Ryszard Kapuscinski – Mes voyages avec Hérodote

Je lui ai aussi raconté l’aventure dans laquelle le livre d’Hérodote m’avait entraîné : au fur et à mesure que je le lisais, j’accomplissais simultanément deux voyages : le premier en faisant mon travail de reporter, le second en suivant les pérégrinations de l’auteur des Histoires.

mes-voyagesReporter assidu, issu d’un pays et d’une époque où les voyages à l’étranger n’étaient autorisés qu’au compte-goutte, Ryszard Kapuscinski (1932-2007) fut l’envoyé aux quatre coins du monde de divers organes de presse polonais. Outre les dépêches et reportages réalisés pour son travail, Kapuscinski s’inspira également de ses voyages et de ses observations pour écrire de nombreux livres sur chacun des continents qu’il a traversés, du vaste espace russe à l’Amérique ou encore l’Iran. Arrivant à la fin de sa vie, il signe avec Mes voyages avec Hérodote une autobiographie en pointillés de sa carrière de reporter, placée sous le signe de celui qu’il présente comme un double autant qu’un maître : Hérodote.

Double, car ce chroniqueur de l’Antiquité l’a accompagné, en pensée et physiquement, dès les débuts de sa profession. Double aussi car le livre des Histoires d’Hérodote, reçu de sa rédactrice en chef au moment où elle lui annonce sa première affectation à l’étranger, l’accompagne et le forme également dans sa conception du monde, et de la place qu’il y tient en tant que reporter.

Lorsqu’il entame sa carrière à l’étranger, ainsi que sa lecture d’Hérodote, Kapuscinski a un handicap majeur : Hérodote retranscrit ses Histoires à la fin d’une longue vie de voyages et d’accumulation de connaissances. Kapuscinski, lui, a grandi avec la censure (dont celle appliquée aux Histoires), n’a à l’age de 24 ans encore jamais franchi de frontières, possède une connaissance rudimentaire du monde et un anglais plus qu’approximatif (mais il parle couramment le russe). C’est ainsi qu’Hérodote en vient à lui servir à la fois de refuge et de guide dans son compréhension de la diversité du monde.

La connaissance d’autrui nécessite une longue et solide initiation.

Dès sa première escale, en Italie, Kapuscinski ressent, à voir l’éclairage public, les magasins bien stockés, la nonchalance des clients aux terrasses des cafés, comme un choc des civilisations. Arrivé en Inde d’où il est censé renvoyer ses reportages, le choc se fait plus intense : la pauvreté, la multitude, la nouvelle (et pour lui inacceptable) étiquette d’Européen aisé qui lui est accolée, la chaleur et – la langue.

Je pénétrais l’Inde non pas par l’intermédiaire des images, des sons ou des parfums, mais par celui des mots, des mots d’une langue qui de surcroît n’était pas la langue maternelle des Indiens, mais une langue étrangère, imposée, à ce point assimilée toutefois qu’elle faisait partie de leur identité et constituait pour moi une clé indispensable. Mon premier combat avec ce pays fut un combat avec la langue.

En Inde, puis en Chine, la langue reste un obstacle pour le reporter, mais aussi pour le l’homme Kapuscinski, frustré de se heurter si rapidement à un obstacle aussi important dans sa quête d’une connaissance totale de ces deux pays.

Lorsqu’on le retrouve un peu plus tard en Afrique, Kapuscinski est déjà plus aguerri, débarrassé de ses timidités d’homme de l’Europe de l’Est, mais il continue son cheminement de reporter aux côtés d’Hérodote. Les chapitres qui se succèdent le voient plus souvent retranscrire et commenter divers épisodes des guerres entre les Perses et leurs peuples voisins, que l’actualité des pays et continents qu’il couvre (les quelques livres de Kapuscinski que j’ai lus jusqu’ici n’ont d’ailleurs souvent pas grand chose à voir avec le travail qu’il devait fournir pour gagner sa vie au quotidien). Au fil des pages, on voit cependant émerger une certaine conception, et justification, du reportage tel qu’il le pratique :

Dans l’univers d’Hérodote, le seul dépositaire ou presque de la mémoire humaine est l’homme. Pour accéder à cette mémoire, il faut aller à sa rencontre ; s’il habite loin, il faut se mettre en route, marcher, et, quand on arrive chez lui, il faut s’asseoir à ses côtés et écouter son récit, écouter, mémoriser ou peut-être prendre des notes. Ainsi surgit le reportage.

