Stanislav Aseyev (Asseyev) : In Isolation

These days I’m Stanislav Vasin, the name under which I speak to you from these pages. And the first thing that I’d like to tell you is how it is that what once seemed impossible has become the way things are now.

[Ces jours-ci je suis Stanislav Vasin, et c’est sous ce nom que je vous parle depuis ces pages. Et la première chose que j’aimerais vous dire est que ce qui auparavant paraissait impossible est devenu la nouvelle réalité.]

J’ai lu ce livre peu après avoir terminé La fin de l’homme rouge, de Svetlana Alexievitch (que j’avais présenté tout début décembre dernier). Ce n’est qu’aujourd’hui que je vous propose cette lecture de In Isolation, du journaliste ukrainien Stanislav Aseyev (en français : Asseyev) mais, étant donné ses origines et son propos, j’aurais tout aussi bien pu publier ma chronique déjà le 10 décembre, Journée des droits de l’homme, et journée de remise du prix Nobel de la paix à trois individus et organisations issues de Biélorussie, d’Ukraine et de Russie. Ou le 24 février.

La méthode d’observation et d’écriture est différente mais, chronologiquement et d’une certaine manière logiquement aussi, ce livre reprend là où Svetlana Alexievitch s’était arrêtée avec La fin de l’homme rouge. L’enquête d’Alexievitch sur le devenir de l’ « Homo sovieticus » dans le territoire de l’URSS l’avait en effet menée jusqu’en 2012 ; les événements qui, en Ukraine, vont mener au mouvement de l’EuroMaidan, à la fuite en Russie du président Viktor Ianoukovytch, à l’invasion et à l’annexion de la Crimée, à l’auto-proclamation des « républiques populaires » de Donetsk (RPD) et de Louhansk (RPL), éclatent à la fin de l’année suivante et c’est avec un rappel des premières manifestations de novembre 2013 (lorsque Ianoukovytch fait marche arrière sur l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne) que s’ouvre In Isolation.

Au départ, ce n’est pas un livre en tant que tel mais plutôt une compilation d’articles de Stanislav Asseyev, journaliste né à Donetsk en 1989, resté au Donbass après 2014 d’où il écrit (sous pseudonyme) des chroniques pour divers titres de la presse ukrainienne – les hebdomadaires Tyzhden et Dzerkalo Tyzhnia, la branche ukrainienne de RFE/RL Radio Svoboda, et le journal en ligne Ukraïnska Pravda. En juin 2017, il est arrêté (kidnappé) par des agents de la RPD, contraint d’écrire une dernière chronique, et détenu jusqu’en décembre 2019. Des rangs amincis du journalisme de la RPD, il rejoint ceux bien mieux garnis des prisonniers politiques et c’est justement pour donner de la visibilité à son cas et obtenir sa libération qu’est publié cet ouvrage, d’abord en ukrainien et en russe en 2018 puis, l’année dernière, en anglais.

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Svetlana Alexievitch – La fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement

Ça fait rien si je vous parle de moi, si je vous raconte ma vie ? On a tous eu la même vie. Seulement, faudrait pas qu’on m’arrête à cause de cette conversation. Y a encore un pouvoir soviétique, ou c’est complètement fini ?

Quelles conditions faut-il réunir pour mener à bien un travail tel que celui qui a abouti à la publication de La fin de l’homme rouge ? Je ne parle pas uniquement des conditions matérielles, bien que celles-ci soient sûrement non-négligeables pour une entreprise qui s’étend sur deux décennies et parcourt le vaste territoire de l’ex-URSS. Je parle surtout des conditions propices au partage d’histoires personnelles, c’est-à-dire : la confiance, l’absence de peur, l’absence (au niveau d’une société) de raisons d’avoir peur. Sans ce « temps du désenchantement » des années d’après la chute de l’URSS, un livre tel que celui-ci n’aurait eu aucune raison d’exister, ou seulement de manière spéculative. Mais un livre de cette nature, fondé sur des témoignages oraux, aurait-il pu exister durant la majeure partie de l’existence de l’URSS, avec le risque qu’il comportait de remettre en cause les discours, les valeurs et l’histoire officiels ?

