Quelques mots… autour du théâtre, avec Dominique Dolmieu (Editions L’Espace d’un instant)

Nous sommes en marge de la littérature, puisque nous publions du théâtre, en marge du théâtre, puisque nous travaillons sur des traductions, en marge des traductions, puisque nous ne travaillons pas sur des langues anglo-saxonnes, ni celles de nos voisins immédiats…

« Nous », ce sont la Maison d’Europe et d’Orient (M.E.O.), le théâtre national de Syldavie, et Eurodram, ancien comité de lecture devenu réseau européen de traduction théâtrale. Mais, ajoute Dominique Dolmieu, ce sont bien les Editions L’Espace d’un instant qui sont à présent au cœur de leur travail, avec leur catalogue de plus de 300 textes, de plus de 250 auteurs, regroupés en une centaine de livres.

>>> Retrouvez ici mes chroniques de La Récolte (traduit du russe (Biélorussie)) ; Le veilleur de pierre, et Saleté (traduits du hongrois).

Si j’ai voulu présenter cette petite maison d’édition, facette pour moi la plus visible d’un ensemble plus généralement associé aux arts de la scène, c’est parce qu’elle est ma principale source de pièces de théâtre en provenance d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans en traduction française. Depuis mes deux chroniques récentes de pièces représentant cent ans d’écriture théâtrale géorgienne, je peux aussi ajouter le Caucase à l’espace géographique que j’aime présenter ici et que les Editions L’Espace d’un instant contribuent à couvrir.

>>> Retrouvez ici mes chroniques de cinq pièces de théâtre géorgiennes : Le malheur ; et quatre pièces contemporaines.

Voici donc le dernier épisode de ma série d’entretiens « quelques mots avec… », ici avec Dominique Dolmieu, metteur en scène et co-fondateur avec Céline Barcq de la Maison d’Europe et d’Orient et du réseau Eurodram.

Lire la suite »
Publicité

De l’Estonie à Jérusalem en passant par Paris et l’Afghanistan – Quelques questions à l’écrivain Tiit Aleksejev

Il y a quelques jours, j’ai proposé une chronique de Le pèlerinage : dans ce roman historique, l’écrivain estonien Tiit Aleksejev fait revivre la première croisade (1096-1099) à travers le personnage d’un de ses participants, l’énigmatique Dieter.

Intriguée par ce roman, le premier d’une trilogie, j’ai posé quelques questions à son auteur. Voici ses réponses, traduites de l’anglais. Notre entretien date de la fin du mois d’août, alors que l’armée américaine et ses alliés terminaient leur retraite précipitée d’Afghanistan : c’est une actualité qui a coloré certaines questions et réponses.

Lire la suite »

Quelques mots avec… Alain Cappon, traducteur de « Au puits. Scènes de la vie serbe »

Vous vous souvenez peut-être qu’avant Noël, j’avais chroniqué un recueil de nouvelles, Au puits. Scènes de la vie serbe, publié l’année dernière par Ginkgo Editeur ? C’était à la fois l’une des parutions les plus récentes (2020) à être entrées dans ma bibliothèque, et l’un des textes les plus anciens que j’ai chroniqués sur mon blog, puisque ces nouvelles datent de 1879-1882. J’étais ressortie de cette lecture charmée par le style des nouvelles qui m’avaient rappelé Tourgueniev, par le rôle de l’auteur-narrateur dans chacune des nouvelles, et par le regard qu’il jette sur la Serbie rurale d’il y a environ 150 ans.

Pour en savoir plus sur l’auteur, Laza Lazarević, et sur les nouvelles, je me suis tournée vers leur traducteur, Alain Cappon. Nous en avons profité pour parler également de son parcours de traducteur, et de son travail actuel. Je publie ci-dessous l’intégralité de notre entretien de décembre dernier (complété en janvier), ainsi qu’en fin de texte une liste de ses traductions. Lire la suite »


Quelques mots avec : Martin Daneš, auteur de « Les mots brisés »

Début décembre, je présentais ici ma chronique du roman Les mots brisés, roman tchèque et français sur les dernières (et dramatiques) années de la vie du journaliste et écrivain tchèque Karel Polaček (1892 – 1945), paru en 2020 aux Editions de la Différence. L’auteur de ce roman est Martin Daneš, journaliste, traducteur et écrivain d’origine tchèque, francophone et établi en France depuis de nombreuses années.

