Après L’Ukrainienne : cinq livres pour prolonger la lecture

En lisant Die Verschleppung (L’Ukrainienne), puis en préparant mon billet, je ne cessais de penser à d’autres livres que j’ai lus ou dont j’ai entendu parler. Plutôt que les mentionner dans un billet déjà long, ou de les ajouter à la fin comme je l’avais fait dans le cas de Madame Mohr a disparu, ou tout bonnement de les passer sous silence, j’ai préféré leur consacrer un billet tout entier.

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Vassil Barka – Le prince jaune

barka prince jauneAu travers d’une simple famille de paysans, les Katrannyk, Vassil Barka retrace dans Le prince jaune l’un des épisodes les plus glaçants parmi les nombreux qu’a connu l’Europe du XXè siècle.

L’Ukraine, terre fertile surnommée le grenier de l’Europe, devient durant l’hiver 1932-1933 un vaste mouroir à ciel ouvert à l’instigation du régime stalinien, qui veut à la fois hâter la collectivisation de l’agriculture, anéantir la classe paysanne prospère et briser toute velléité de nationalisme ukrainien. Entre 5 et 7 millions d’hommes, de femmes et d’enfants meurent durant cet hiver-là, tués par la famine organisée et dans les rafles, soit environ 20 pour cent de la population.

Parmi eux, des milliers de familles comme celle, fictionnelle, des Katrannyk : des trois générations de paysans sous le même toit, seul un, Andrijko, le plus jeune, survivra à cet hiver de privations et d’horreurs.

Le prince jaune est le récit-témoignage, par un Ukrainien qui a vécu cette époque, des efforts désespérés des paysans pour se maintenir en vie malgré leur condamnation d’avance par le pouvoir de Moscou et les « 25000 » (ouvriers communistes envoyés dans les campagnes pour faire appliquer les directives). C’est une course-poursuite macabre : d‘un côté, les caches maladroites de provisions, remplacées une fois vide par les racines, les feuilles, les oiseaux, chiens, zisels (sorte de rongeur), les chevaux déjà morts et enterrés, même la chair humaine, tout ce qui peut permettre de subsister encore un peu. De l’autre, les fouilles impitoyables qui enlèvent jusqu’au dernier grain de céréale, les wagons remplis à ras bord en partance pour Moscou, les monticules de légumes et céréales qui pourrissent dans les moulins et églises réquisitionnés sous les yeux de la population affamée et maintenue à distance par les gardes armés.

Au village de Klénototcha, les gens mouraient, comme dans l’Ukraine entière ; on leur avait pris leur blé et toute nourriture et on les avait condamnés à une mort certaine ; l’État, en ennemi implacable, usant de la force contre eux, leur avait supprimé, outre tout ravitaillement, la possibilité de gagner leur vie en travaillant. Une épidémie de peste aurait été un fléau moins grand.

La provision de pommes de terre des Katrannyk touchait à sa fin et le maître de maison parcourait les environs à la recherche de nourriture pour les siens.

Partout, le froid et la désolation. La tristesse submergeait son âme dans ce désert de neige ; il lui semblait que le monde s’était refroidi comme une maison abandonnée. Un seul désir enfiévrait son être : trouver à manger.

Pour les paysans, la déchéance physique est presque inéluctable, tous se transforment en cadavres ambulants, les jambes ballonnées, le souffle court, épuisés par le moindre effort. Des villages entiers finissent désertés et envahis par la végétation, leurs habitants décimés par la faim et la brutalité arbitraire des cadres communistes, ou partis autre part avec le vain espoir de trouver de la nourriture et du travail.

C’est une longue scène de désolation que dépeint Barka, dans une écriture sobre, au plus près des pensées de ces hommes, femmes et enfants pris dans un piège qu’ils ne comprennent pas au début et contre lequel ils ne peuvent pas se rebeller. Malgré un contexte urbain très différent, j’ai retrouvé dans certains passages du livre la même tonalité que dans La Cour d’Arkady Lvov, la même description réaliste et dénonciatrice des conséquences d’une utopie communiste imposée avec cynisme, brutalité et une foi aveugle à des communautés de gens ordinaires.

Encore quelques pas et il reste cloué sur place ! Devant ses yeux s’étend une clairière et là, près d’un cerisier devenu sauvage, un vieillard trie des herbes ; il les pose sur le côté, puis se lève, tenant dans une main un bâton pointu et dans l’autre une pierre. Lui-même, maigre, les cheveux blancs comme un génie des neiges, ressemble à un spectre : une barbe blanche et hirsute lui descend sur la poitrine ; sur sa tête, des mèches pendent comme des lambeaux de brume. Ses yeux sont enfoncés sous les broussailles de ses sourcils tombants. Des guenilles noires de saleté, sans ceinture pour les retenir, couvrent l’homme aux pieds nus ; il en a attaché les morceaux entre eux avec des ficelles pour qu’ils tiennent sur son squelette.

Le vieillard aperçut le visiteur inattendu :

– Qui es-tu ?

– Je me suis perdu.

– Ne viens pas ici. On va t’attraper et te faire cuire.

– Et vous ?

– Moi aussi, si on me trouve ; mais le bouillon sera bien maigre. Je n’ai que des os secs et des veines dures, ça ne convient pas. D’ailleurs je vais mourir demain ; je vais faire cuire ces racines et je mourrai. Sauve-toi car c’est dangereux ici !

Grand-père, c’est la peste qui a emporté tout le monde ?

– Non, fiston, c’est l’État.

Inutile de dire que ce n’est pas une lecture réjouissante mais plutôt un récit à ranger avec les romans et témoignages des rescapés des goulags, des camps de concentration et des autres incarnations des folies totalitaires de par le monde. Le récit de Barka est quand même aussi balayé de quelques rayons de lumière, tels par exemple les quelques personnages, membres de la famille ou parfaits inconnus, qui aident et partagent là où ils peuvent malgré leur propre détresse.

barka

Né en 1908 à l’est de l’Ukraine actuelle, Vassil (Vasyl) Barka s’intéresse tôt à la littérature, publiant son premier recueil de poèmes en 1930 et rédigeant une thèse sur la Divine Comédie de Dante à Moscou. Volontaire durant la « Grande Guerre Patriotique » russe (la seconde guerre mondiale), il est blessé et fait prisonnier. Il vit en Allemagne jusqu’en 1947, puis en France, et émigre finalement aux États-Unis en 1949/1950 (selon les sources), où il travaille pendant un temps à Radio Liberty avant d’enchaîner d’autres gagne-pains tout en se consacrant à l’écriture et à la spiritualité. Il décède en 2003 aux États-Unis.

La préface de Piotr Rawicz (né dans une famille juive à Lvov, alors en Pologne et aujourd’hui en Ukraine ; rescapé d’Auschwitz et auteur de Le sang du ciel) porte surtout sur l’histoire de l’Ukraine et des Ukrainiens et est très instructive. Tout un passage est aussi dédié à la propagande communiste visant à jeter la poudre aux yeux de l’Ouest quant à ce qui se passait en Ukraine durant cet hiver de famine-génocide aujourd’hui appelée Holodomor.

Vassil Barka, Le prince jaune (Jovtyj Kniaz, 1968). Trad. de l’ukrainien par Olga Jaworskyj. Gallimard, 1981.