Imre Kertész – Être sans destin

« Pourquoi, mon garçon, dis-tu à tout bout de champ « naturellement » à propos de choses qui ne le sont pas du tout ?! » Je lui dis : « Dans un camp de concentration, c’est naturel. » « Oui, oui, fait-il, là-bas, oui, mais… et là, il s’interrompt, hésite un peu, mais … comment dire, le camp de concentration lui-même n’est pas naturel ! » dit-il, semblant finalement trouver le mot juste, et je ne réponds rien, car je commence tout doucement à voir qu’il y a une ou deux choses dont on ne peut visiblement jamais discuter avec des étrangers, des ignorants, dans un certain sens des enfants, pour ainsi dire.

La traduction française d’Être sans destin a paru il y a presque 25 ans, en janvier 1998 : un petit volume assez épais, aux proportions inhabituelles sauf pour Actes Sud qui le publie. Plus tard, après la parution de Le refus et l’attribution du prix Nobel de littérature à Imre Kertész en 2002, il a été possible d’acheter ces deux volumes en un coffret réunissant une trilogie sur « l’absence de destin », dont Actes Sud avait déjà publié le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, en 1995.

J’ai un souvenir très limité, mais assez précis, de cette parution de 1998, ou plutôt de l’accueil très enthousiaste qui lui a été réservé. C’est l’un de mes très rares souvenirs d’une actualité littéraire qui, je crois, me parvenait surtout par le Monde des livres mais à laquelle je ne prêtais pas beaucoup attention. J’avais donc un exemplaire d’Etre sans destin sous la main, mais à l’époque je ne l’ai pas lu. Je regrette de ne pas pouvoir comparer ce que j’aurais pu en penser alors, en tant qu’adolescente, et ma compréhension du livre aujourd’hui alors que je le lis pour la première fois.

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Imre Kertész – Roman policier

Prison, suspense, filatures, complot, cadavres, enquête et détective… ce Roman policier a bien les éléments d’un roman policier. Mais le titre si simple cache une réalité bien plus complexe : quelle énigme le détective veut-il résoudre ? Ce sont la complexité de la construction à double (voire triple) fond de ce très court roman, ainsi que le mode de narration, qui m’ont beaucoup plu.

Antonio Martens écrit ses souvenirs du fond de sa cellule, sachant qu’il n’en sortira que pour se trouver face au peloton d’exécution. Comme il le dit tout au long de son récit, Antonio n’est qu’un « simple bleu », récemment transféré de la police criminelle à la Corporation. Autrement dit, il fait partie de ceux qui font le sale boulot dans cette nouvelle dictature qui s’est installée quelque part en Amérique latine. Assis dans sa cellule, il tente de mettre de l’ordre dans ses souvenirs pour expliquer comment, au cours d’une affaire mal tournée, il s’est fait prendre au piège de la logique de la dictature qu’il était censé servir. « Au début, on se croit très intelligent et on pense pouvoir maîtriser les événements, et après on veut juste savoir où diable ils nous entraînent, » dit-il, une phrase qui donne bien le ton du récit, à la fois naïvement lucide et désabusé.

Les phrases sont courtes, sans fioritures, et le récit à la première personne, qui va et vient au fil des pensées et des souvenirs d’Antonio, est très prenant. L’écriture est simple, mais la construction ponctuée de touches de mise en scène lui donnent bien plus de profondeur et d’intérêt. Ainsi, il y a l’histoire dans l’histoire, la fameuse affaire Salinas dont on entend parler dès le début, mais dont le déroulement est distillé à petites doses au fur et à mesure qu’Antonio se remémore les rouages de sa propre déchéance, et dont la fin macabre scellera aussi son destin. Antonio nous fait aussi bénéficier de l’accès qu’il a eu au journal de sa principale victime, ainsi qu’à ses souvenirs des interrogatoires menés auprès d’informateurs et de proches qui connaissaient la victime et le policier : cela donne lieu à une sorte de face-à-face, un parallèle à distance, qui rendent plus floue la relation entre policier et victime, entre pouvoir et opposition, et entre bien et mal. Justement, hormis les collègues indéniablement abjects d’Antonio, il n’y a pas vraiment de héros ni d’anti-héros dans cette histoire. Antonio a beau ne pas comprendre le sadisme de ses collègues, cela ne l’empêche pas de toujours ponctuer son récit d’expressions tirées du discours officiel de la dictature et de prendre son travail au sérieux. Mais il y a aussi celui qui voudrait bien agir contre le régime mais que son nom de famille et sa naïveté suspicieuse perdent, celle qui préfère ne rien voir pour ne pas s’attirer d’ennuis, ou encore celui qui fait le va et vient, sympathisant avec les uns mais fournissant des informations aux autres afin de satisfaire sa dépendence à la drogue.

Le fait même que le récit est celui d’un policier professionellement dévoué à son travail, et qui s’appuie sur les résultats d’une enquête et d’un procès hautement politisés, font que le livre se termine avec autant de questions que de réponses. Antonio – et le lecteur – finit bien par comprendre la logique illogique qui l’a mené à sa fin, et pourtant le doute demeure : y avait-il complot, ou non ?

Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002, est probablement plus connu pour Etre sans destin et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, œuvres qui se nourrissent de son expérience de la déportation à Auschwitz, puis Buchenwald, en 1944 à l’âge de 15 ans. Écrivain tenu à l’écart pendant le régime communiste, c’est l’expérience de la censure qui le pousse à rédiger ce roman qu’il décrit dans la préface comme un défi, tant par sa teneur que par la vitesse d’exécution (deux semaines) qui lui était imposée.

Imre Kertész, Roman policier (Detektívtörténet, 1977), trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huszvai et Charles Zaremba. Actes Sud, 2006.

La télévision serbe l’avait pourtant bien annoncé jeudi – le prix Nobel de littérature 2011 va à l’écrivain serbe nationaliste Dobrica Cosic. Le tir a depuis été corrigé, et il n’y aura pas cette année de nouvel arrivage au palmarès des nobelisés de l’ex-Europe communiste. Ceci sera donc ma dernière contribution au challenge des Nobels 2011 de Mimi. Mais mon petit tour d’Europe « Voisins Voisines » au profit de Kathel du blog Lettres Exprès continue, de même que mes contributions au challenge « Le nez dans les livres » des Livres de George Sand et moi.