Un roman écrit en deux versions parallèles tchèque et française par le même auteur-traducteur, à propos d’un auteur de l’entre-deux-guerres très connu en Tchécoslovaquie puis en Tchéquie, et très peu connu en France ? C’était un mélange suffisamment intriguant, et un résultat suffisamment réussi, pour me donner envie de poser plein de questions à son auteur. C’est ce que j’ai fait courant décembre et je vous invite à écouter l’enregistrement de notre conversation ci-dessous.

Martin Daneš y présente donc Karel Polaček, l’un des auteurs tchèques les plus connus de l’entre-deux-guerres, et évoque quelques-uns de ses romans (notamment Nous étions cinq, son roman posthume disponible en français aux Editions de la Différence) ; il y parle aussi du moment où lui est venue l’idée « d’écrire un roman sur la vie d’un romancier » et de la lente reconstruction des dernières années de la vie de Polaček ; il évoque, enfin, le jeu entre l’imagination et la documentation dans son propre travail d’écriture, ainsi que son travail sur deux langues et sur deux éditions parallèles du livre en Tchéquie – son pays d’origine – et en France – où il vit depuis plusieurs années.

Merci à lui !

 

Passage à l’Est · Quelques mots avec : Martin Daneš, auteur de « Les mots brisés »

Quelques mots avec Gojko Lukić, traducteur de livres écrits « quelque part entre l’Istrie et le Kosovo »

Dans mes chroniques serbes et croates de ces dernières semaines, un nom est apparu à plusieurs reprises, celui de Gojko Lukić, traducteur (seul ou avec Gabriel Iaculli) de Timor mortis de Slobodan Selenić, Sonnenschein de Daša Drndić, et Goetz et Meyer de David Albahari. Gojko Lukić a bien voulu répondre à quelques questions sur ces trois livres, sur leurs auteurs, sur les problèmes politico-linguistiques des pays successeurs de la Yougoslavie, sur son parcours de traducteur et sur ses projets. Merci à lui ! Lire la suite »


Le Journal de Márai: une conversation avec sa traductrice Catherine Fay

« Je suis né écrivain, c’est tout ; un jour, semble-t-il, il faut accepter ce destin avec toutes les conséquences qu’il suppose. » (Sándor Márai, 1943)

Ecrivain reconnu de l’entre-deux-guerres en Hongrie, auteur de nombreux romans et nouvelles, de pièces de théâtre et de chroniques journalistiques, Sándor Márai entame en 1943 l’écriture d’un journal qu’il tiendra jusqu’à peu avant sa mort en 1989. La Hongrie est alors relativement épargnée par la guerre, mais l’alignement de plus en plus étroit du régime de l’amiral Horthy puis des Croix fléchées avec les idées et les pratiques fascistes poussent l’écrivain à opter pour le silence public.

Les éditions Albin Michel publient ce mois-ci en traduction française le premier volume du Journal, qui rassemble sur 540 pages une sélection des entrées des quatre volumes de l’édition complète hongroise pour la période 1943-1948. A travers les notes prises au fil des jours de la guerre, de la libération puis de la mise en place du nouveau régime communiste, apparaissent non seulement quelques facettes de l’homme derrière l’écrivain, mais aussi un portrait d’un pays et d’une société en prise avec ses démons.  Retour, avec sa traductrice Catherine Fay, sur la genèse du Journal et sur sa traduction française.

Cet article est d’abord paru dans Le Courrier d’Europe centrale.

Lire la suite »


EUPL 2019 : Trois romans lituaniens et une lauréate, Daina Opolskaitė

Je présentais hier et avant-hier les lauréates hongroise et ukrainienne du Prix de littérature de l’Union européenne (EUPL). Comme la Hongrie, la Lituanie participait pour la quatrième fois : après les trois lauréates en 2009 (Laura Sintija Černiauskaitė pour son roman « Respirer dans le marbre »), en 2012 (Giedra Radvilavičiūtė pour son recueil de nouvelles « Ce soir je vais dormir du côté du mur ») et en 2015 (Undinė Radzevičiūtė pour son roman « Poissons et dragons »), c’est à nouveau à une auteure, Daina Opolskaitė, qu’est décerné cette année le prix.

Née en 1979 à Vilkaviškis au sud-ouest de la Lituanie, Daina Opolskaitė a fait des études de philologie et enseigne actuellement dans un lycée de sa ville natale. Auteure d’une trentaine de nouvelles, essais et recensions, Opolskaitė s’est vu décerner le prix de l’Union des Ecrivains de Lituanie en 2000 pour son premier livre (Drožlės), le prix de la Littérature pour Enfants en 2016 (elle est également l’auteur de romans pour adolescents), et son roman Ir vienąkart, Riči a été nommé Livre de l’année en 2017. Son recueil de nouvelles Dienų piramidės a été publié à Vilnius chez Tyto alba en 2019.