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Profession : historienne, ethnographe, « espionnes » (3)

Voici enfin la suite et fin de ma chronique de A spy in the archives. A memoir of Cold War Russia, de Sheila Fitzpatrick, et de My life as a spy. Investigations in a secret police file, de Katherine Verdery : deux autobiographies de chercheuses anglo-saxonnes, toutes plongées « de l’autre côté du rideau » durant la Guerre froide, et toutes deux accusées d’espionnage par les autorités des pays dans lesquels elles font leurs recherches. Dans ce billet, je proposais une présentation générale des deux livres et, dans celui-ci, j’évoquais surtout le livre (passionnant) de l’historienne Sheila Fitzpatrick et ses tribulations dans les archives – et la vie intellectuelle – moscovites dans les années 1960. Le billet d’aujourd’hui nous amène dans la Roumanie des années 1970, puis 1980 (et aussi 2000 et 2010) avec le livre plus exigeant de l’ethnographe et anthropologue américaine Katherine Verdery.

Trois ans après la fin du livre de Sheila Fitzpatrick, en juillet 1973, Katherine Verdery, alors titulaire d’une bourse doctorale, arrive pour son premier séjour en Roumanie. Sur le plan international, le contexte est différent des années de stagnation de l’ère Brejnev, et de la crise de 1968, que connait Fitzpatrick à Moscou. Lorsque Verdery arrive, écrit-elle, « la Roumanie était le seul pays où il était relativement facile de faire de la recherche de terrain » et les relations entre la Roumanie et les pays occidentaux étaient encore relativement ouvertes. Son livre, My life as a spy, couvre cette première période de recherche ainsi que les suivantes, jusqu’à sa dernière visite en Roumanie dans les années 1980. Elle y trouve alors un pays en prise avec une vraie paranoïa envers les espions occidentaux, paranoïa qui n’a été qu’augmentée par l’élection de Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis, par le lancement des Star Wars, par le renouveau de la rhétorique de guerre froide, et par le discours explicitement anticommuniste du nouveau président. Elle retrouve également un pays dont les dirigeants (également paranoïaques) sont profondément opposés aux élans réformistes de Gorbatchev en URSS, en plus d’être aux commandes d’une économie en chute libre. Quelles seront les conséquences, pour Verdery et ses liens professionnels et amicaux avec la Roumanie, de cette direction de fermeture que prend le pays ? 

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Herta Müller – Tous les chats sautent à leur façon

Je reporte ma chronique encore incomplète de My life as a spy de Katherine Verdery afin d’arriver directement à la lecture commune d’aujourd’hui autour de Herta Müller : pour moi, Tous les chats sautent à leur façon.


Il y a un lien entre ces deux lectures car, comme l’explique Katherine Verdery dans son prologue, elle a emprunté à Herta Müller la notion de « doppelgänger », ce double (en l’occurrence, doté d’une identité d’espionne, de fauteuse de trouble) que lui crée la police politique, la Securitate, et qui finit par influer sur les actions, les choix et la « vraie » identité de Verdery (qui se considère, elle, comme une simple anthropologue venue étudier la Roumanie d’après-guerre).

Pour Herta Müller, née dans cette même Roumanie d’après-guerre, son identité d’adulte est elle aussi profondément marquée par son refus de se conformer et de coopérer avec le régime de Ceauşescu, mais sans l’issue de secours qu’a Verdery, qui peut toujours rentrer chez elle aux Etats Unis.

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Profession : historienne, ethnographe, « espionnes » (2)

Première partie de ma chronique de A spy in the archives. A memoir of Cold War Russia, de Sheila Fitzpatrick, et de My life as a spy. Investigations in a secret police file, de Katherine Verdery, annoncée dans mon précédent billet.


