Zofia Romanowicz – Le passage de la mer Rouge

Ce rêve m’était revenu peu avant l’arrivée de Lucile, ce rêve dont je ne savais plus que je me souvenais encore et il n’était pas revenu tout seul, mais enveloppé de tout le réel qui lui était contemporain, qui était sa source d’alors et sa toile de fond, de sorte que ce rêve récent, datant d’un mois à peine, fit revivre avec une netteté étonnante aussi bien ce qui se passait vraiment, il y a tant d’années déjà, que ce dont il m’arriva en ce temps-là de rêver une nuit ; tout cela si emmêlé, si soudé l’un à l’autre, le rêve et la réalité, que, m’éveillant comme en ce temps-là avec un grand cri à la bouche, j’étais persuadée de m’éveiller non pas ce jour mais alors, dans ce temps si lointain (…)

Un sentiment d’irréel marque ce court roman, de sa première à sa dernière page. C’est en partie parce qu’il s’ouvre avec l’évocation de ce rêve qu’a fait la narratrice. Il lui fait une impression si forte, et lui rappelle tant ce rêve d’une époque précédente, qu’elle y reviendra plusieurs fois au cours du livre.

Ce sentiment d’irréel, de flottement dans une bulle sans ancrage, vient surtout de la narratrice. Il n’y a pas de dialogues dans ce livre, seulement quelques mots criés ici ou là et qu’elle se remémore, quelques semaines après ce rêve qui l’a accompagnée toute la journée d’après, alors qu’elle s’apprêtait à aller « à l’aérogare » chercher une femme qui lui a été très proche.

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Ana Novac – Les beaux jours de ma jeunesse

Je l’admets, je suis un témoin capricieux ; mais autrement, comment pourrais-je me tirer de cette aventure sans y laisser ma jugeotte ? Il ne peut s’agir que de fragments, de miettes. Donner une vue exhaustive du camp ? Autant vider la mer à la louche.

On parle souvent de « Anne Frank roumaine/polonaise/hongroise » pour évoquer les journaux d’adolescente juive « de l’Est » datant de la Seconde Guerre mondiale. C’est une description qui permet aux personnes qui n’ont encore jamais entendu parler du journal en question de comprendre qu’il s’agit d’un parcours similaire à celui de l’adolescente juive la plus emblématique des victimes de l’Holocauste. Mais je me demande parfois si décrire ainsi l’un des – relativement – nombreux journaux qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale, n’est-ce pas risquer de gommer l’individualité de chacune de ces adolescentes – leur personnalité, leur contexte d’origine, leur parcours (et le parcours de leurs journaux), leurs ambitions – ainsi que le caractère unique des journaux qu’elles ont laissés.

Je me suis à nouveau posé la question, sans arriver à une réponse satisfaisante, en lisant Les beaux jours de ma jeunesse, le journal d’Ana Novac, alors âgée de 15 et 16 ans dans les fragments correspondant à la période juin 1944-mai 1945 qui sont restitués dans le livre. Ana Novac, que plusieurs sources (y compris le recueil de récits féministes roumain Désobéissantes) présentent comme étant « surnommée ‘la Anne Frank roumaine’ », partage l’immense appétit de vivre de sa contemporaine, mais sa personnalité unique, tenace, effrontée, emplie d’humour noir et de cynisme brille à travers les fragments de journal de camp reconstitués dans ce livre.

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Tibor Cseres – Jours glacés

Le commandant de division lui-même ne leur avait-il pas ordonné, en ces derniers jours de janvier 42 : « Messieurs ! Pas un mot de tout cela ! »

Quatre hommes partagent une cellule de prison, arrêtés pour leur rôle dans un massacre. Sont-ils coupables ? Ce court roman entremêle leurs récits, dans lesquels ils reviennent chacun sur trois jours glacés d’un janvier qui les hantent.

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Lectures communes autour de l’Holocauste – un récapitulatif, une annonce

Vous avez été nombreux – et surtout nombreuses ! – à participer à notre projet de lectures communes autour de l’Holocauste, du 27 janvier (journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste) au 3 février.

27 billets, pour 25 livres différents : au vu du nombre de « je note » ou « je découvre » laissés en commentaires, on peut dire que les découvertes ont été au rendez-vous. Les émotions ressenties à la lecture de ces livres – témoignages, récits, essais, poèmes – aussi, allant de l’horreur à l’admiration en passant par l’incrédulité.

Merci à vous pour toutes vos participations. Vous nous avez demandé si nous allions recommencer l’année prochaine ? La réponse est OUI, car nous avons vu beaucoup d’enthousiasme et de gratitude pour notre initiative, et nous souhaitons continuer à contribuer ainsi à la mémoire de l’Holocauste, de ceux et celles qui n’ont pas survécu, et de ceux et celles qui ont porté ou portent encore aujourd’hui le poids de ce passé.

