateur semblait avoir du mal à réprimer ses larmes.
(…)
Et seulement un mois plus tard, la réalité commença lentement à se déformer et à surpasser ses craintes les plus profondes. Seulement un mois plus tard, ses peurs commencèrent à ressembler à d’inoffensives visions au regard de ce qui se produisait.
Une femme, par une nuit glaciale d’hiver, erre dans son appartement, incapable de se concentrer sur autre chose que ses pensées fébriles et son attente d’un messager qui ne vient pas.
Lire la suite »Version livres : un petit tour dans (et autour de) la Bulgarie
Publié : 04/12/2021 Classé dans : Bulgarie, Listes 28 Commentaires
Juste comme ça, de mémoire, combien d’auteurs bulgares sait-on citer ? De mon côté, pas beaucoup ! Ils sont pourtant plus nombreux qu’on ne pourrait le penser à être traduits en français.
A l’été 2014, j’avais réalisé un entretien avec Marie Vrinat-Nikolov autour de son parcours de traductrice littéraire du bulgare (qu’elle mène de front avec une carrière universitaire bien remplie). La phrase ci-dessus faisait partie de mon introduction. Sept ans après, je me suis un peu améliorée. Pourtant, quand je regarde la bibliographie (non-exhaustive et plus très à jour) des traductions littéraires de Marie Vrinat-Nikolov, que j’avais mise à la fin de notre entretien, je me dis que j’ai encore du chemin à faire.
Voici en tout cas un aperçu des ressources liée à la Bulgarie, déjà (ou bientôt) disponibles sur Passage à l’Est ! : des livres traduits du bulgare, mais aussi des livres traduits de l’anglais, ou en anglais ; des livres de Bulgarie, des livres sur la Bulgarie, des livres qui partent de Bulgarie pour nous emmener autre part. Des livres sur les espaces et les contextes dans lesquels s’inscrit la Bulgarie. Beaucoup de fiction, pas (encore) de poésie, et un peu de non-fiction (histoire, voyages…).
En regardant ma liste, je me fais une réflexion : c’est une sélection très représentative des auteurs contemporains disponibles en français, et en même temps tellement disparate par ses auteurs, ses thèmes, ses périodes, que je ne sais pas trop si je peux en tirer des conclusions sur « la littérature bulgare ». J’ai quand même organisé mes livres par thèmes que je vous laisse découvrir :
Le passé à portée de main

Victor Paskov – Ballade pour Georg Henig
Dans un quartier populaire de Sofia, dans les années 1950, l’amitié entre un enfant bulgare et un vieux luthier tchèque porteur de valeurs d’un autre temps.
>>> Retrouvez ici ma chronique.

Angel Wagenstein – Abraham le poivrot, loin de Tolède
De retour à Plovdiv, sa ville natale, un homme se souvient de son grand-père et de son enfance dans une ville multi-ethnique, dans l’immédiat après-guerre.
>>> Retrouvez ici ma chronique.

Théodora Dimova – Les Dévastés.
« Trois femmes se retrouvent, un matin de février 1945, au bord de la fosse commune dans laquelle ont été jetés les corps des hommes qu’elles aimaient, et dont les destins se sont croisés dans une même cellule. » (Présentation de l’éditeur ; parution le 6 janvier 2022).
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Guéorgui Gospodinov – Le Pays du passé
« Dans un roman éclatant d’inventivité, le grand écrivain bulgare Guéorgui Gospodinov interroge notre rapport individuel comme politique à la nostalgie et nous invite à nous pencher sur le séduisant miroir des souvenirs. » (Présentation de l’éditeur).
>>> Une chronique à venir.
Un passé encore plus loin du présent

Vera Moutaftchiéva – Moi, Anne Comnène
Dans un récit ingénieux entremêlant plusieurs voix de femmes, Moutaftchiéva propose un retour vivant et espiègle sur la vie d’Anne Comnène, femme de pouvoir, femme de lettres et fille d’empereur, dans les XI et XIIe siècles byzantins.
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Vera Moutaftchiéva – Le prince errant
Un roman historique, dynamique et intéressant, sur la rencontre humaine et politique entre les « Orient » et les « Occident » de la fin du XVe siècle, à la suite de Djem, fils de sultan.
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Représenter le présent

Théodora Dimova – Mères
Jusqu’au dernier chapitre, brutal, de ce roman percutant, on pourrait presque lire Mères comme une succession de nouvelles parallèles, chacune le portrait d’une famille de la Bulgarie ordinaire du début des années 2000, à Sofia, un soir de Coupe de monde de football.
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L’intemporel (ou l’ultra-présent) ?