Si Hérodote le fascine tant, c’est aussi parce que Kapuscinski recherche toujours l’autre face de ses Histoires : comment Hérodote est-il arrivé à ce produit fini ? A qui s’est-il adressé, et comment, pour obtenir ses informations ? Quelles sont, d’ailleurs, les informations qu’Hérodote n’a pas jugé bon de recueillir ou de retranscrire ? Kapuscinski s’intéresse en effet à la dimension individuelle des efforts collectifs que décrit Hérodote : qu’a pensé l’ouvrier travaillant à la construction d’un pont pour les armées perses, l’habitant de Babylone assiégée, ou encore les enfants du Grec Lycidas alors que la foule s’apprête à les lapider ? On retrouve là l’un des grands traits de Kapuscinski : son penchant pour l’arrière-plan individuel des grands faits historiques, un certain impressionnisme jouant sur l’interaction entre le détail et la vue d’ensemble.

Mélange assez (quelque fois trop) lâche d’histoire personnelle et d’extraits et de commentaire des Histoires, Mes voyages avec Hérodote m’a paru moins rempli de verve et d’action que les quelques autres livres que j’ai lus de Kapuscinski, dans lesquels il s’attarde davantage sur ces expériences de reporter dans des pays en pleine ébullition. Plus réfléchi, ce livre donne un arrière-plan intéressant à la démarche d’écrivain telle qu’on la voit mise en action dans Imperium ou Le Shah.

kapuscinski

Je termine avec ce titre ma rétrospective Kapuscsinski. Pour obtenir un portrait plus complet du reporter, il aurait fallu incorporer dans cette série l’un de ses livres sur l’Afrique, continent qu’il a sillonné, d‘année en année, de guerre en guerre. Je me contente de citer ici ces livres : sur l’Afrique en général (Ébène, Aventures africaines), sur l’Ethiopie (Le négus), ou encore sur l’Angola (D’une guerre à l’autre). Bonne lecture !

Ryszard Kapuscinski, Mes voyages avec Hérodote (2004). Trad. du polonais par Véronique Patte. Plon, 2006.

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Ryszard Kapuscinski – Shah of Shahs

cvt_Le-Shah_5184Après avoir lu une histoire de l’Iran, j’étais curieuse d’en savoir plus sur les Pahlavi, l’une de ces nombreuses familles régnantes du XXe siècle courtisées par des puissances étrangères plus soucieuses de profiter leurs riches ressources naturelles que de critiquer leurs pratiques douteuses en termes de droits de l’homme. C’est ainsi que je me suis tournée vers Shah of shahs (Le Shah dans la version française publiée chez Flammarion), du reporter voyageur polonais Ryszard Kapuscinski. Avec son mélange de journalisme, d’histoire, de réflexions et de vécu – Kapuscinski est envoyé en Iran à la fin des années 1970, au moment où le Shah vacille puis tombe face à Khomeini – ce livre complétait à merveille celui plus académique que j’avais lu auparavant.

Comme dans Imperium, l’approche de Kapuscinski est très fortement marquée par le récit personnel : pas tant le sien, que celui des gens qu’il rencontre et dont il utilise la vie et les expériences comme preuve et illustration du message qu’il veut faire passer sur le pays. On lui a parfois fait reproche, justement, de trop s’intéresser au vécu, au témoignage personnel et au détail, quitte à broder un peu pour rendre le récit plus frappant. Il en reste cependant, chez Kapuscinski, une impression de lire quelqu’un qui sait écouter l’homme de la rue et retranscrire avec beaucoup d’humilité.

The cameramen overuse the long shot. As a result, they lose sight of details. And yet it is through details that everything can be shown.

J’aime en tout cas la forme inattendue de Shah of Shahs : un prologue, dans lequel une télévision allumée dans un coin de l’hôtel où loge Kapuscinski fait le lien entre le journaliste et l’actualité extérieure, permet d’emblée de marquer le point de vue forcément fragmentaire du journaliste forcé de passer la nuit à l’intérieur alors qu’au dehors des milices opposées règlent leurs comptes dans la nuit de Téhéran.

Puis, vient le corps du livre, constitué d’une mosaïque de vignettes, de descriptions et de réflexions tirées des documents que Kapuscinski, résigné à ne pas pouvoir sortir de l’hôtel, remet en ordre. Au fil de ces vignettes, Kapuscinski fait montre de sa capacité à conjuguer le grand et le petit, les noms des personnages importants et les pensées des anonymes, les coups d’état et les menus événements dont la somme fait le quotidien d’un pays. On y croise les Pahlavi, donc : fils, père et même grand-père. On y croise aussi Mossadegh, Khomeini, des représentants de la sinistre police secrète, la Savak, mais aussi les perdants de l’histoire. On y voit à quel point est fluide et poreuse la ligne qui sépare ces deux groupes.

The Shah left people a choice between Savak and the mullahs. And they chose the mullahs.

