Maurice Drumlewicz – Tribulations d’un jeune Juif polonais en URSS entre 1939 et 1946

Personnellement, c’est devenu… Encore une fois, je dis moi mais c’est aussi les autres. Je l’ai vécu mais d’autres l’ont aussi vécu et parfois c’était pire, car ils n’ont pas toujours su se débrouiller. D’autres n’ont pas eu cette chance, ils n’ont pas eu ce culot, ils n’ont pas eu notre audace et ils n’ont pas survécu, ils sont morts de faim. C’est à eux qu’il faut penser. C’est pour eux que j’ai accepté de témoigner. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit. C’est l’histoire d’un jeune Juif et de ses tribulations en URSS…

C’est par hasard que ce livre est arrivé entre mes mains. Un train en retard, une connexion ratée, une conversation entamée, et puis le fil en aiguille et une mise en relation…

C’est aussi d’un hasard qu’est née l’histoire racontée dans ce livre, témoignage d’une vie vécue pour partie dans l’URSS des années 1939-1945. Cette vie est celle de Maurice/Moishe Drumlewicz, qui grandit dans une ville à quelques kilomètres à l’ouest de Varsovie ; en septembre 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne, il a 17 ans. Son grand-frère Henri/Hershl est dans l’armée polonaise prise en tenaille entre troupes allemandes et troupes russes, et c’est pour obtenir de ses nouvelles que Maurice part un jour vers l’est.

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Angel Wagenstein – Adieu Shanghai

Qu’en penses-tu ? Si tu le vendais, en tirerais-tu suffisamment d’argent pour nous deux ? Je pense à ton plan, là… Saigon, etc.

– Shanghai, rectifia machinalement le Hongrois.

– Bon, va pour Shanghai. C’est la même chose, non ?

La première fois que j’ai entendu parler de l’histoire des Juifs réfugiés à Shanghai pendant la Seconde Guerre mondiale, c’était à cause de ce roman. Shanghai ? Cela m’a paru vraiment incongru et tellement difficile à relier au reste de ce qu’on sait sur la guerre telle qu’elle s’est déroulée en Europe et en Asie. Après, j’ai feuilleté des livres sur des survivants de cette période (celui d’Irene Eber, par exemple), des récits de vie de personnes qui ont grandi à Shanghai dans des familles européennes juives ou non-juives (Sam Moshinsky, Liliane Willens, Clio Calodoukas), et même des livres d’historiens décrivant le statut de Shanghai et de ses habitants occidentaux du point de vue des politiques chinoises et japonaises pendant la guerre (Gao Bei). Prendre Shanghai, ville alors ouverte, cosmopolite et prospère, comme point de départ pour comprendre l’arrivée de Juifs d’Europe centrale à partir de 1938, plutôt qu’appréhender cette histoire directement à partir des réfugiés juifs qui avaient échoué là, rend tout de suite ce télescopage géographique bien plus compréhensible.

Mais rien de cela n’était d’un grand réconfort pour ces réfugiés ni, sur le plan fictionnel, pour les protagonistes d’Adieu Shanghai : pour le violoniste allemand Theodor Weissberg et son épouse la cantatrice Elizabeth, et pour l’actrice Hilde Braun, Shanghai est au mieux une destination inconnue, au pire une destination effrayante, et en tout cas la seule solution existante pour quitter l’Europe. De ces trois personnages, seuls deux sont juifs et la question de savoir qui est juif et qui est « purement » allemand est l’un des petits ressorts du roman.

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Lectures communes autour de l’Holocauste (3e édition) – un récapitulatif et des remerciements

Une semaine après la fin de nos Lectures communes autour de l’Holocauste, il est temps de rassembler et partager tous les billets. Tout d’abord, merci aux participants et participantes, à ceux et celles qui contribuent leurs lectures pour la troisième fois déjà, comme à celles qui se joignent à nous pour la première fois cette année. Nous avons été 19 participant.e.s, avec 43 contributions d’une grande diversité, que vous retrouverez listées ci-dessous (signalez-nous si nous avons oublié quelqu’un !).

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Edith Bruck – Lettre à ma mère

Elie Wiesel, Imre Kertész, Primo Levi, Aharon Appelfeld, Jorge Semprun, Piotr Rawicz, Boris Pahor, Paul Celan… parmi les écrivains d’après-guerre dont l’œuvre repose sur leur expérience de l’Holocauste, Edith Bruck, en tant que femme, fait figure d’exception.