Nous vous donnons donc rendez-vous l’année prochaine pour une nouvelle semaine de lectures communes.

Nous espérons que les suggestions que nous vous avions proposées en annonçant ces lectures communes chez Passage à l’Est ! et chez Et si on bouquinait ?, et que le récapitulatif ci-dessous pourront servir de base et être enrichis au fil du temps. Lire la suite »


Philippe Sands – Retour à Lemberg

East-West Street. On the origins of genocide and crimes against humanity – en français Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017) – est plusieurs choses à la fois : une reconstruction d’un pan de l’histoire du XXe siècle européen, un voyage à travers le continent et au-delà, une plongée dans les origines de concepts juridiques toujours d’actualité aujourd’hui, une série de mini-biographies commentées, un grand plaisir de lecture… C’est aussi – et peut-être avant tout – une recherche personnelle de reconstitution d’une histoire familiale. C’est par cet aspect que je vais commencer pour cette troisième offrande des « lectures communes autour de l’Holocauste » avec Patrice de Et si on bouquinait? Lire la suite »


Erzsébet Fuchs – Le dernier bateau d’Odessa

dernier bateau odessaC’est à l’Institut français de Budapest que j’ai entendu parler pour la première fois de l’histoire des soldats français réfugiés en Hongrie durant la seconde Guerre Mondiale. Faits prisonniers par les troupes allemandes pour la plupart durant la débâcle de 1939-1940, ils furent dispersés dans des camps de prisonniers dans le Reich allemand (aujourd’hui l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne et l’Ukraine). Ceux qui réussirent à s’évader et à arriver en Hongrie y trouvèrent un refuge provisoire dans ce pays allié de l’Allemagne, mais qui n’avait pas déclaré la guerre à la France et dont le territoire se trouva (relativement) préservé de la tourmente jusqu’en 1943/1944. L’histoire de ces soldats est fascinante, et ils furent plusieurs à publier leurs souvenirs, dès leur retour en France en 1945 et jusque dans les années 1980.

C’est aussi cette histoire que l’on retrouve dans Le dernier bateau d’Odessa, mais d’un angle un peu différent car il s’agit du récit, autobiographique, d’Erzsébet Fuchs, dite Bözsi. Jeune fille juive hongroise, elle rencontra l’un de ces soldats, l’épousa et, à la fin de la guerre, le suivit en France, où elle vit encore et où, à l’âge de quatre-vingts ans, elle entreprit de rédiger son récit (en collaboration avec Sylvette Desmeuzes-Balland). Le livre, publié en 2006, raconte cette histoire, une histoire bien plus compliquée et passionnante qu’une simple rencontre suivie d’un mariage et d’un déménagement.

Comme pour des centaines de milliers d’autres personnes, la seconde Guerre Mondiale et la période qui l’a précédée a bouleversé la vie d’Erzsébet : née dans une famille juive aisée de Budapest, elle grandit dans l’opulence, entre gouvernantes et cuisinières, séances de tennis et apprentissage des langues étrangères. Tout cela change lorsqu’avec l’instauration de nouvelles lois antisémites la famille est, du jour au lendemain, privée de ses revenus. Une partie de la famille s’apprête à émigrer en Suisse, l’autre réfléchit à les suivre et, pour préparer un éventuel départ, Bözsi cherche à prendre des cours de français. C’est déjà la guerre en Europe, de nombreux soldats français échappés des camps de prisonniers ont déjà trouvé refuge en Hongrie, et parmi eux ils sont plusieurs à vouloir compléter leur petite solde en donnant des cours de français.

Mon choix fut immédiat. Je voulais celui au regard attentif, libre et hardi. Celui qui portait avec désinvolture des pantalons de golf, des chaussures usées et ce chapeau que le très élégant Eden (…) avait rendu célèbre.

Henri a 28 ans, est médecin, plusieurs fois évadé de différents camps, toujours en retard, plus ou moins habile en anglais et allemand et pas du tout en hongrois. Elle a tout juste 18 ans, et autour d’elle le monde s’écroule chaque jour un peu plus. Les brimades anti-juives se multiplient et rendent la vie toujours plus précaire. De son frère, convoqué pour le service militaire obligatoire des appelés juifs, elle perdra toute nouvelle jusqu’à apprendre, bien des années plus tard, son décès durant les épidémies d’après-guerre en Yougoslavie. Les bombardements aériens des Alliés deviennent toujours plus fréquents, forçant la population à se réfugier dans les caves. En mars 1944, les armées envahissent la Hongrie et, tant pour la population juive que pour les évadés français, la situation devient sans arrêt plus périlleuse.