Toutes ces vignettes, qui vont de l’histoire la plus ancienne à celle la plus récente, mènent vers la révolution de 1979. Ces mois de tensions et d’affrontement débouchent sur un chaos que Kapuscinski, observateur de révolutions, reconnaît bien : ce sont ceux qui permettent à certains hommes de se retrouver soudainement au pouvoir, sans les outils pour leur permettre de mener à bien leur tache. C’est donc sur une note de pessimisme que Kapuscinski clôt son récit alors que dans Téhéran les différentes factions se battent et montrent déjà qu’en toute probabilité, quel que soit le gagnant, il n’aidera pas la cause du progrès pour le pays.

A dictatorship depends for its existence on the ignorance of the mob ; that’s why all dictators take such pains to cultivate that ignorance. It requires generations to change such a state of affairs, to let some light in.

L’édition que j’ai lue mentionnait seulement qu’une partie du livre avait été publiée dans le magazine américain The New Yorker. J’aurais bien voulu en savoir davantage sur la genèse de ce livre dont certains passages m’ont particulièrement frappé. Kapuscinski, reporter « d’état » pour la presse polonaise communiste, y analyse les rouages d’un pouvoir corrompu, de son empire sur la société, de ses techniques de terreur et d’emprisonnement, en Iran. Cela, alors que le pouvoir communiste en Pologne est loin de faire l’unanimité, en grande partie pour des raisons similaires à celles que Kapuscinski décrit pour l’Iran. Jusqu’à quel point ce livre reflète-t-il les chroniques que Kapuscinski envoyait à la presse polonaise ? Comment Kapuscinski pouvait-il réconcilier les pays qu’il décrivait et celui dans lequel il venait ? Comment ses lecteurs lisaient-ils ses écrits ?

Ryszard Kapuscinski, Shah of Shahs (1985). Trad. du polonais par Klara Glowczewska. Pan Books, 1982. Disponible en français : Le Shah, trad. du polonais par Véronique Patte. Flammarion, 2010.


Rétrospective Kapuscinski – Imperium

59659._UY475_SS475_Dans la bibliographie du grand reporter polonais Ryszard Kapuscinski, Imperium tient une place à part : l’homme qui avait sillonné le Tiers Monde était plutôt coutumier des livres sur l’Afrique, l’Amérique latine ou l’Iran. Imperium le ramène plus près de ses origines géographiques en Russie, pays aussi sillonné de part en part et dont il s’attache ici à décrire les régions les plus éloignées.

Pour une lectrice occidentale, Imperium tient aussi de l’exception puisqu’il y est sujet de l’URSS des années 1930 à 1980 par un reporter qui y a, semble-t-il, eu une grande liberté d’accès. Rares sont les reportages, traduits, libres d’opinion et intéressants, à nous parvenir de cette époque (la seule exception qui me vienne à l’esprit est La paix soit avec vous de Vassili Grossman, récit de son voyage en Arménie, et encore il ne s’agit pas vraiment de reportage).

In my imagination, the USSR constituted a uniform, monolithic creation in which everything was equally gray and gloomy, monotonous and clichéd. Nothing here could transcend the obligatory norm, distinguish itself, take on an individual character.

And then I travelled to the non-Russian republics of what was then the Imperium. What caught my eye ? That despite the stiff, rigorous corset of Soviet power, the local, small, yet very ancient, nations had succeeded in preserving something of their tradition, of their history, of their, albeit, concealed pride and dignity. I discovered there, spread out in the sun, an Oriental carpet, which in many places still retained its age-old colors and the eyecatching variety of its original designs.

indexJ’ai hésité sur le mot « reportage », puisqu’il ne s’agit pas entièrement, dans Imperium, de reportage, ni de livre d’histoire, ni d’ailleurs de livre de voyage, mais plutôt de tout ça à la fois, avec pour fil conducteur les rencontres successives de Ryszard Kapuscinski avec les vastes territoires de l’URSS, et des enseignements qu’il en a tiré au fil du temps.

Le livre s’étire sur une période presque entièrement parallèle à celle de l’existence de l’URSS et cadre bien avec l’intérêt que porte Ryszard Kapuscinski aux frontières de cet Imperium. En 1939, il a juste sept ans lorsque l’URSS débarque dans sa vie avec l’occupation par les troupes soviétiques de la petite ville de Pologne orientale (aujourd’hui Biélorussie) où il grandit. Ses souvenirs de cet épisode forment le premier chapitre : en quelques pages l’adulte qu’il est y fait ressortir ce que sont l’absurdité de la guerre et de l’occupation, la terreur des déportations, la faim terrible pour un tout jeune enfant qui montre déjà une grande curiosité et débrouillardise.