Deux autres romans étaient en compétition pour ce prix 2019 en Lituanie : Ši mtmečių melancholija de Mindaugas Jonas Urbonas (Vilnius : Lietuvos rašytojų sąjungos leidykla, 2017) et Stasys Šaltoka : vieneri metai de Gabija Grušaitė (Vilnius : LAPAS, 2017).

La philosophe, musicologue et activiste Daiva Tamošaitytė, présidente du jury lituanien pour le Prix de Littérature de l’Union européenne (auquel prenait également part la traductrice française Marielle Vitureau), a répondu à mes questions. Lire la suite »


EUPL 2019 : Trois romans hongrois et une lauréate, Réka Mán-Várhegyi

Après la présentation hier de la lauréate du Prix de littérature de l’Union européenne (EUPL) pour l’Ukraine, place aujourd’hui à la Hongrie, qui participait pour la quatrième fois à ce prix initié en 2009.

Après Noémi Szécsi en 2009 (pour « Le Communiste Monte-Cristo »), Viktor Horváth en 2012 (pour « Miroir turc ») et Edina Szvoren en 2015 (pour son recueil de nouvelles Nincs, és ne is legyen), c’est à Réka Mán-Várhegyi qu’a été décerné ce prix cette année.

Née en 1979 dans la communauté hongroise près de Târgu Mureş en Roumanie, elle s’est installée en Hongrie après la chute du régime communiste et vit actuellement à Budapest. Travaillant pour une maison d’édition pour enfants depuis plusieurs années, elle publie un premier recueil de textes (« Tristesse dans le quartier Auróra ») en 2013 et reçoit alors le prix JAKkendő de l’association littéraire József Attila Kör auquel s’ajoute l’année dernière un autre prix prestigieux, le Prix Tibor Déry. Elle est également l’auteur de plusieurs livres pour enfants et jeunes adultes. Son roman Mágneshegy (« Colline Magnétique »), publié en 2018 et en partie développé à partir d’une des nouvelles de son recueil de 2013, brosse le portrait de trois jeunes universitaires à Budapest au tournant du millénaire, chacun essayant d’échapper à sa propre réalité.

Les deux autres livres en lice étaient Léleknyavalyák, avagy az öngyilkolás és egyéb elveszejtő szerek természetéről (« Les maladies de l’âme, ou de la nature du suicide et d’autres moyens de destruction ») de Róbert Milbacher, et Luther kutyái (« Les chiens de Luther), de László Szilasi, les trois romans étant parus chez Magvető en 2018.

Endre Szkárosi, président de la Société des Ecrivains Hongrois ainsi que du jury hongrois pour le Prix de Littérature de l’Union européenne (dont faisait également partie la traductrice française Joëlle Dufeuilly), a répondu à mes questions. Lire la suite »


EUPL 2019: Trois romans ukrainiens et une lauréate, Haska Shyyan

J’inaugure aujourd’hui ma série sur les romans lauréats du Prix de littérature de l’Union européenne (EUPL) avec l’Ukraine, qui faisait pour la première fois cette année partie des pays participant à ce prix décerné par rotation aux pays membres de l’Union européenne.

Parmi les trois romans ukrainiens présélectionnés (За спиною (« Derrière le dos ») de Haska Shyyan, Дім для Дома (« Den for Dom ») de Victoria Amelina et Чормет (« Blackmet ») de Markiyan Kamysh), c’est à Haska Shyyan qu’a été décerné le prix pour l’Ukraine, pour son roman publié cette année par l’éditeur Fabula de Kiev.

Haska Shyyan, auteure, traductrice, photographe et co-propriétaire d’une librairie, est née à Lviv en 1980 mais habite dorénavant à Kiev. Déjà auteure en 2012 d’une traduction littéraire (Lights out in Wonderland, de DBC Pierre), elle publie en 2014 un premier roman, inspiré d’un séjour à l’hôpital et qui lui vaut d’être inclus dans la première sélection pour le Prix du livre de l’année ukrainien de la BBC.

