Péter Esterházy – Harmonia Cælestis
Publié : 04/12/2013 Classé dans : 2000s, Hongrie | Tags: Esterházy 10 CommentairesEn choisissant de lire Harmonia Cælestis, je savais déjà que ce ne serait pas entièrement une partie de plaisir : l’auteur, Péter Esterházy, a une réputation d’écrivain post-moderne bien assise à laquelle je m’étais frottée il y a quelques années en lisant sa contribution à une anthologie de nouvelles hongroises du 20è siècle. Le titre était « The Miraculous Life of Prince Bluebeard » et j’étais restée perplexe, sinon dubitative.
Après cette introduction plus qu’alléchante, je peux dire que je suis sortie de la lecture des 609 pages d’Harmonia Cælestis toujours perplexe, mais moins dubitative.
Mais puisque le livre a pour sujet une histoire de la famille Esterházy, autant aussi présenter l’homme du point de vue familial : né en 1950, Péter Esterházy est l’un des rejetons de ce qui fut l’une des familles les plus puissantes d’Europe Centrale, tant politiquement et culturellement qu’au niveau économique et territorial (étant devenue le plus grand propriétaire terrien de la Hongrie au 18è siècle).
Dixit Péter, le nom d’Esterházy est synonyme de rêve : « qui saurait passer en revue toutes les douces mélodies qui résonnaient chez les Hongrois d’autrefois lorsqu’ils prononçaient le nom de mon père qui, en résumé. » (sic).
C’est donc en quelque sorte de l’intérieur qu’Esterházy raconte cette famille mais attention : loin d’être une biographie linéaire ou une saga familiale avec des bons et des méchants, Harmonia Cælestis est un livre touffu, exigeant, déstabilisant, qui joue sur les mots et la chronologie et où l’incertitude (mais qu’est-ce qu’il veut bien dire ici ?! Où s’arrête le réel, où commence l’imagination?) est autant le fil conducteur que les divers membres de cette famille.
C’est surtout vrai du premier livre, puisqu’il y en a deux bout à bout, l’un traduit par Joëlle Dufeuilly et l’autre par Agnès Járfás. Pour tout dire, le premier m’a vraiment fait l’effet d’un pensum (bizarrement, la présentation en paragraphes numérotés m’a fait penser à En Marge de Casanova de Miklós Szentkuthy, un livre des années 1930 au caractère lui aussi expérimental et dont je ne suis pas encore venue à bout).
« Tout, chez mon père, fonctionnait sur la base d’une logique zigzaguante, voire saute-moutonnante », écrit Esterházy au paragraphe 147 : « zigzaguant » et « saute-moutonnant » sont certainement deux qualificatifs très appropriés pour décrire la structure de ce premier livre. Logique il y a (sûrement), mais je ne suis pas tout à fait sûre si le but est de s’y perdre ou de s’y retrouver.
Ainsi, Esterházy saute allégrement d’un siècle à l’autre, d’une association d’idées à l’autre, d’un langage châtié façon vieux français à un autre beaucoup plus cru, voire obscène : au lecteur de suivre tant bien que mal (pour ma part, plutôt mal que bien). Des leitmotivs – les « mon père » et « ici apparaît le nom de mon père », les « c’est ainsi qu’ils firent connaissance » (le père et la mère), l’origine supposée du nom de famille, et j’en passe – rythment la lecture mais ne font que brouiller davantage les pistes, en créant une impression constante de déjà-vu qui se moque du passage du temps entre le 18è siècle de Marie Thérèse et les années 1970. Et si Esterházy semble parfois se poser pour s’attarder sur un personnage ou une histoire, ce n’est que pour repartir ensuite de façon encore plus délirante.
Ce qui a rendu la lecture un peu plus supportable, c’est quand même sa capacité à encapsuler de manière succincte une idée générale sur l’histoire de la Hongrie et des Hongrois :
« Le peuple de Kanizsa souffrit beaucoup avec le Turc, il aspirait vivement à s’en libérer, mais, tout de même, il aurait bien aimé qu’après le Turc ne vînt pas l’Allemand (qu’ensuite, après l’Allemand arriverait le Russe, personne n’aurait jamais osé l’imaginer ; qu’après le Russe personne ne vienne mais que ce soit presque comme si quelqu’un était encore là, encore moins).