Hormis la similarité de leur sujet (Verdery fait plusieurs fois référence à Fitzpatrick, dont la recommandation apparait au dos du livre), les deux livres sont marqués par des objectifs et des personnalités très différentes. Sheila Fitzpatrick propose un récit accessible à toute personne s’intéressant aux autobiographies et à l’URSS ; son style est enlevé, amusé (par son regard sur elle-même et sur le milieu universitaire des années 1960 et 1970), et un brin narquois. Elle se souvient volontiers de ses échecs sur le plan humain (l’Angleterre où elle fait son doctorat la déprime complètement et ses premières semaines à Moscou sont aussi marquées par la volonté d’éviter au maximum le contact humain), mais elle parait intellectuellement très décidée. La manière dont elle retrace son cheminement intellectuel par rapport à son sujet d’études, est fascinante. Katherine Verdery est bien plus réfléchie : la Roumanie, dit-elle, lui a révélé une personnalité beaucoup plus sociable et preneuse de risques, mais elle reconnait aussi tous ses défauts humains, ses erreurs dans son approche à son sujet de recherche, et elle est encline à tout réévaluer et à se critiquer, y compris dans sa relation d’après 1989 avec la Securitate. C’est que, bien qu’elle fasse d’elle-même son propre sujet d’étude et d’analyse, son ouvrage a lui aussi une vocation scientifique et son approche est donc bien plus analytique que celle de Fitzpatrick. Verdery parle, par ailleurs, de gens qui sont parfois encore vivants, et dont elle prend soin de préserver l’anonymat (le degré d’attention qu’elle apporte à brouiller les identités des personnes dont elle parle m’a rappelé ce livre de Jaap Scholten sur les aristocrates hongrois de Transylvanie qui, vingt ans après la chute du régime Ceauşescu – ce qui n’est pas l’équivalent du démantèlement du régime – et 70 ans après les événements qu’il étudie, refusaient encore d’avoir leurs histoires publiées noir sur blanc en Roumanie).

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Profession : historienne, ethnographe, « espionnes »

As I write this memoir, it’s becoming increasingly clear to me that the Soviets were not totally stupid in thinking that historians like me were essentially spies. We were trying to get information they didn’t want us to have, and we were prepared to use all sorts of ruses and stratagems to get it. 

[En écrivant ces mémoires, il m’est de plus en plus évident que les Soviétiques n’étaient pas totalement stupides lorsqu’ils pensaient que les historiens comme moi étaient fondamentalement des espions. Nous essayions d’obtenir des informations qu’ils ne voulaient pas que nous ayons, et nous étions prêts à utiliser toutes sortes de ruses et de stratagèmes pour les obtenir.]

Sheila Fitzpatrick A spy in the archives

Indeed, as we will see, the [Securitate] officers draw a parallel between my ethnographic practices and those of intelligence work. They recognize me as a spy because I do some of the things they do – I use code-names and write of « informants », for instance, and both of us collect « socio-political information » of all kinds rather than just focusing on a specific issue. So what are the similarities and differences between these two different modalities of information gathering: spying and ethnography? 

[En effet, comme nous le verrons, les agents [de la Securitate] font un parallèle entre mes pratiques ethnographiques et celle du travail de renseignements. Ils voient en moi un espion parce que je fais une partie des choses qu’ils font – j’utilise des noms de code et je parle d’« informateurs », par exemple, et nous collectons tous deux des « informations socio-politiques » de toutes sortes plutôt que de nous concentrer sur un sujet spécifique. Quelles sont donc les similarités et les différences entre ces deux modalités différentes de collecte d’informations : l’espionnage et l’ethnographie ?]

Katherine Verdery – My life as a spy

Katherine Verdery est une chercheuse incontournable pour qui s’intéresse à la Roumanie de la période communiste. Américaine, ethnographe de formation, elle commence ses recherches de terrain en Roumanie dans les années 1970, se spécialisant d’abord sur les structures sociales (notamment dans les zones rurales) plutôt que sur l’appareil politique, puis élargissant ses recherches aux politiques identitaires et culturelles sous Ceauşescu. En 2018 a paru son dernier monographe, My life as a spy. Investigations in a secret police file (« Ma vie d’espionne. Enquête dans un dossier de la police secrète »), réévaluation de toute sa relation humaine et professionnelle avec la Roumanie à la lumière de la lecture du dossier compilé à son sujet par la Securitate, la police politique secrète de la Roumanie communiste. C’est un dossier énorme – près de 2800 pages de rapports, de transcriptions d’écoutes, de notes internes, de recommandations et de plans d’actions, de photos. Parmi les chercheurs étrangers ayant travaillé en Roumanie, le sien est, écrit-elle, de loin parmi les plus importants.