Le jury ukrainien, composé de Oleksandra Koval, Ola Hnatiuk, Ostap Slyvynsky et Iryna Slavinska­­, était présidé par l’écrivain et président du PEN Ukraine Andreï Kourkov (bien connu en France de par ses nombreux romans traduits aux Editions Liana Levi: Le Pingouin, Le jardinier d’Otchakov…). L’écrivain, poète et professeur de littérature polonaise Ostap Slyvynsky (également natif de Kiev et membre du PEN Ukraine) a répondu à mes questions. Lire la suite »


Quelques mots avec une auteure engagée contre l’oubli, Kateřina Tučková

J’ai parlé il y a quelques jours du roman tchèque L’expulsion de Gerta Schnirch (Vyhnání Gerty Schnirch, Host, 2009), qui retrace la vie d’une jeune femme de la communauté allemande de Brno dont la vie est irrémédiablement bouleversée par les décrets d’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie.

Auteure reconnue en République tchèque portant sur différents épisodes de l’histoire de la Tuckova-foto-ke-stazeni-10-tTchécoslovaquie, Kateřina Tučková a accepté de se prêter à une conversation sur la genèse du roman, sur son expérience de la ville qui lui a donné naissance, sur la perception de la guerre et de la période communiste en République tchèque aujourd’hui, et sur le regard que peuvent porter sur l’histoire les femmes écrivains.

***

Le sentiment de culpabilité et de responsabilité sont deux thèmes importants tout au long de votre roman : le personnage principal voit sa vie complètement bouleversée, parce qu’elle est l’une des milliers d’Allemands de Tchécoslovaquie à qui l’on fait endosser la responsabilité des actions de leur communauté durant le régime nazi. Mais justement parce que sa vie devient si dénuée d’espoir, le roman soulève des questions qui dérangent concernant les décisions prises par les Tchécoslovaques eux-mêmes après la guerre. Quelle a été la réception du roman, auprès des lecteurs et des médias, lorsqu’il est sorti ?

Depuis la publication du roman, j’ai eu toutes sortes de retours, souvent positifs. Ceci dit, il y a eu plusieurs fois des situations conflictuelles lorsque je faisais des lectures publiques en tchèque. Le point de vue que j’ai choisi pour traiter de la Seconde Guerre Mondiale, c’est à dire le point de vue d’une jeune femme née dans la ville tchèque de Brno mais avec des racines allemandes, était inacceptable pour certains, surtout parmi les plus âgés. Il est compréhensible qu’ils aient leurs propres souvenirs de la guerre, souvent douloureux et, bien sûr, je ne souhaitais pas ne pas prendre en compte leurs souvenirs. Cependant, je voulais proposer un autre point de vue, qui avait été mis à l’écart pendant si longtemps : je voulais montrer que, de l’autre côté aussi, il y avait des victimes, des femmes, des enfants et des vieillards qui ne méritaient pas la souffrance qui leur avait été infligée au cours des derniers jours de la guerre.

A l’étranger, ce sont surtout des gens qui s’intéressent à la guerre qui sont venus à mes lectures, ainsi que des gens qui avaient été forces de quitter leur région d’origine (par exemple des descendants des Allemands de Tchécoslovaquie), ou qui avaient émigré et qui ont encore très présente à l’esprit la question de leur « patrie perdue ». Les lecteurs allemands qui ont été contraints de quitter l’ex-Tchécoslovaquie ont souvent un fort désir de parler du passé et de partager leurs souvenirs. Ce sont parfois des sentiments de culpabilité, et de remords, qui sont transmis par les grands-parents et les parents, et ce sont aussi parfois des souvenirs traumatiques des violences infligées durant les expulsions. Mais en général, ils sont surtout curieux d’en savoir plus sur l’histoire, après la guerre, des villes où ils ont grandi, et sur la vie des membres de leur famille qui sont restés en Tchécoslovaquie. La vie des Allemands qui n’ont pas été forcés de quitter le pays était très dure : être Allemand, après la libération, donnait lieu à une vraie stigmatisation.

De manière générale, je vois que les gens acceptent d’ouvrir le dialogue, et de voir que les deux côtés ont souffert d’injustices.

520

Brno, qui est votre ville natale, est en arrière-plan de larges parties du roman : on la voit se transformer, d’une ville habitée en partie par des Allemands qui donnent à ses rues et à ses bâtiments des noms allemands, en une ville habitée par des Tchèques qui utilisent leurs propres mots pour la ville. On voit aussi une ville autrefois prospère qui prend beaucoup de temps à se remettre de la guerre. Les habitants de Brno aujourd’hui connaissent et s’intéressent-ils à l’histoire d’avant-guerre de la ville et de ses différentes communautés ?

