Witold Gombrowicz – Cosmos

D’emblée, Cosmos donne le ton, une grande phrase transmettant en instantané une succession d’odeurs, d’impressions, et de ruminations. Le narrateur, qui nous promet une aventure « étonnante », marche sous la chaleur écrasante d’un été du sud de la Pologne, cherchant une chambre dans une pension du village afin d’y passer quelques vacances au calme et de réviser ses examens.

« Les chaussettes, le sable, la route, la chaleur, je regarde, terre et sable, des caillous étincellent, une-deux, une-deux, les chaussettes, les talons, la sueur, les yeux clignotent, j’ai mal dormi dans le train, et toujours cette marche au ras du sol, écrasée, accablée. »

Un moineau pendu et deux bouches féminines plus tard, le narrateur et une vieille connaissance se retrouvent en pleine nuit, « deux conspirateurs accompagnés d’une grenouille et suivant la ligne du timon » en quête d’un mystère qui n’existe probablement pas. Au cours des soirées paisibles autour de la table familiale de la pension, le narrateur et son comparse arrachent à leur banalité des détails anodins pour en faire des indices vers une réalité autre, insoupconnée, incroyable et, au final, tout aussi insignifiante que les détails qui l’ont générée.

Dans le quasi huis-clos de la maison et du jardin, le jeune narrateur désoeuvré observe son entourage et laisse ses pensées divaguer au gré des objets qui entrent dans son champ de vision. La main de la jeune fille de maison posée sur la table s’ajoute à l’image de la théière, la bouche accidentée de la domestique jouxte les boules de pain que le père bienveillant s’obstine à faconner, la pensée dérive vers les taches du plafond dans lesquelles le narrateur voit le signe d’une flèche. Rien d’extraordinaire, et pourtant les taches, plutot que la théière, semblent prendre une importance disproportionnée, changeant le cours de ses pensées, le poussant à agir d’une manière plutôt que d’une autre. Suivre la direction de la flèche créée par les taches et trouver un morceau de bois pendu à un fil, c’est comme authentifier à postériori le choix de laisser un objet plutôt qu’un autre marquer l’inconscient, et « créer le réel en agissant » puisque le morceau de bois, à son tour, donne une nouvelle impulsion au cours des pensées du narrateur. Du moineau au morceau de bois, il faudra encore un chat, un homme, et bien des boules de pain avant de finir tout aussi perplexe qu’au début.

Cosmos est, comme l’écrit Gombrowicz dans les extraits de son journal retranscrits au début du livre, « un roman sur la formation de la réalité » et de ce fait une sorte de roman policier. Un roman policier à double titre : d’une part le narrateur se construit une énigme nourrie de hasards (le récit « est » la construction de l’énigme), d’autre part l’auteur, qui est aussi le narrateur et vice-versa, semble poser constamment la question – qu’est-ce qui vaut la peine d’être raconté parmi tous les éléments qui remplissent l’espace autour de chacun de nous ?

« Je ne sais pas si c’est bien une histoire », dit-il, notant, comme en résumé du livre : « nos actions sont d’abord inconsistantes et capricieuses, comme des criquets, et c’est tout doucement, au fur et à mesure qu’on y revient, qu’elles revêtent un charactère conclusif, elles saisissent comme avec des tenailles, elles ne lâchent plus – donc que peut-on savoir ? ».

Il ne faut pas espérer obtenir le fin mot de l’histoire, qui semble presque atteindre un point culminant avant de dévier et de se terminer en queue de poisson. Un livre absurde donc, mais dont j’ai apprécié la belle écriture, quasi monologique et teintée de touches humoresques, et surtout l’entrelacement entre l’histoire d’un jeune homme en vacances et la réflexion sur l’appréhension du réel et sur l’écriture.

Né en 1904 au sud de la Pologne, Gombrowicz étudie le droit mais préfère se consacrer à l’écriture. Au cours d’une vie qui le mène en Argentine (il choisit l’exil en 1939) puis en France (où il meurt en 1969), il publie romans, nouvelles et pièces de théâtre. Son Journal est aussi publié. En 1937 son premier roman, Ferdydurke, le projette sur la scène littéraire polonaise mais ses œuvres suivantes – Trans-Atlantique, Bakakai (une réédition complétée de ses nouvelles) ou La Pornographie – sont censurées par le régime d’après-guerre en Pologne. Une brêve période en 1957-1958, pendant laquelle la censure est levée, permet la réédition en Pologne de Ferdydurke, dont le succès lui gagne une plus grande reconnaissance en Europe de l’Ouest. Il obtient le Prix International de Littérature en 1967 avec Cosmos.

Witold Gombrowicz, Cosmos (Kosmos, 1965), trad. du polonais par Georges Sedir. Denoël, 1966.

Avec Cosmos, j’inaugure ma participation à l’édition 2012 du tour d’horizon européen « Voisins Voisines » chez Anne.

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