Verdery n’est pas la première à avoir écrit, après la chute du mur, sur son dossier établi par la police secrète. J’avais par exemple présenté The File, de Timothy Garthon Ash : celui-ci est aujourd’hui un historien et commentateur reconnu, mais ce livre porte sur la période qu’il a passé à Berlin-Est alors qu’il préparait son doctorat sur Berlin sous Hitler et que la Stasi, elle compilait un dossier sur lui (« seulement » 325 pages, d’après mes notes). Verdery n’est aussi pas la seule à devoir réévaluer sa relation à ses proches à l’aune du contenu de son dossier – Peter Esterhazy, ayant écrit Harmonia Cælestis en hommage à son père, se rend compte avec amertume dans Revu et corrigé que celui-ci était en fait un vulgaire indicateur dans la Hongrie communiste. De même son presque contemporain hongrois András Forgách découvre-t-il que sa mère menait une double vie, elle aussi au service de la police hongroise : il fait de cette découverte l’objet de Fils d’espionne, livre traduit (comme Revu et corrigé) du hongrois au français et publié chez Gallimard. Mais Verdery découvre son dossier non seulement en tant que chercheuse, mais aussi en tant que chercheuse qui découvre a posteriori à quel point ses quinze années de recherche durant la guerre froide ont alimenté les suspicions dans son pays d’accueil qu’elle était une « espionne ».

Sa démarche intellectuelle avec ce livre est assez similaire à celle d’une autre universitaire anglo-saxonne, dont le livre autobiographique, A spy in the archives. A memoir of Cold War Russia [Une espionne dans les archives. Mémoires de la Russie de la Guerre froide], a paru en 2013. Sheila Fitzpatrick est, elle, historienne, d’origine australienne, spécialiste de la Russie du XXe siècle (soviétologue, selon sa propre description), et son livre porte sur ses propres séjours de recherche, à Moscou, à la fin des années 1960 (deux des livres de Sheila Fitzpatrick sont traduits en français : Le stalinisme au quotidien : la Russie soviétique dans les années 1930 (Flammarion, 2002) et Dans l’équipe de Staline : de si bons camarades (Perrin, 2018)).

Contrairement à Verdery, pour qui la lecture récente de son dossier a été très blessante, Fitzpatrick semble trouver plutôt amusante l’idée d’avoir été soupçonnée d’espionnage quarante ans auparavant, mais c’est aussi parce qu’il n’y a pas, dans son cas, de dossier du KGB (c’est-à-dire qu’il y en a/avait probablement un, mais qu’elle n’y a pas eu accès et n’a peut-être pas essayé d’y avoir accès) et donc pas de piqûre de rappel. Le livre de Fitzpatrick pose cependant le même type de question : qu’est-ce qu’être « espion.ne » ? Jusqu’à quel point l’étiquette est-elle dépendante de la volonté et des actions d’une personne, et jusqu’à quel point l’est-elle d’un contexte culturel, social et (géo)politique ? Un chercheur en sciences sociales, qui choisit un sujet d’études en dehors de son propre pays, ne poursuit-il pas finalement le même type d’objectif qu’un espion : apprendre à connaitre un système, peut-être avec tous ses secrets, afin de les présenter et de les expliquer à un autre public ?

Les deux livres trouvent leur origine dans un contexte de guerre froide, dans lequel chaque camp – l’anglo-saxon qui envoie ces doctorants lauréats de bourses publiques, et le communiste qui reçoit ces doctorants et devient leur sujet d’études – a intégré dans son discours et sa mentalité l’existence du « risque » d’espionnage. Mais même aujourd’hui, en dehors de ce contexte de guerre froide (l’étiquette revient parfois), le sujet revient sur les tables dès qu’il existe des tensions entre des forces géopolitiques ou des systèmes idéologiques opposés, l’Iran étant la principale illustration de ce phénomène aujourd’hui.

A spy in the archives. A memoir of Cold War Russia et My life as a spy. Investigations in a secret police file feront l’objet de ma prochaine chronique. De la Transylvanie de Katherine Verdery, je n’aurai qu’un petit pas à faire pour arriver à ma chronique suivante, qui m’amènera dans le Banat de Herta Müller.