Quand je faisais mes études à Brno, j’habitais dans un appartement situé dans un quartier surnommé le « Bronx de Brno », ou le ghetto de Brno. C’est une partie de la ville qui a été le témoin des chapitres difficiles de l’histoire de la ville et des nombreuses catastrophes du XXe siècle. La population a changé plusieurs fois au cours de quelques décennies, les gens arrivaient, puis repartaient. Il n’y reste plus d’habitants, de survivants de cette période et, en conséquence, ce quartier a été privé de ses souvenirs et de son âme.

Au XIXe siècle, Brno était connue pour ses usines textiles, majoritairement construites par des industriels allemands ou juifs. Le quartier était habité par des ouvriers de toutes les nationalités, et les langues tchèques, allemandes et yiddish, en se côtoyant, ont fini par donner naissance au « hantec », le dialecte spécifique à Brno, qui contient des éléments de ces trois langues. Apres l’occupation allemande, les Juifs étaient amenés ici, afin d’être emportés dans les convois de déportation. Après 1945, les Allemands ont été expulsés, et leurs appartements ont été repris par des travailleurs tchèques et slovaques. A leur tour, ceux-ci les ont quittés dans les années 1960 afin de s’installer dans des immeubles d’habitation modernes. Après eux, ce sont des Roms qui sont arrivés, envoyés là après que leur mode de vie itinérant leur a été interdit. Ils sont restés là jusqu’à aujourd’hui, et forment la majorité de la population du quartier. Après la Révolution de Velours en 1989, de nouveaux groupes sont arrivés dans le quartier, et aujourd’hui des Ukrainiens, des Vietnamiens et d’autres personnes ouvertes d’esprit y cohabitent.

A cause des nombreux changements de population au cours du dernier siècle, peu de gens ont vraiment développé des racines dans le quartier, et il peut donner l’impression d’être un peu abandonné. Mais cela s’améliore ces derniers temps : par exemple, le festival Ghettofest, qui se déroule dans l’ancien pénitencier, permet de faire revivre la culture locale et de créer un espace commun, grâce à quoi un esprit de communauté est en train de se développer qui est plus fort qu’il y a dix ans, quand je vivais dans ce quartier.

Mais c’est le festival annuel Meeting Brno qui est le moment le plus important pour faire revivre le passé de ce quartier : quand j’ai contribué à sa fondation avec mes collègues en 2015, c’était avec l’intention de rapprocher la riche histoire du quartier et le public local et étranger, et d’ouvrir aussi les souvenirs qui avaient longtemps fait l’objet d’un tabou. Nous avons réussi à lancer la Marche de la Réconciliation («  »), à l’occasion de laquelle le maire de la ville de Brno et l’évêque ont exprimé officiellement les regrets de la ville envers les victimes de la marche d’expulsion de Brno. Un tel geste de réconciliation n’avait pas été possible, ni même envisageable dans l’esprit des gens, pendant trois générations. Avec ses forums de discussion et ses divers programmes culturels, le festival s’est donné pour objectif de mettre en confrontation le passé et le présent. J’ai organisé le festival pendant trois ans en tant que directrice de programmation, mais l’année dernière je me suis retirée afin de me consacrer à nouveau à l’écriture : mon travail sur mon prochain roman sollicite toute mon énergie.

Quelle est la part de vérité historique, et quelle est la part de fiction, dans le roman ? J’ai été par exemple interpellée par les parties décrivant le discours d’Hitler à Brno, et ensuite la prise de contrôle de la mairie de Brno par les Nazis.

L’histoire du personnage principal est basée sur des histoires vraies ; j’ai entendu certaines d’entre elles de témoins de cette marche, auprès de femmes allemandes qui avaient été chassées de Brno en 1945. Le nom de Gerta est cependant une invention, car je ne voulais pas écrire la biographie d’une femme en particulier ayant vécu cette expérience.

Les événements en arrière-plan, tels que les discours d’Adolf Hitler ou d’Edvard Beneš, les exécutions dans la résidence étudiante de Kounic (« Kounicovy koleje »), ou le viol des femmes allemandes dans la gare de Brno sont tous, malheureusement, des faits historiques avérés. C’est pourquoi je préfère utiliser le terme de fiction historique pour décrire mon roman.

Avez-vous fait beaucoup de recherches en préparation du livre ? Quel type de recherches ?

