Milán Füst – Précipice

Quand j’y repense aujourd’hui, je me dis que cette nuit-là, dans mon sommeil, j’ai perdu la raison. Certes, je suis redevenu depuis un homme comme il faut – disons, à peu près comme il faut – et à peu de choses près celui que j’étais auparavant. Mais commençons par le début.

En parallèle de toutes mes lectures contemporaines de ces derniers temps, j’ai aussi lu Précipice, de Milán Füst. Né en 1888, l’auteur avait tout juste quarante ans à la parution de ce « roman bref » en Hongrie en 1929. C’est peut-être aussi l’âge que donne l’auteur à son personnage principal et narrateur, un professeur d’université. Quarante ans, l’âge de la crise ? Ce n’est pas en ces termes qu’un écrivain bourgeois de l’entre-deux-guerres s’exprimerait, mais c’est finalement bien de cela qu’il s’agit.

Un beau matin, alors que sa femme est en visite chez sa famille, le narrateur se réveille « épuisé et de méchante humeur. » Il enchaîne les rituels du matin – la douche, la cigarette près du poêle à gaz (c’est l’hiver, le brouillard règne au dehors), le petit déjeuner, la préparation du cours du matin – partagé entre la satisfaction que lui procure le bien-être matériel et l’envie « de donner quelques coups de pied dans [la] membrane [qui le] sépare du chaos. »

Pendant ce temps-là, la nourrice avait fait griller du pain, déposé devant moi du beurre et de la viande froide. Pour que j’y voie mieux, elle alluma soudain l’électricité. Cela fit l’effet d’un coup de feu dans le brouillard, d’une petite alerte… Comme si nous venions d’arriver à un endroit où le soleil brillait d’une lumière noire … et inondait de pure musique les objets qui s’agitaient jusqu’alors dans l’obscurité. Je parcourus des yeux toute la pièce, ébahi. Tant de réalité flottait à la dérive dans cette cage…

Arrivé à l’université, il se rend compte qu’il n’a pas suffisamment préparé son cours magistral, et se lance dans une improvisation avec force citations de la littérature juridique de l’Antiquité, remarques moqueuses sur les livres de ses collègues universitaires et expressions grecques, le tout, dit-il, dans la gaité et l’élégance.

Ce fut le plus beau cours de ma vie.

A partir de ce moment, cependant, le tiraillement entre la routine et le désir de s’abandonner au chaos – ou à la recherche de la liberté telle qu’il se l’imaginait adolescent – se fait plus fort. L’après-midi, la soirée, la nuit, la journée suivante s’enchaînent ; il rencontre un ancien amour devenue femme entretenue, un cousin trop bon vivant pour la morale familiale, un ancien camarade d’école devenu peintre miséreux… Chacune de ces rencontres lui renvoie une image de la liberté individuelle et du prix à payer pour obtenir cette liberté. S’affranchir de son mode de vie, « léguer » sa femme et ses enfants à un autre, perdre sa bonne pelisse et son « porte-monnaie en antilope mauve frappé d’or » lui permettront-ils de vivre le reste de sa vie en plus grande adéquation avec lui-même ?

Si Milán Füst avait été professeur de littérature dans un lycée français, il aurait pu résumer son livre sous la forme d’un intitulé d’épreuve de bac de philosophie : qu’est-ce que la liberté, et apporte-t-elle davantage de bonheur que l’argent ? Mais le romancier peut se permettre une réponse qu’un lycéen ne peut pas. Derrière le narrateur se profile ainsi également l’écrivain qui hausse les épaules face à ce personnage parfois désagréable et tout à fait conscient de son statut social et matériel privilégié.

Sur ce, j’enfermai la lettre dans mon bureau. En revenant, je trouvai la nourrice avec les enfants au milieu de la pièce, prêts pour les salutations du matin.

–  Une belle révérence, – leur conseilla la nourrice, car on ne donne plus d’ordres chez nous mais seulement des conseils, dans l’esprit de toutes ces sottises des nouvelles méthodes éducatives allemandes.

Je donnai un baiser à chacun et machinalement, dans ma distraction, je manquai d’embrasser la vieille nourrice aussi. Cela me fit sursauter, je regardai alors le groupe plus attentivement.

C’est principalement cette ironie amusée qui a sauvé cette lecture à mes yeux car, au premier abord, le récit de crise spirituelle d’un homme aisé n’est pas le sujet pour lequel j’ai naturellement le plus d’empathie (il y a quelques références à une enfance paysanne et orpheline, mais le parcours qui a mené le narrateur à son statut actuel n’est pas du tout l’objet du roman).  La postface de György Bodnár, président du Conseil pour la traduction de la Fondation Milán Füst, donne aussi quelques éléments intéressants sur la place du roman dans le développement du courant moderniste hongrois, avec son personnage citadin et quelque peu introspectif. En même temps, on peut s’interroger sur la période pendant laquelle Précipice est censé se dérouler, tant le personnage vit dans un monde aisé et éloigné des turbulences politiques, sociales et économiques des années 1920.

