Florina Ilis – Le livre des nombres

Premier épisode de ma séquence autour du thème « écrire/effacer, se souvenir/oublier » dans la littérature roumaine d’après 1989.

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Qui donc va se rappeler ce qui s’est passé dans le temps… ?!

Dans les tous derniers paragraphes du Livre des nombres, des voix d’hommes et de femmes, tour à tour « curieuse », « bien renseignée », « aiguë, mais prévenante » ou encore « chargée d’insinuations venimeuses », évoquent des noms de leur passé : la Zenobia, le Gherasim, l’instituteur Dima, Petre Barna et d’autres. Le cadre est celui d’une fête de village un jour d’août orageux, l’époque est quasi-contemporaine de la nôtre.

Le livre des nombres est celui de ces noms qu’évoquent ces voix désincarnées dans ces dernières pages ; il est le livre qui reconstruit et préserve la mémoire de deux familles sur plusieurs générations, tout au long du XXe siècle roumain. Lire la suite »

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Florina Ilis – La croisade des enfants

Ainsi, à partir du moment où la réalité des événements de la vallée de la Prahova passa sous le monopole des appareils photo, des caméras, des reporters diffusant les informations depuis les lieux mêmes et surtout sous le monopole des personnages directement impliqués dans le déroulement des faits, nul ne fut en état de prendre la mesure exacte de la réalité, si ce n’est peut-être Dieu au plus haut des cieux, mais malheureusement pour les médias, il ne donne pas de conférences de presse.

Cette difficulté à prendre la mesure exacte de la réalité est vraie aussi en ce qui concerne La croisade des enfants en tant que livre, tant ce roman échappe à une description facile du type « ce livre parle de … ». Pourtant, à première vue, c’est simple : par une belle journée d’été, les quais de la gare de Cluj bruissent de l’agitation qui précède le départ de deux trains en direction du sud. Le premier, à destination de Bucarest, transporte des passagers individuels, chacun avec ses propres raisons qui le poussent à entreprendre ce voyage. Parmi eux, Pavel, « une des plumes les plus acérées du journalisme roumain », rentre à Bucarest après avoir travaillé sur la grande affaire de trafic d’enfants qui lie la Roumanie aux pays occidentaux ; Sabine se rend à la capitale pour déposer son dossier d’émigration au Canada tandis que Lucreţia quitte sa ville natale pour s’établir avec son mari à New York ; madame Brediceanu, quant à elle, rentre de Cluj où elle avait recherché en vain sa sœur jumelle disparue… Lire la suite »


Florina Ilis – Les vies parallèles

1421404963_Les_Vies_paralleles_CouvDans Les vies parallèles, Florina Ilis part sur les traces de Mihai Eminescu, grand poète roumain mort jeune, et fou, en 1889. Mais ce qui se présente au début comme un roman construit sur de véritables bases biographiques étoffées par l’imagination de l’auteur, prend rapidement une tournure déstabilisante, car Ilis s’intéresse surtout à ce qui vient après la mort du poète. Ces Vies parallèles, ce sont tout autant celle d’Eminescu (surtout celle des dernières années de sa vie) que celle que la postérité donne à l’homme en le tournant en mythe, un mythe dont les caractéristiques évoluent au gré des visées de ceux qui le façonnent.

La quatrième de couverture décrit le livre comme étant une « fantaisie biographique », un choix d’expression qui me paraît très approprié, surtout pour ce qui est du côté « fantaisie ». On est loin, ici, d’une biographie sèche ou d’un ouvrage académique, tant l’écriture et la structure se jouent des conventions.

Prenons par exemple la question du temps, qui se retrouve au cœur de toute biographie mais prend une tournure particulièrement surréelle au fil de ce livre. Le tout commence de manière relativement anodine (sachant quand même qu’il s’ouvre sur le déclenchement de la folie d’Eminescu) en 1883, point de départ d’une première ligne-temps qui suit, à petits pas, les mois et les années qui s’ensuivent : l’internement à Bucarest et à Vienne, la convalescence, les années de solitude, les amours, la rechute, la mort.