J’ai parlé avec beaucoup de témoins, surtout des femmes, qui étaient plus ouvertes et qui ont aussi partagé leurs émotions : elles ne me parlaient pas seulement des faits, mais me transmettaient également l’atmosphère. Je me suis appuyée sur la correspondance des personnes déplacées, sur la presse et sur d’autres sources de l’époque, et j’ai étudié des publications sur le sujet qui sont sorties après 1989. J’ai aussi lu plusieurs livres qui décrivent la libération de Brno, ainsi que l’architecture de la ville et son organisation urbaine. Mes rencontres avec David Kovařík, spécialiste des déplacements de population à l’Académie tchèque des Sciences, ont formé une part très importante de mes préparatifs, au cours desquels j’ai vraiment apprécié sa patience et son enthousiasme. Il m’a permis d’avoir accès à de nombreux documents, et a même reconstruit l’itinéraire exact de la marche de la mort à partir de Brno jusqu’à la ville de Pohořelice, où se trouvent les fosses communes des victimes de cette marche de la mort. Il m’a accompagné durant les trente kilomètres de la marche de nuit, la première fois que j’ai décidé de la faire afin de ressentir par moi-même ce qu’elle représentait.

Justement, votre roman commence avec des remerciements envers toutes les personnes qui vous ont accompagnée durant cette marche le long de la route prise par les expulsés allemands. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

La première fois que j’ai fait cette marche en 2007, ce sont surtout des amis et des historiens qui nous ont accompagnés, David Kovařík et moi. C’était la première fois que cette marche avait lieu. Aujourd’hui, c’est mon ami Jaroslav Ostrčilík qui organise, chaque année, le week-end le plus proche de la date historique des expulsions, cette marche jusqu’à Pohořelice, en mémoire des Allemands de Tchécoslovaquie expulsés violemment de Brno dans la nuit du 30 au 31 mai 1945 et dont beaucoup ont trouvé la mort au cours de cette marche.

En y repensant, c’était l’un des moments les plus importants de mon travail sur ce roman : le fait de marcher toute cette distance, la nuit, entourée de ténèbres, avec les difficultés physiques de la faim, de la soif, des lourds bagages (afin de me rapprocher au mieux des circonstances dans lesquels Gerta se trouvait, je poussais un landau), puis de partager tous les ressentis des autres participants à cette marche, m’ont fait me rendre compte de toutes les émotions associées à l’écriture de ce roman, et de la responsabilité qui va avec. Le souvenir de cette marche m’est revenu à plusieurs reprises pendant que j’écrivais le roman.

J’étais parfois perplexe par rapport au développement de la personnalité de Gerta : elle est parfois assez distante par rapport au monde (quand elle est petite, elle semble incapable de voir ce qui se passe réellement autour d’elle, puis quand elle devient une femme âgée elle semble renoncer et se refermer sur elle-même), parfois aussi très déterminée, lucide, quelque fois même assez féministe. Y avait-il une « vraie » Gerta ?

Gerta est un personnage inventé, mais elle est inspirée de la vie d’une jeune femme qui vivait dans la rue où je me suis installée en 2002, et dont elle fut chassée, avec d’autres Allemands, à la fin de la guerre. Quand je me suis intéressée à la vie du quartier et que j’ai commencé à faire des recherches, j’ai rencontré un vieil homme qui m’a raconté l’histoire d’une femme de 21 ans, qui vivait dans cette rue avec un bébé de six mois, et qui avait disparu durant la marche de Brno. Mais les autres détails de la vie de cette vraie « Gerta » ont été perdus. J’ai créé ce personnage en rassemblant des épisodes de l’histoire de plusieurs survivantes dont j’ai retrouvé la trace durant mon enquête. Par exemple, j’ai trouvé des lettres d’une femme allemande, qui avait un tout petit enfant, et qui avait été choisie par des fermiers de Moravie pour travailler chez eux. Pendant plusieurs années après sa déportation, jusque dans les années 1950 lorsqu’elle a obtenu la nationalité tchécoslovaque, elle a vécu comme une esclave, travaillant pour obtenir sa nourriture et un endroit pour dormir. En lisant ce qu’elle avait écrit, j’ai pu me faire une idée de ce à quoi sa vie ressemblait, et son destin est une autre partie de la vie de Gerta.