Kapka Kassabova – To the lake (L’Echo du lac)

L’année dernière, je devais passer quelques semaines au pied des monts Šar, dans une petite ville au nord-ouest de la Macédoine du Nord, et espérais en profiter pour descendre ensuite un peu plus bas, vers le lac d’Ohrid. J’avais emporté avec moi le dernier livre de Kapka Kassabova, To the Lake. Puis, la pandémie est arrivée en Macédoine du Nord, une municipalité puis une autre ont été mises en quarantaine, j’ai plié bagage et j’ai fini par lire le livre entre mes quatre propres murs. Kapka Kassabova se décrit comme une « écrivaine de géographies intérieures et extérieures », une description qui me plait beaucoup, mieux que celle d’« écrivaine voyageuse » ou de « voyageuse écrivaine » qui est pourtant celle de ma série épisodique commencée la semaine dernière sur la littérature de voyage au féminin et dont ce billet est le deuxième épisode. Lire la suite »


Ella Maillart – Parmi la jeunesse russe

Il me restait à lui demander le plus important :

– A supposer que j’aie l’argent du voyage et du premier mois de séjour, pourrai-je ensuite gagner ma vie à Moscou en donnant des leçons d’anglais, d’allemand ou de sport ?

De son œil fulgurant, il prit ma mesure :

– Cela dépend en majeure partie de vous-même, mais je pense que vous devez pouvoir vous débrouiller partout. Qui ne risque rien n’a rien.

C’est sur la recommandation de Galja, grande enthousiaste de la Russie et des Balkans, que j’avais emprunté un livre d’Ella Maillart, Parmi la jeunesse russe. Avec ce billet rédigé en décembre 2020, le premier portant sur les « voyageuses écrivaines/écrivaines voyageuses », je saute-moutonne allègrement au-dessus de l’Europe centrale et des Balkans pour me rendre directement à Moscou et, de là, dans le Caucase. Lire la suite »


Marek Edelman – Hanna Krall : Mémoires du ghetto de Varsovie

A la lecture du Retour à Lemberg de Philippe Sands, j’ai été frappée par ce qu’il écrit sur le juriste Rafael Lemkin, et sur la question que celui-ci se pose à partir de 1940 : comment les Nazis avaient-ils pu imposer leur pouvoir sur l’ensemble du continent ? Son travail de collecte et d’analyse de leurs décrets, arrêtés et autres documents officiels fera ressortir, déjà avant la fin de la guerre, l’objectif nazi de destruction de nations dans les régions passées sous leur contrôle, légalisée à coups de documents juridiques et administratifs. Pris individuellement, ils pouvaient à la rigueur paraître dénués d’intentions meurtrières. Pris dans leur ensemble, ils montraient clairement l’objectif qui apparaitra encore plus clairement après la conférence de Wannsee, l’émergence de la « solution finale » et son application terrible.

Mais le travail de Lemkin démontrait aussi les étapes qui ont rendu faisable l’application de la décision d’extermination concernant les Juifs à un rythme et avec une vitesse qu’il est difficile d’appréhender pleinement. La dénationalisation des Juifs (pour les soustraire à la protection de la loi), l’obligation du port de l’étoile, l’enregistrement forcé des Juifs, le regroupement en ghettos, la menace de mort pour toute personne quittant le ghetto sans autorisation… tout cela était le prélude à l’extermination de masse, dans les camps ou dans les massacres en plein air.

Cela, et la suite de ces mesures, nous le retrouvons aussi décrit, dans toute l’horreur de son application sur des groupes et des personnes, dans les Mémoires du ghetto de Varsovie. Dans l’édition du Scribe (1983), ce petit livre contient, outre une préface de Pierre Vidal-Naquet, un plan du ghetto, une chronologie et une bibliographie, deux textes séparés mais complémentaires. Lire la suite »


Philippe Sands – Retour à Lemberg

East-West Street. On the origins of genocide and crimes against humanity – en français Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017) – est plusieurs choses à la fois : une reconstruction d’un pan de l’histoire du XXe siècle européen, un voyage à travers le continent et au-delà, une plongée dans les origines de concepts juridiques toujours d’actualité aujourd’hui, une série de mini-biographies commentées, un grand plaisir de lecture… C’est aussi – et peut-être avant tout – une recherche personnelle de reconstitution d’une histoire familiale. C’est par cet aspect que je vais commencer pour cette troisième offrande des « lectures communes autour de l’Holocauste » avec Patrice de Et si on bouquinait? Lire la suite »