Est-ce le reflet d’une dimension spécifique aux persécutions, ou s’agit-il plutôt du résultat de cette propension à considérer plus facilement les hommes que les femmes comme des auteurs de « grande littérature » ou de « littérature sérieuse » ? Les témoignages de survivantes, surtout sous forme documentaire (récit de vie plutôt chronologique, avec ou sans l’aide d’une plume extérieure), ne manquent pourtant pas.

Entre le document autobiographique et l’œuvre de fiction, la frontière peut parfois sembler ténue. Dans le cas de Lettre à ma mère, ce sont surtout l’écriture, et plus encore la forme du texte, qui font de lui une œuvre littéraire à la portée universelle.

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Filip David – La maison des souvenirs et de l’oubli

Le lendemain, le professeur se rendit à pied au site, autrefois, du camp de Zemlin. Il descendit du pont Branko, traversa la prairie herbeuse et rejoignit Staro sajmište, un ensemble de pavillons décrépits près desquels ont poussé des cabanes qu’habitent aujourd’hui des réfugiés et des Tsiganes. Même si des dizaines de milliers de personnes y avaient trouvé la mort, rien ne laissait penser que, jadis, se dressait ici le premier camp d’internement des juifs, devenu par la suite un camp de transit. Il parvint à l’endroit où, récemment, des terrassiers installant des canalisations avaient découvert la boîte qui avait changé sa vie.

A Belgrade l’année dernière, j’avais logé quelques jours dans un hôtel à Novi Beograd, un peu en retrait du point de rencontre du Danube et de la Save, face au quartier d’affaires alors encore en construction. Un matin, je regardais un plan de la ville pour voir si je pouvais identifier l’endroit où avait été situé le camp de Staro Sajmište. Quelle avait été ma surprise de voir qu’il se trouvait presque littéralement sous mes pieds, ou du moins à seulement quelques minutes de marche de l’ensemble d’hôtels, de bureaux et de centre commercial qui avait poussé là de manière assez artificielle. Avant de quitter Belgrade, je m’étais rendue sur ce morceau de terrain en bordure de rivière : à peu près 10 ans après la publication du livre de Filip David dont est extraite la description ci-dessus, l’endroit, bien qu’habité, était parcouru d’herbes folles et sentait la marginalité et l’abandon.

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Aharon Appelfeld – Histoire d’une vie

At a very early age, and before I knew that fate would push me towards literature, instinct whispered that without an intimate knowledge of language my life would be superficial and impoverished.

A un très jeune âge, et avant de savoir que le destin me conduirait vers la littérature, l’instinct m’a murmuré que, sans une connaissance intime d’une langue, ma vie serait superficielle et appauvrie.

Aharon Appelfeld (1932-2018) ne se considérait pas comme un écrivain de l’Holocauste : « Il n’y a rien de plus exaspérant » que d’être étiqueté écrivain de l’Holocauste, écrit-il dans son Histoire d’une vie. Son expérience personnelle du milieu du XXe siècle, alors qu’il n’était qu’un enfant, s’inscrit cependant dans la constellation de ce qui, autour de l’existence et de la signification des camps – fait toute la complexité de l’Holocauste.

En choisissant ce titre parmi toute l’œuvre de l’écrivain, j’avais déjà quelques mots-clés biographiques en tête : né en Bucovine alors roumaine mais encore imprégnée de l’influence de l’Autriche-Hongrie ; orphelin ; traduit de l’hébreu ; survivant de l’Holocauste ; et, le plus évident, Juif. Mais ces mots-clés ne disent finalement pas grand-chose sur l’enfance qu’Aharon Appelfeld décrit par bribes dans Histoire d’une vie, non avec une volonté documentaire mais en s’appuyant d’abord sur ses quelques souvenirs pour construire un texte autobiographique qui place la langue et la mémoire au cœur de son parcours d’écrivain.

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(Au moins) quatre lectures communes en 2023 : Holocauste, Šnajder, Tokarczuk, Alexievitch

Je vois se multiplier depuis quelques semaines les rendez-vous/lectures communes pour 2023. Il est temps d’ajouter ma (mes) pierre(s) à l’édifice !