Mais de ce même point de départ part une autre lignetemps, qui prend un angle différent et suit un cours à part tout en scrutant de très près la première. Pire, les personnages de cette deuxième lignetemps, quoique ancrés dans leur présent des années 1950 et 1960, s’immiscent à tout bout de champ dans la première (les années 1880) pour tenter d’influer a posteriori sur son déroulement. Ainsi nombre de personnages, qu’on croit à première vue faire légitimement partie de la première lignetemps, s’avèrent en fait être des émissaires de la deuxième, chargés de surveiller le poète et de chercher à l’influencer : c’est l’heure où l’historiographie communiste construit et déconstruit le mythe Eminscu pour qu’il se plie mieux aux exigences esthétiques et idéologiques du nouveau pouvoir en place. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, de l’infirmière Élise de l’hôpital viennois, qui réapparaît à plusieurs reprises dans la vie d’Eminescu (la première lignetemps) sous d’autres identités mais autour de laquelle se construit aussi une histoire dans la deuxième lignetemps.

Ce jeu avec le temps, ce brouillage des repères chronologiques, cette intervention du présent dans le passé pour donner une signification toute autre aux personnages et aux événements d’alors, sont amusants et désespérants à la fois, parce qu’ils montrent à quel point la perception d’une histoire nationale peut être manipulée et peut imprégner ce qu’une société prend pour acquis de son passé et de ses héros.

[Je n’aurais probablement pas eu cette interprétation si je n’avais pas vécu assez longtemps en Hongrie pour voir les petits changements qui se sont opérés dans le panthéon national depuis l’arrivée de gouvernements Fidesz – de droite – au pouvoir : Dózsa György, leader d’un mouvement de révolte paysanne du XVe siècle, et même Petőfi Sándor, LE poète national et héros de la révolution hongroise de 1848, tous deux sacralisés au temps des communistes, se retrouvent par exemple aujourd’hui en légère baisse de puissance. A leur place, on voit émerger le bien plus sobre et aristocratique réformateur Széchényi István, dont le nom orne désormais (en vrac) les espaces publics, un programme de politique économique et un type de chèques-vacances.]

Le style est lui aussi au service de ce brouillage des pistes : très fluide, la narration est quand même truffée d’interruptions, de parenthèses commentant les pensées et actes des personnages du roman, ou encore de notes ou citations insérées à l’intérieur du texte par de tierces personnes sous la forme d’extraits de dictionnaires, de procès-verbaux ou de biographies avec indication de la « source » (fictive ou pas). Cette surenchère documentaire renforce elle aussi l’impression qu’il ne s’agit ici que d’une nième tentative d’interpréter l’histoire d’Eminescu.

Les éditions des Syrtes – qui m’ont envoyé ce livre et que je remercie – ont fait un pari un peu risqué en publiant cette (excellente) traduction des 650 pages d’un roman roumain sur la postérité d’un poète dont le nom nous est en général quasiment inconnu. Mais c’est un régal de suivre le parcours d’Eminescu et l’inventivité de Florina Ilis quand il s’agit de faire vivre en même temps autant de personnages, de périodes et d’idées. Oui, certains passages m’ont paru un peu poussifs mais, tout comme le mythe Eminescu a continué à vivre et à grandir après la mort de la personne Eminescu, Les vies parallèles continuent à prendre forme dans ma tête bien après la dernière page tournée : c’est sûrement le signe d’un roman qui a atteint son objectif.

250px-Florina_Ilis,_Göteborg_Book_Fair_2013_1_(crop)Florina Ilis est, semble-t-il, coutumière des romans-pavés non-conventionnels, du moins pour ce qui est des traductions vers le français : son premier roman traduit en français, La Croisade des enfants, comptait 512 pages et proposait, en une seule phrase continue, une fresque de la Roumanie post-communiste à partir d’un groupe d’enfants en départ pour leur colonie de vacances (Editions des Syrtes, 2010). Elle était déjà à ce moment l’auteur de deux premiers romans. Née en 1968, Florina Ilis est aussi l’auteur d’un recueil de haïkus publié en 2000, mélange de poésie et de calligraphie. Outre le prix Courrier International du meilleur roman étranger 2010 pour La Croisade des enfants, elle a aussi reçu de nombreux prix roumains dont les titres sont un aperçu de la littérature roumaine : prix Ion Creanga de l’Académie Roumaine pour La Croisade des enfants, prix Liviu Rebreanu de l’Union des Ecrivains Roumains de Cluj pour Les vies parallèles

Les vies parallèles est la troisme étape de mes Voyages au gré des pages, la prochaine sera encore en Roumanie, souvent à Bucarest, plus conventionnelle mais tout aussi digne d’attention.