Guéorgui Gospodinov – Tous nos corps
Il y a tout juste une centaine de microfictions dans ce recueil, court, aéré, parfois silencieusement lumineux. Il y a aussi tout autant de points d’entrée : une lettre à Salinger, une femme âgée en Bretagne, une libellule verte, un homme H.H. et un poète Y.Y., un monastère franciscain, un Doberman, un chauffeur bulgare, un gingko biloba new-yorkais, pour n’en citer que quelques-uns.
>>> Retrouvez ici ma chronique.

Guéorgui Gospodinov – L’Alphabet des femmes
« C’est peut-être le jeu qui donne le ton aux récits de L’Alphabet des femmes : jeu avec les noms, jeu avec les mots, leur saveur, leur délice, jeu avec l’histoire, jeu avec le lecteur, jeu avec soi, pour finir… Derrière le jeu percent les premières impressions du monde où se mêlent destin personnel et destin d’un peuple et où la dérision et l’humour masquent difficilement le tragique ». (Préface de Marie Vrinat).
>>> Une chronique à venir.
Un pied ici, un pied là-bas

Angel Wagenstein – Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac
Le tailleur galicien Isaac Blumenfeld vient de « Kolodetz, près Drogobytch », une ville dotée d’une unique rue, « … ce genre de petite ville qu’on appelle en polonais miasteczko, et que, pour notre part, nous nommions shtetl. » Son histoire est tragique – c’est celle du XXe siècle – mais elle est portée ici par l’humour et la fausse naïveté du narrateur.
>>> Retrouvez ici ma chronique.

Elias Canetti – La langue sauvée
L’écrivain et prix Nobel de littérature revient, dans ce premier volume autobiographique, sur ses 16 premières années, de sa naissance en 1905 dans l’ancienne ville ottomane et désormais bulgare, de Roussé. Un apprentissage fascinant du monde des langues, et du centre de l’Europe au début du XXe siècle.
>>> Retrouvez ici ma chronique.

Kapka Kassabova – Lisière
De retour dans son pays natal, la poète et écrivaine d’origine bulgare se rend à la frontière de la Bulgarie, de la Turquie et de la Grèce. Ponctués de portraits individuels et imprégné de l’atmosphère des montagnes et de la plaine, son récit mystique et absorbant questionne le passé, le présent et l’avenir de cette zone de confluences.
>>> une chronique à venir ; celle de son livre suivant, L’Echo du lac, est déjà en ligne sur ce lien

Witold Szabłowski – Les Ours dansants. De la mer Noire à la Havane, les déboires de la liberté
Bulgarie, années 2010. Le journaliste polonais Witold Szabłowski arpente les villages, à la recherche des anciens dresseurs d’ours, dont les bêtes ont été regroupées dans une réserve pour animaux sauvages. Sa quête, qui forme la première partie du livre, l’amène à interroger la notion de liberté telle qu’elle est vécue dans l’ancien espace communiste, et au-delà.
>>> Retrouvez ici ma chronique.
Hors catégorie