« Selon son opinion, opinion partagée par la génération à laquelle il appartenait, la question des « larmes d’enfant » était facile à résoudre. Sur la balance de la révolution, la compote de fruits mélangés pesait visiblement plus lourd qu’une larme. »
« Mon père aimait passionnément la lecture, c’était sa vie, oui, mais ses doigts, à cause de l’embonpoint précédemment décrit, s’emboudinèrent à l’extrême. C’est pourquoi mon père engagea un « tourne-pages », un jeune homme qui, avec délicatesse et bon sens du rythme, tournait les pages. Aussi mon père lisait-il comme s’il jouait de la musique. Cela constitua plus tard, après la guerre, l’une des pluslourdes charges pesant contre lui : à travers la personne du tourne-pages, c’est tout le peuple hongrois qu’il aurait humilié. »
Par comparaison avec cet espèce de vieux meuble peinturluré, mangé de vrilles mais qui tient encore debout et dont on ne sait pas l’usage exact, qu’est la première partie, la deuxième fait l’effet d’un meuble Ikea monochrome basique.
Esterházy n’y jette pas aussi loin son filet, se contentant en général de prendre pour protagonistes son grand-père, son père et sa propre génération, et d’adopter un style beaucoup plus lisse (et qui m’a bien davantage plu). Mais, mais, ce n’est pas pour dire qu’il n’y a pas ici aussi de mirages, de faux-semblants et d’illusions voulues. Esterházy continue de jouer avec son lecteur et de se moquer de la frontière entre le vrai et son contraire. Le ton est donné dès le départ :
« Les personnages de cette biographie romancée sont fictifs : ils n’ont ni existence légale ni épaisseur psychologique, sauf dans les pages du présent livre. Dans la réalité, ils n’existent pas et n’ont jamais existé. »
et fait écho à de nombreux passages du premier livre (« il est bigrement difficile de mentir quand on ne connaît point la vérité », « même s’il part de la réalité, ce livre doit être lu comme un roman, dont on ne peut exiger ni plus ni moins que ce qu’un roman peut offrir (tout) »). Ce n’est d’ailleurs pas le seul écho, puisque nombre d’anecdotes se retrouvent d’un livre à l’autre, souvent modifiées, peut-être pour accentuer l’incertitude créée par le passage du temps et ce qu’il fait à la mémoire.
Si j’ai davantage aimé le deuxième livre, c’est parce qu’en plus du style plus lisible, on a bien davantage l’impression de suivre les vies des protagonistes, que ce soit à l’époque des 133 jours communistes de Béla Kun en 1919 ou à celle de la relégation à la campagne des éléments subversifs qu’étaient censés représenter ces aristocrates dans les années 1950. On y lit par exemple de longs extraits d’une sorte de journal du grand-père sur la situation politique de l’époque, parsemés d’interjections de Péter Esterházy –
« Temps difficiles du point de vue personnel : ma femme étant le fille du président du gouvernement antibolchevique de Szeged, le commissaire du peuple Hamburger a eu la gentillesse de me féliciter en tant que mari de l’otage le plus précieux de la Commune. Gloire douteuse. Brièvement j’ai même passé quelques temps en prison, à la cave Batthyány, en tant qu’hôte des Gars de Lénine, Cserni et Cie, en laissant ma femme seule avec notre premier-né. [Ca, c’est mon petit papa ! Mon papa ! Mon père est né ! J’en ai le document !] »
Que ce document ait été fabriqué de toutes pièces ou qu’il contienne effectivement un témoignage du grand-père, cela importe finalement peu, de même que savoir si tel ou tel épisode est arrivé à l’un plutôt qu’à l’autre, ou pas du tout. Qu’il fallait se méfier, je le savais déjà, mais ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est le passage où le grand-père rabroue son fils pour avoir pris un car sans billet.
« Dans ce cas, il se trouve maintenant, mon fils, que tu vas aller à la gare routière, acheter un billet et le déchirer.
– Et après ?
– C’est tout.
– Et je dois rapporter le billet ?
– Pourquoi le rapporterais-tu ?
– Pour te le montrer.
– Pour quoi faire ?
Mon père y est allé, en a acheté un et il l’a déchiré ; l’ordre s’est rétabli. »
C’est une histoire assez banale, c’est vrai, mais que j’avais déjà croisée dans un livre sur les aristocrates de Transylvanie, dans lequel une descendante des familles Pálffy et Apponyi (deux autres grandes familles aristocratiques hongroises) racontait exactement la même chose : « One time she took the train to Fót. She was too late to buy a ticket and no conductor came along, so she paid neither the fare nor a fine. When her father heard that, he made her go to the post office and buy stamps to the value of a train ticket to Fót, then bring them home and burn them. » Tous les aristocrates hongrois ont-ils une histoire similaire à leur nom, ou s’agit-il d’une histoire qui circule dans certains milieux et qu’Esterházy se serait approprié pour son propre compte ?