Voici donc quatre propositions de rendez-vous, autour de quatre mots-clés et de quatre dates (j’explique un peu plus bas chaque projet et la méthode pour participer) :

  • Du 27 janvier au 3 février : troisième édition des Lectures communes autour de l’Holocauste
  • Le 11 mars : lecture commune autour d’Olga Tokarczuk
  • Le 23 mars : lecture commune de La réparation du monde, de Slobodan Šnajder
  • Le 31 mai : lecture commune autour de Svetlana Alexievitch
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Lectures communes autour de l’Holocauste (édition 2022) : un récapitulatif, des remerciements

Pour la deuxième année consécutive, nous avons organisé, avec Patrice (Et si on bouquinait ?), une semaine de lectures communes autour de l’Holocauste. Du 27 janvier au 3 février, nous avons recueilli 24 contributions de dix participants et participantes à notre initiative en mémoire des victimes de l’Holocauste.

Comme l’année dernière, ces contributions ont été très variées : en majorité des lectures (livres d’enquête, témoignages anciens ou plus récents, romans), mais aussi des portraits d’artistes et même un clin d’œil aux plaques commémoratives de la Seconde Guerre mondiale à Marseille.

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Imre Kertész – Être sans destin

« Pourquoi, mon garçon, dis-tu à tout bout de champ « naturellement » à propos de choses qui ne le sont pas du tout ?! » Je lui dis : « Dans un camp de concentration, c’est naturel. » « Oui, oui, fait-il, là-bas, oui, mais… et là, il s’interrompt, hésite un peu, mais … comment dire, le camp de concentration lui-même n’est pas naturel ! » dit-il, semblant finalement trouver le mot juste, et je ne réponds rien, car je commence tout doucement à voir qu’il y a une ou deux choses dont on ne peut visiblement jamais discuter avec des étrangers, des ignorants, dans un certain sens des enfants, pour ainsi dire.

La traduction française d’Être sans destin a paru il y a presque 25 ans, en janvier 1998 : un petit volume assez épais, aux proportions inhabituelles sauf pour Actes Sud qui le publie. Plus tard, après la parution de Le refus et l’attribution du prix Nobel de littérature à Imre Kertész en 2002, il a été possible d’acheter ces deux volumes en un coffret réunissant une trilogie sur « l’absence de destin », dont Actes Sud avait déjà publié le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, en 1995.

J’ai un souvenir très limité, mais assez précis, de cette parution de 1998, ou plutôt de l’accueil très enthousiaste qui lui a été réservé. C’est l’un de mes très rares souvenirs d’une actualité littéraire qui, je crois, me parvenait surtout par le Monde des livres mais à laquelle je ne prêtais pas beaucoup attention. J’avais donc un exemplaire d’Etre sans destin sous la main, mais à l’époque je ne l’ai pas lu. Je regrette de ne pas pouvoir comparer ce que j’aurais pu en penser alors, en tant qu’adolescente, et ma compréhension du livre aujourd’hui alors que je le lis pour la première fois.

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Ana Novac – Les beaux jours de ma jeunesse

Je l’admets, je suis un témoin capricieux ; mais autrement, comment pourrais-je me tirer de cette aventure sans y laisser ma jugeotte ? Il ne peut s’agir que de fragments, de miettes. Donner une vue exhaustive du camp ? Autant vider la mer à la louche.

On parle souvent de « Anne Frank roumaine/polonaise/hongroise » pour évoquer les journaux d’adolescente juive « de l’Est » datant de la Seconde Guerre mondiale. C’est une description qui permet aux personnes qui n’ont encore jamais entendu parler du journal en question de comprendre qu’il s’agit d’un parcours similaire à celui de l’adolescente juive la plus emblématique des victimes de l’Holocauste. Mais je me demande parfois si décrire ainsi l’un des – relativement – nombreux journaux qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale, n’est-ce pas risquer de gommer l’individualité de chacune de ces adolescentes – leur personnalité, leur contexte d’origine, leur parcours (et le parcours de leurs journaux), leurs ambitions – ainsi que le caractère unique des journaux qu’elles ont laissés.

Je me suis à nouveau posé la question, sans arriver à une réponse satisfaisante, en lisant Les beaux jours de ma jeunesse, le journal d’Ana Novac, alors âgée de 15 et 16 ans dans les fragments correspondant à la période juin 1944-mai 1945 qui sont restitués dans le livre. Ana Novac, que plusieurs sources (y compris le recueil de récits féministes roumain Désobéissantes) présentent comme étant « surnommée ‘la Anne Frank roumaine’ », partage l’immense appétit de vivre de sa contemporaine, mais sa personnalité unique, tenace, effrontée, emplie d’humour noir et de cynisme brille à travers les fragments de journal de camp reconstitués dans ce livre.

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