Marco Schöller – This Unknown Land. How Geographers, Pharmacists, Novelists, Plant Hunters, War Correspondents, Engineers, Medical Men & Tourists Discovered & Experiences Nineteenth-Century Bulgaria
Le titre en dit suffisamment long sur le contenu du livre ! Celui-ci est un peu sec de style, mais truffé de personnages intéressants d’ « explorateurs » et de passants occidentaux et d’informations sur l’évolution du regard qu’ils portent sur un pays en devenir, ainsi que sur ses mœurs, ses routes, sa flore et sa faune.
>>> Une chronique à venir.
Je n’ai mis ici que des auteurs contemporains ou quasi-contemporains, car je prévois de consacrer l’année prochaine un autre billet à la littérature bulgare, avec un focus sur les auteurs plus anciens.
Et vous, que me conseillez-vous ?
Elias Canetti – Die gerettete Zunge / La langue sauvée
Publié : 30/11/2021 Classé dans : 1970s, Bulgarie, Classiques, En allemand, Récit autobiographique 22 CommentairesLa Bulgarie comme point de départ, et autres histoires de paradis perdu : livre 2/2
Es ist war, daß ich, wie der früheste Mensch, durch die Vertreibung aus dem Paradies erst entstand.
Il est vrai que, comme le tout premier homme, je suis né de l’expulsion du paradis.
Pour cette nouvelle édition des « Feuilles allemandes » organisée par Et si on bouquinait un peu ? et Livr’escapades, je savais que je voulais continuer à explorer le thème de l’allemand comme langue adoptée, plus ou moins en lien avec l’expérience de l’exil – et ce malgré tous les « vrais » auteurs allemands, autrichiens et suisses qu’ils ont rassemblé au cours des deux éditions précédentes … Voici d’ailleurs les liens vers les bilans de la deuxième édition (j’avais contribué L’ingrate venue d’ailleurs, d’Irena Brežná), et de la première édition (j’avais contribué Pigeon, vole, de Melinda Nadj Abonji).
La citation que j’ai mise en ouverture de ce billet est la dernière phrase de La langue sauvée, premier volume de l’autobiographie d’Elias Canetti : l’occasion de cette phrase est la visite que lui fait sa mère pour lui annoncer qu’il va devoir bientôt quitter Zürich, où il est si heureux, pour l’Allemagne. Cette scène se déroule il y a cent ans cette année ; Canetti a seize ans, et a déjà vécu à « Rustschuk » (ancien nom allemand de Roussé/Ruse, en Bulgarie où il est né), en Angleterre (Manchester – c’est là qu’il apprend l’anglais), en Suisse (Lausanne – c’est là qu’il apprend l’allemand), et en Autriche (Vienne – c’est là qu’il utilise son allemand). Canetti passera le reste de sa vie (1905-1994) entre ces différents pays.
Le comité Nobel, qui lui décerne le prix Nobel de littérature en 1981 « pour son œuvre littéraire caractérisée par l’ampleur des perspectives, par la richesse des idées et la puissance artistique », résume ainsi l’écrivain : « on peut dire que la langue allemande est la terre natale de Canetti, et est restée, malgré le nomadisme de sa vie, la langue dans laquelle il a écrit ses œuvres ».
Lire la suite »Angel Wagenstein – Abraham le poivrot, loin de Tolède
Publié : 27/11/2021 Classé dans : 2000s, Bulgarie, Service Presse, Villes | Tags: Wagenstein 14 CommentairesLa Bulgarie comme point de départ, et autres histoires de paradis : livre 1/2
Et Plovdiv n’était plus la même, les gens avaient changé aussi. Parce qu’entre l’aujourd’hui et ce que l’on désigne vaguement par « autrefois » ou « à cette époque-là », s’étend cette étrange matière, alliage de temps, de souvenirs et d’oubli, qui avait pour toujours englouti cet autre monde, avec ses chameaux et sa glace au lait de brebis caillé. Mais peut-être n’est-ce que l’idée que je me fais d’une réalité disparue, et non pas la réalité même, telle qu’elle fut en vérité ? D’ailleurs, nos représentations et nos souvenirs déformés ne constituent-ils pas une réalité, mais une réalité autre, parallèle et imaginaire ?
Albert Cohen n’évoque quasiment jamais les quarante années qu’il a passées en Israël, ni ne dit si sa longue absence a transformé les souvenirs qu’il a emportés avec lui en quittant son pays d’enfance. Ainsi, lorsqu’il revient à Plovdiv, sa ville natale, à l’occasion d’un colloque, c’est comme si rien ne s’était interposé avant son arrivée entre ses souvenirs, et la ville qui a continué à se développer sans lui et sans beaucoup de ses anciennes connaissances, elles aussi disparues. Deux rescapés de son enfance sont pourtant là, et accompagnent sa redécouverte de la ville, complétant au fil des jours ses souvenirs d’enfant.
Lire la suite »La Bulgarie comme point de départ, et autres histoires de paradis perdu
Publié : 26/11/2021 Classé dans : Bulgarie, Série 2 CommentairesMes deux prochaines lectures ne parlent en fait pas tant d’un pays que de deux villes – l’une traversée par la Maritza, l’autre installée au bord du Danube – et toutes deux multiethniques à l’époque des récits.
Elles parlent aussi de deux époques, séparées entre elles par plusieurs décennies : deux époques encore un peu empreintes de l’ancienne présence ottomane, et toutes deux révolues au moment de l’écriture des deux livres.
Elles parlent, enfin (surtout) de deux hommes, tous deux issus de la communauté séfarade de Bulgarie, qui grandissent et se souviennent. Le premier livre est un roman, le second est un récit autobiographique.
Je vous propose un peu de musique en attendant ma chronique de demain : c’est l’air préféré du héros éponyme de mon premier livre.
Acercate a la ventana, ay, ay, ay
Paloma de la alma mía…
Il en existe plein de versions mais j’ai choisi celle du ténor espagnol Miguel Fleta avec un enregistrement presque centenaire (1922) :
Angel Wagenstein – Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac
Publié : 17/10/2021 Classé dans : 2000s, Bulgarie, Service Presse | Tags: Wagenstein 21 CommentairesEt c’est ici, mon frère, que débutent les difficultés de mon récit, qui renoncera désormais à ses habituelles vignettes, pizzicati et caprices, et sinuera, tel nos routes poussiéreuses et monotones, à travers les étendues pré-carpathiques, tantôt montant, tantôt descendant, et ainsi jusqu’à la ligne d’horizon, sans jamais longer nul précipice ni apercevoir aucun sommet vertigineux.
Cet été, en chroniquant les Contes hassidiques d’I.L. Peretz, j’avais entre autres choses noté que pratiquement tous ces contes de la fin du XIXe et du début du XXe se passent au sein de communautés juives établies aux confins de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lituanie et de la Biélorussie d’aujourd’hui.
Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac se déroule dans le même espace car, comme Isaac Blumenfeld, le narrateur et personnage principal, aime à le rappeler, il vient de « Kolodetz, près Drogobytch », une ville dotée d’une unique rue,
… ce genre de petite ville qu’on appelle en polonais miasteczko, et que, pour notre part, nous nommions shtetl.
Il serait peut-être resté toute sa vie dans cette ville de Galicie, à distance raisonnable de Lemberg/Lvov, travaillant comme tailleur dans l’atelier de couture hérité de son père, s’il n’était pas né avec le turbulent XXe siècle : une période, et une région, éminemment hostiles aux populations juives et c’est pourquoi Le Pentateuque porte le sous-titre révélateur « Sur la vie d’Isaac Jacob Blumenfeld à travers deux guerres mondiales, trois camps de concentration et cinq patries ».
Lire la suite »[Roman historique] Véra Moutaftchiéva – Le prince errant
Publié : 02/10/2021 Classé dans : 1960s, Bulgarie, Roman historique | Tags: Moutaftchieva 2 CommentairesL’affaire Djem échauffa l’atmosphère du Vieux Monde ; on mit en œuvre des moyens inouïs, on engagea des intérêts énormes. La personne de Djem (en fait, bien peu savaient à quoi ressemblait cette personne, et nul ne voyait en elle un homme doué de vie, avec son destin, sa volonté et ses intentions) devint une sorte de possession commune.
(Seconde déposition de John Kendall, turcopolier de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, relative aux années 1485-1487)