Il possède en tout cas bien l’art du recyclage, y compris d’une de ses publications à une autre. Ainsi, avant d’attaquer le deuxième livre, j’ai feuilleté « The Miraculous Life of Prince Bluebeard » pour me rappeler pourquoi son style m’avait tant déplu. Quelle n’a été ma surprise d’y lire un paragraphe sur un homme envoyé à Mauthausen, revenu avec juste la peau sur les os, qui devient membre du Parti Communiste en 1945, est emprisonné et libéré en 1956. Ce paragraphe, daté d’au moins avant 1995 et qui fait partie d’une nouvelle toute à fait différente, reprenait presque mot pour mot un paragraphe d’Harmonia Cælestis (paru en 2000, mais qui a apparemment été écrit pendant dix ans).
Esterházy, un plagieur et self-plagieur ? Probablement pas, ou du moins reprendre et ré-écrire semble pour lui faire partie du processus d’écriture post-moderne.
Cela m’amène à la question de la traduction, qui n’est jamais anodine mais surtout pas dans Harmonia Cælestis. Pendant toute la lecture de la première partie, même en saluant le travail de la traductrice qui n’a pas dû être facile du tout, je n’ai pas pu me départir de la pensée que la version hongroise est peut-être plus compréhensible dans la mesure où les jeux de mots et les allusions constantes y figurent avec toutes leurs facettes pas toujours traduisibles. La traductrice baisse d’ailleurs les bras à l’occasion, par exemple avec le « (cápa ! cápa ! : jeu de mot intraduisible) » qui clôt un paragraphe tournant autour du thème de la castration (la traductrice de la version anglaise n’y va pas par quatre chemins, elle donne la traduction littérale du mot – « shark! shark », c’est tout. Elle pense peut-être, avec raison, qu’une bizarrerie de plus ou de moins n’y changera rien.)
Par contre, ce qui m’a un peu plus dérangé, c’est que ces insertions de la traductrice figurent à l’intérieur du texte, sans changement de police de caractère, et qu’étant donné le style toujours changeant d’Esterházy il n’est pas toujours facile de voir quelles sont les explications de la traductrice et quelles celles d’Esterházy. La version hongroise contient aussi un long commentaire d’Esterházy dans lequel il explique un peu son procédé (« A sentence never stands in isolation ; it is always intertextual. If I write down a yes, that is always just a bit the last word of Joyce’s Ulysses as well. These borrowed words are interwoven into this text not for lack of my own but to show that literature is a commentary on our shared human experience. », pour reprendre la traduction anglaise), suivi d’une longue liste de personnes et de titres auxquels il a fait des emprunts plus ou moins direct. Ni l’un ni l’autre ne figure pas dans la traduction française, pourquoi ? C’est en tout cas dire que l’incertitude mentionnée plus haut comme fil directeur du livre fonctionne vraiment à tous les niveaux de l’écriture et de la lecture.
Tout ça ne m’aura pas laissé une impression entièrement plaisante, au cours surtout de la lecture de la première partie, mais Harmonia Cælestis m’aura certainement fait cogiter sur un type d’écriture auquel je ne suis pas habituée, et j’ai pris plaisir à y réfléchir et à écrire ce très long billet. Ce n’était donc pas une lecture tout à fait inutile, et je tenterais volontiers un autre livre une fois remise de celui-ci.
Ironie du sort, l’incertitude et les faux-semblants font partie du fondement même de la relation (réelle et écrite) entre Péter Esterházy et son père qu’il avait encensé dans Harmonia Cælestis : quelques jours après avoir terminé le livre en janvier 2000, il obtient accès aux documents collectés sur lui et sa famille durant la période communiste. Il pense trouver des informations sur la surveillance exercée sur lui, mais c’est en fait un dossier sur les activités d’indicateur menées par son père pendant plusieurs décennies qu’on lui tend. Du choc naît Revu et Corrigé, commencé aussitôt et publié deux ans plus tard, dans lequel il retranscrit le chemin parcouru pour réévaluer l’histoire de son père et sa propre réflexion sur l’histoire familiale menée dans Harmonia Cælestis.
Péter Esterházy, c’est aussi : un mathématicien de formation, un écrivain parmi les plus connus de la Hongrie aujourd’hui, une collection de prix et d’honneurs internationaux prestigieux (commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres, pour n’en citer qu’un), et plusieurs autres titres dont le dernier à sortir en français est Pas Question d’Art, sorti chez Gallimard l’année dernière.
Péter Esterházy, Harmonia Cælestis. Trad. du hongrois par Joëlle Dufeuilly et Agnès Járfás. Gallimard, 2001.
Je finis ce billet juste à temps pour l’émission d’Arte sur Péter Esterházy et Péter Nádas ce soir (émission à suivre aussi sur Tête de Lecture) et pour l’ajouter au tour d’horizon européen « Voisins Voisines » chez Anne.