Milán Füst en 1923 (via Pim.hu)

En terminant Précipice, j’ai aussi pensé à un autre héros de la littérature hongroise de l’entre-deux-guerres que la pensée de son avenir fait succomber à une telle crise de douce panique qu’il en abandonne son épouse en plein voyage de noces. Il s’agit de Mihály, dans Le voyageur et le clair de lune, d’Antal Szerb (1937, en français chez Viviane Hamy, 2011), un personnage bien plus pataud que le professeur de Milán Füst et cela est aussi un reflet de la personnalité des auteurs. La notice biographique de Précipice décrit ainsi Füst comme « un être solitaire, fidèle à son étrangeté » malgré la renommée internationale qu’il a connu de son vivant (1888-1967).

De Milán Füst, j’ai aussi chroniqué L’histoire d’une solitude, autre roman bref et auto-centré mais plus tardif et également intéressant. Le roman date de 1956, sa traduction en français de 2007 (par Sophie Aude, pour Cambourakis), et ma chronique de 2011 (à retrouver ici).

Milán Füst, Précipice (Szakadék, 1929). Traduit du hongrois par Sophie Aude (postface de György Bodnár par Marc Martin). Cambourakis, 2008.

Publicité

Milan Füst – L’histoire d’une solitude

Que se passe -t’il dans l’Histoire d’une solitude? Pas grand chose. C’est du moins bien l’impression que le style du narrateur, s’adressant au lecteur de manière détachée, m’a laissé en fermant le livre.

Dans la préface, Péter Eszterházy, écrivain hongrois et récipient en 1983 du prix Milan Füst, rapporte l’origine de cette nouvelle. Celle-ci, basée sur une histoire vraie mais étoffée et romancée, avait presque aussitôt fait son apparition dans la revue Csillag de janvier 1956. La date de parution semble anecdotique, liée seulement à un incident dans la vie de l’auteur peu avant Noël 1955. Début janvier 1956, Füst écrit à un ami pour lui faire part de la visite d’une jeune femme prétendant être la nièce de cet ami, et qui avait emprunté à Füst une somme assez conséquente. La somme n’avait jamais été remboursée, et l’ami n’avait pas de nièce; c’est là le germe de l’Histoire d’une solitude.

Ici, cependant, l’histoire est transposée dans une période, « bien avant la Première Guerre », et un monde social qui pourraient être ceux de la jeunesse de Milan Füst à la fin du 19è siècle. C’est un monde en entre-deux, partagé entre l’héritage germanique (représenté par la mère du narrateur, sévère et étouffante), et celui, hongrois, du père causeur, joueur et décédé. C’est aussi le monde, à cheval entre deux marches, de l’aristocratie désargentée mais qui tente cependant de tenir son rang.

Le narrateur, qui se décrit comme un « château hanté de mauvais souvenirs », tombe brièvement amoureux d’une jeune fille mystérieuse venue emprunter de l’argent, puis l’oublie, se plonge dans les études à défaut de pouvoir s’entourer d’une famille ou d’amis. Cette « solitude sans partage » continue alors qu’il devient officier de réserve dans l’armée austro-hongroise au début de la guerre, et qu’à la suite d’une querelle il se retrouve à la prison militaire, puis à l’hôpital. C’est là que, surprise!, il retrouve la jeune fille mystérieuse. « Et c’est en fait là que commence véritablement mon roman », alors qu’il en tombe à nouveau amoureux, cette fois pour de bon, et qu’ils commencent leur vie commune. Sous l’oeil désapprobateur de la mère, la désillusion s’installe, et la jeune femme, toujours aussi mystérieuse, finit par disparaître, sans pour autant cesser de hanter l’imaginaire du narrateur. Un chien est adopté pour combler l’absence, mais celui-ci aussi déplaît à la mère et finit par être donné à un cirque canin.

Bien que le tout soit condensé en 130 pages, ceci n’est pas une pièce destinée aux amateurs d’intrigues bien rythmées! Le style, un long monologue d’auto-analyse entrecoupé d’interpellations du narrateur à lui même, crée une distance certaine entre l’homme et les évènements de sa vie et, de ce fait, met aussi à distance le lecteur. Le regard que le narrateur porte sur lui même est d’une grande désinvolture – « je suis un homme paresseux, nonchalant et distrait, et je ne suis fait que pour des travaux qui deviennent en moi comme une contraine démente », et instruit aussi son attitude par rapport aux méandres de la vie – « tant pis, – me dis-je – et trois fois tant pis. La vie est orageuse, il faudra bien en passer par là aussi ». Il ne s’agit cependant certainement pas d’un témoignage apitoyé, mais plutôt de la description dans un contexte particulier d’un mal qui peut être universel, celui de la solitude humaine.

Milan Füst (1888-1967) fit partie de l’avant-garde hongroise des premières décennies du 20è siècle auprès de personalités littéraires plus généralement connues telles que Dezső Kosztolányi ou Ferenc Karinthy.

Milan Füst, L’histoire d’une solitude (Egy magány története, 1956), trad. du hongrois par Sophie Aude. Les éditions Cambourakis, 2007.