Le début de Le pèlerinage, chroniqué récemment, coïncide avec le déroulement de la deuxième croisade, en 1148. Comme la première, comme les autres qui les suivront, cette deuxième croisade n’aura pas de succès durables : Jérusalem reprise aux « infidèles » en 1099 reste sous le contrôle des rois de Jérusalem, mais seulement jusqu’en 1187 lorsqu’elle tombe aux mains de la dynastie musulmane des Ayyoubides. En 1453, c’est au tour de Constantinople, capitale de l’empire byzantin, de passer sous contrôle musulman, cette fois-ci sous la forme de l’empire ottoman.
Les premières pages de Le prince errant se déroulent en 1481, trente ans après ce clou enfoncé dans le cercueil des croisades, et les dernières pages, en 1499. Comme dans Le pèlerinage, on y trouve imbriqués « l’Orient » et « l’Occident », deux termes qui s’avèrent recouvrir des réalités bien plus hétérogènes. Autre parallèle entre le roman estonien (2010) et Le prince errant, roman bulgare de 1967 : le jeu avec les voix et les narrateurs, chacun des deux romans prenant le contre-pied des chroniques officielles afin de faire entrer en scène des voix mineures ou dont l’Histoire n’a pas toujours retenu le nom.
Lire la suite »Guéorgui Gospodinov – Tous nos corps
Publié : 28/02/2021 Classé dans : 2010s, Bulgarie, Marie Vrinat-Nikolov, Microhistoires, Nouvelles, Service Presse | Tags: Gospodinov 7 CommentairesLire coup sur coup La fuite extraordinaire de Johannes Ott et Tous nos corps, c’est un peu faire l’expérience des extrêmes (littérairement parlant). Le premier, un roman de Drago Jančar est, comme je l’écrivais hier, touffu et sombre, et peu disposé à proposer aux lecteurs des pauses entre sa première et sa 340e page. Le second est court, aéré, parfois silencieusement lumineux. Les textes de ce dernier prennent la forme d’une phrase, d’un paragraphe, de très courts textes : « leurs corps de fourmis ne sauraient se comparer à l’éléphant du roman », écrit Guéorgui Gospodinov dans sa postface intitulée « Sur la brièveté et ce livre – pour faire court ».
Il y a tout juste une centaine de microfictions dans ce recueil, et tout autant de points d’entrée : une lettre à Salinger, une femme âgée en Bretagne, une libellule verte, un homme H.H. et un poète Y.Y., un monastère franciscain, un Doberman, un chauffeur bulgare, un gingko biloba new-yorkais, pour n’en citer que quelques-uns. Lire la suite »