Dans tous les cas, j’ai vu des attitudes ambiguës de la part tant des Tchèques que des Allemands : ces deux nations ont été capables de commettre des actes extrêmement cruels mais, en même temps, elles ont subi des blessures dans leur identité, et ce sont des blessures que les victimes ont porté en elles jusqu’à la fin de leur vie. Quelque fois, elles y ont fait face en se refermant sur elles-mêmes, d’autres fois en se laissant aller à de fortes critiques. Le personnage de mon roman est représentatif de ces deux attitudes.

Dans l’ensemble, c’est un roman assez triste, avec seulement quelques passages fugaces de calme et de bonheur au cours d’une vie marquée par la solitude et les pertes, y compris la perte de l’espoir. La dernière phrase du roman, lorsque la fille de Gerta décrit la vie de sa mère après sa mort comme une vie « non comblée » et « inutile », met vraiment fin à tout espoir qu’aurait pu avoir le lecteur que quelque chose viendrait, à la dernière minute, redonner un peu de valeur à la vie de Gerta. Est-ce ainsi, avec ce sentiment de gâchis, que votre génération a évalué la vie de vos parents et de vos grands-parents ?

Non, je ne dirais pas que c’est le sentiment de mes pairs tchèques, même si on peut jeter un regard négatif sur la vie des générations qui ont vécu sous le régime totalitaire. Ce serait compréhensible qu’il y ait des sentiments de colère et de mépris envers les personnes plus âgées, qui ne se sont pas opposées au régime, et il pourrait aussi y avoir des sentiments de regret, et de peine. Cependant, je pense que ma génération – la première génération d’après le communisme – s’est définie principalement par l’espoir, par un regard tourné vers l’avenir, et par l’enthousiasme face à la possibilité d’explorer tout ce qu’un monde libre et démocratique peut nous apporter.

Ce sentiment de « défaite », que la fille de Gerta admet à la fin du roman, représente seulement le sentiment de la minorité allemande vivant derrière le rideau de fer en Tchécoslovaquie : leurs vies, après la guerre, ont réellement été brisées. Et malheureusement, la plupart d’entre eux n’ont pas vécu assez longtemps pour voir la révolution qui aurait pu apporter un changement positif dans leurs vies.

Ces dernières années, j’ai vu de nombreux romans qui traitent du passé, des diverses communautés expulsées au cours du XXe siècle, et des conséquences que cela a eu au niveau des personnes, des familles, et de pays entiers, encore aujourd’hui. Je pense par exemple à Katzenberge de Sabrina Janesch (l’histoire d’une famille qui quitte l’Ukraine pour la Pologne, puis l’Allemagne, au cours de trois ou quatre générations), à Żanna Słoniowska et son roman Une ville à cœur ouvert (l’histoire d’une famille établie à Lvov, mais issue de Russie et de Pologne) ou encore à une autre auteure tchèque, Radka Denemarková, dont le roman L’argent d’Hitler prend l’histoire d’une jeune fille juive allemande comme point de départ de l’exploration des relations qu’entretient la Tchécoslovaquie avec son passé récent. Un point commun entre ces différents romans est qu’ils sont tous écrits par des femmes assez jeunes. S’agit-il juste d’une coïncidence ou diriez-vous que les femmes écrivains sont, aujourd’hui, davantage intéressées par les questions de mémoire et des trajectoires familiales brisées ?   

En termes d’histoire du XXe siècle, il me semble que c’est justement notre génération (c’est-à-dire à peu près la troisième génération après la Seconde Guerre Mondiale, qui a en effet suffisamment de recul par rapport aux souvenirs tragiques de cette période. Ainsi, nous pouvons écrire sur le passé avec objectivité, sans le poids des souvenirs douloureux. Grâce à cela, il nous est possible d’explorer le passé et de le montrer à travers des perspectives différentes. C’est seulement aujourd’hui qu’il nous est possible d’essayer de rendre une image plus large, plus complexe des événements historiques, et d’en débattre. De ce point de vue, oui, c’est une question de génération. Et le fait que ce soit des auteures qui se saisissent de ce sujet me parait aussi caractéristique, peut-être parce que les femmes sont plus sensibles et peuvent mieux saisir les nuances, les ressentiments et les craintes (dans leurs propres familles ou autre part) qu’elles transmettent ensuite à leurs enfants et petits-enfants.