Vivre, dans ces conditions, c’est faire en l’espace de quelques jours, quelques heures ou quelques minutes, des choix qui peuvent décider d’une vie.

D’après la loi hongroise, je perdais ma nationalité en épousant un étranger et il semblait problématique, étant donné les circonstances, que j’obtienne la nationalité française. Je deviendrais donc apatride. Apatride et Juive, je risquais doublement cette déportation que nous voulions éviter.

Malgré cette menace, elle et Henri se marient en juin 1944, par amour, et c’est tout de même un pari face au destin, car se marier avec un Français travaillant à la Légation de France, c’est aussi obtenir de papiers – faux bien sûr, mais qui accompagnés d’une bonne dose de sang-froid peuvent déjà aider à faire face à de nombreuses épreuves.

Des épreuves, il y en aura pourtant beaucoup d’autres. L’occupant allemand, forcé de reculer à travers le pays devant l’avancée des troupes soviétiques, refuse de céder Budapest. Alors que Paris est déjà libérée, les habitants de la capitale hongroise se retrouvent pris en tenaille entre les nazis et leurs acolytes hongrois qui multiplient les rafles anti-juives, et l’armée soviétique dont les « orgues de Staline » pilonnent la ville. Terrés avec cinq autres personnes dans un caveau de 10m2 sous une villa transformée en poste de tir allemand, Henri et Bözsi vivent avec la faim, le froid terrible, la promiscuité, le manque d’hygiène, et la terreur permanente d’être découverts par leurs voisins pour ce qu’ils sont : un groupe de juifs hongrois, de français évadés et de déserteurs de l’armée hongroise.

memoires de hongrie

Les parallèles entre les deux récits se retrouvent même dans les photos de couverture

En juste quelques heures, les troupes soviétiques remplacent les soldats allemands, et c’est le début d’un nouveau cauchemar, les nouveaux occupants donnant rapidement corps dans un décor de désolation, aux rumeurs de viols et de pillages qui les avaient précédés. Soixante ans après les faits, cette triste vie est rendue avec une vivacité et une immédiateté poignantes. Cela m’a rappelé les Mémoires de Hongrie de Sándor Márai que celui-ci, réfugié dans un village à quelques kilomètres au nord de Budapest (et donc vivant à l’arrière de cette opération de conquête de Budapest) préparait plus ou moins consciemment en tenant son journal quotidien. Le ton, plus dans la retenue et imprégné de culture, est très différent du récit de Bözsi, et les deux ne se sont probablement jamais croisés, mais leurs récits sont marqués du même constat : la « liberté » ne passera pour chacun d’entre eux que par le départ et le renoncement à la famille, au pays, à la langue.

 

Si Márai ne quittera le pays qu’en 1948, pour Bözsi la fin de la guerre signifie le départ immédiat, avec les français en cours de rapatriement, et c’est le début d’un nouveau combat. L’acheminement ne peut se faire que par l’Est, par Odessa, d’où les soviétiques leur promettent que des navires anglais les ramèneront en France. Encore faut-il arriver à Odessa, ville également saccagée et où attendent également des rescapés des camps de concentration. Encore faut-il, aussi, trouver un moyen de contourner le refus qu’apposent les autorités soviétiques à l’embarquement des épouses hongroises des soldats français (avec parfois leurs enfants). L’embarquement se fait finalement, dans une tension extrême, et grâce à un subterfuge que je ne dévoilerai pas mais qui se retrouve dans tous les récits des soldats français.

Bözsi arrive enfin en France, seule (son mari arrive par un bateau suivant), tout juste équipée d’un faux passeport, de son certificat de mariage, des vêtements élimés qu’elle porte sur elle, de vingt dollars et d’un français approximatif marqué par son apprentissage auprès des soldats français. Là, son récit s’arrête, et on n’en saura pas plus sur sa nouvelle vie française, si ce n’est qu’elle restera en France toute sa vie, qu’elle aura trois enfants, et qu’elle restera en contact avec nombre d’autres anciens soldats français réfugiés en Hongrie.

Hormis le fait d’être le récit d’une vie qui condense en quelques années des événements qu’on ne souhaiterait à personne au cours d’une vie entière, Le dernier bateau d’Odessa est aussi la description ahurissante d’un quotidien qui nous paraitrait aujourd’hui inimaginable en Europe (même s’il approche probablement de celui de centaines de milliers de personnes vivant dans des zones de conflit à quelques milliers de kilomètres de nous), alors que nous approchons du 80e anniversaire du début de la seconde Guerre Mondiale.

Erzsébet Fuchs – Le dernier bateau d’Odessa. Récit (écrit avec la collaboration de Sylvette Desmeuzes-Balland). Mercure de France, 2006.