Dans le dernier chapitre, c’est de la désintégration du centre comme des frontières de l’URSS, cinquante ans après cette première rencontre, qu’il parle : de la transition amorcée par Gorbatchev et des questions qu’elle pose pour l’avenir de ce complexe de nationalités, alors que ses voyages lui montrent à quel point les confins de cet Imperium ne se perçoivent déjà plus comme faisant partie de ce grand tout.

Entre ces deux chapitres, il fait se succéder les voyages : 1958, 1967, à plusieurs reprises en 1989-1991, toujours à la recherche de la périphérie. Certes, Moscou est un passage obligé, et ses visites sont l’occasion pour lui de revenir sur l’histoire plus ou moins récente de ces villes et leur rôle dans la construction de l’URSS. L’une de ces histoires est particulièrement révélatrice d’une certaine continuité en Russie pour ce qui est de la tentation de la démesure : passant près d’une piscine en plein air au bord de la rivière Nabereznaja, Kapuscinski revient sur l’histoire de la cathédrale qui occupait auparavant cet espace. Conçu pour célébrer la victoire sur Napoléon en 1812, cet édifice immense, rutilant de marbre et d’or, dont la construction dura 45 ans et la consécration n’eut lieu qu’en 1883, fut détruit au bout de 48 ans pour laisser place à un Palais des Soviets voulu par Staline.

Stalin orders the largest sacral object in Moscow to be razed. Let us for a moment give free reign to our imagination. It is 1931. Let us imagine that Mussolini, who at that time rules Italy, orders the Basilica of St. Peter in Rome to be razed. Let us imagine that Paul Doumer, who is at that time president of France, orders the Cathedral of Notre-Dame in Paris to be razed. Let us imagine that Poland’s Marshall Jozef Pilsudski orders the Jasnogorski Monastery in Czestochowa to be razed.

Can we imagine such a thing ?

No.

La cathédrale est cependant complètement détruite; un bâtiment plus grand, plus digne de prouver la puissance soviétique par rapport à l’ennemi capitaliste américain est conçu à sa place, mais le cours de l’histoire (les purges, la guerre) s’oppose à ce projet, et c’est une piscine en plein air qui est finalement aménagée dans les fondations de l’ancienne cathédrale (la cathédrale a été reconstruite depuis l’effondrement du communisme : tout est question de priorités…).

Mais la préférence de Kapuscinski va aux régions du bout du monde, où la folie des grandeurs soviétique prend d’autres dimensions : à sa suite nous nous rendons à Vorkuta au nord du Cercle Arctique, à la Kolyma dans l’extrême Est, et surtout en Asie centrale et au Caucase, ses régions de prédilection dont les peuples, l’histoire et les spécificités l’attirent particulièrement.

Le fait d’être un journaliste polonais, donc d’un pays ami, lui confère peut-être certains avantages puisqu’il semble en général libre de voyager et de rencontrer les gens à sa guise. Et des gens, il en rencontre beaucoup, surtout des « ordinaires » dont la vie ne serait sinon pas souvent décrite, et qui lui parlent de leur quotidien souvent difficile et de leur perception à l’échelle individuelle de l’Histoire qui se déroule autour d’eux. Les conclusions que tire Kapuscinski de ses rencontres et visites quant au succès du communisme à la russe ne sont pas débordantes d’optimisme.

The so-called Soviet man is first and foremost an utterly exhausted man, and one shouldn’t be surprised if he doesn’t have the strength to rejoice in his newly-won freedom. He is a long-distance runner who reached the finish line and collapsed, dead tired, incapable even of raising his arm in a gesture of victory.

Au gré des rencontres, au fil des conversations se dessinent aussi l’histoire ancienne de l’Arménie, de la Kolyma, ou celle, toute aussi tragique et fascinante, de la mer d’Aral. Tout au long, il trace les effets, aux périphéries de cet Imperium, des décisions prises au centre du pouvoir. C’est aussi là, lorsqu’il voit que les décisions de Moscou n’ont plus d’effet, qu’il voit la fin de l’Imperium arriver.

Je ne citerai plus d’anecdotes, ni de personnes, ni de lieux pour illustrer mon propos : il me suffit pour conclure de dire à quel point c’est une plaisir et une découverte de se laisser guider par ce voyageur modeste, intrépide, au regard curieux, au contact facile et au phrasé ironique qu’est Kapuscinski, à travers l’espace et le temps de l’ex-URSS.

History in this country is an active volcano, continually churning, and there is no sign of its wanting to calm down, to be dormant.

Ryszard Kapuscinski, Imperium (1993). Trad. du polonais par Klara Glowczewska. Granta Books, 1998. Disponible en français : Imperium, trad. du polonais par Véronique Patte. 10:18, 1999.