En ce qui me concerne, je pense qu’il est essentiel de montrer ces sujets qui étaient auparavant enterrés dans le passé, mais qui ont encore des influences sur nos pensées et nos comportements. Je le fais à travers les héroïnes de mes romans, en premier lieu parce que je les comprends mieux, et aussi parce que je pense que leurs destins n’ont souvent pas été pris en compte par la « grande histoire », celle qui est écrite par les gagnants et qui, souvent, néglige les « petites vies » des mères et des enfants. Mais, à mes yeux, elles sont les vrais héros, car c’est sur elles que retombe le poids de l’histoire, et ce sont elles qui ont toujours trouvé la force pour lui faire face, malgré toutes les difficultés.

deessesEn tant que romancière, vous semblez être très ancrée dans l’histoire locale de votre région de la République tchèque. Dans l’un de vos autres romans, Les déesses de Žítková, par exemple, vous prenez des éléments du folklore local et vous vous intéressez à comment ils ont survécu pendant et après le communisme. Mais vous êtes aussi active dans le domaine des arts visuels, en tant que curatrice, et auteure également d’une biographie de l’artiste Kamil Lhoták (dont les œuvres jouent d’ailleurs un petit rôle dans L’expulsion de Gerta Schnirch). Comment rassemblez-vous, dans votre travail, ces différents centres d’intérêt ?

J’ai fait des études d’histoire de l’art et, depuis mes études universitaires, je travaille comme curatrice, donc je suis entourée d’artistes, d’histoires, et de morceaux d’art et d’histoire qui m’inspirent. L’expérience que j’ai accumulée au fil des ans entre naturellement dans mon activité d’écriture. Et bien que je distingue mon travail de curatrice de mon travail littéraire, il arrive que les deux se chevauchent et s’entremêlent.

C’est particulièrement vrai avec mon projet actuel, qui s’appelle « I žárovka má sochu » (« L’ampoule a aussi sa statue ») et qui vise à attirer l’attention sur le fait que, dans les rues des villes tchèques, on trouve très peu de statues de femmes importantes de notre passé. Par exemple, on trouve dans ma ville, Brno, plus de soixante-dix statues d’hommes, et seulement une de femme. Celle-ci était d’ailleurs une héroïne du communisme, et sa statue a été créée par le régime précédent. On peut même trouver des statues d’objets tels que l’ampoule d’Edison, ou un cube de sucre, ce qui me parait absurde. Avec des amies, des femmes actives, j’ai donc lancé cette initiative pour essayer d’encourager les villes tchèques à installer dans les rues davantage d’objets artistiques permettant de nous rappeler les nombreuses femmes qui ont joué un rôle important, en tant qu’artistes ou par leur activité publique, pour le développement et la notoriété de leur ville. Elles sont souvent oubliées en République tchèque et c’est dommage, parce qu’avoir des modèles forts de femmes serait bénéfique non seulement pour les femmes et les filles qui peuvent s’en inspirer, mais aussi pour la société en général, qui aurait

images

Vítězslava Kaprálova

ainsi une meilleure connaissance de notre passé. Je pense par exemple à Bertha von Suttner, qui vécut à Brno durant 12 ans et reçut le prix Nobel de la Paix en 1905, mais qui n’est mentionnée nulle part. Je pense aussi à mon héroïne préférée, Vítězslava Kaprálova, la première femme compositrice et cheffe d’orchestre tchèque, qui mourut à Montpellier où son mari l’avait amenée après l’arrivée des troupes allemandes à Paris en 1940. J’ai été tellement intéressée par la vie de cette femme exceptionnelle que j’ai écrit une pièce de théâtre, Vitka, sur sa vie à Brno ainsi qu’en France.

Překlady K. Tučková.02

Née à Brno en 1980, historienne de l’art et auteure de nouvelles, romans, pièces de théâtre ainsi que de publications professionnelles dans le domaine de l’histoire de l’art, Kateřina Tučková est lauréate de nombreux prix littéraires et décorations, parmi lesquels le Prix Magnesia Litera des lecteurs pour ses romans L’expulsion de Gerta Schnirch, en 2010, et Les Déesses de Žítková, en 2013 ; et le Prix de la Ville de Brno pour la Littérature, en 2019. Depuis sa parution en 2009, L’expulsion de Gerta Schnirch a été traduit en italien, hongrois, allemand et polonais. Kateřina Tučková travaille actuellement sur son nouveau roman, « Bílá Voda », qui s’intéresse à l’histoire des religieuses persécutées pendant la période communiste et aux tentatives du régime communiste pour dissoudre les ordres religieux. Elle espère le terminer d’ici la fin de l’année.

***

Cet entretien, réalisé dans le cadre de ma série sur les femmes écrivains d’Europe centrale et orientale, a également été publié dans Le Courrier d’Europe centrale.

femmes écrivains d_europe centrale et orientale