Dezső Kosztolányi – Alouette

alouetteJe n’avais pas prévu de relire Alouette cet hiver mais, dès que j’ai terminé La jeune fille brune, j’ai eu envie de me replonger dans ce roman de Dezső Kosztolányi, publié en 1924. A priori, il n’y a aucun lien entre ces deux livres, et pourtant ce sont les quelques phrases sur Subotica (ville du nord de la Serbie, où est basé le narrateur de La jeune fille brune) qui m’ont tout de suite fait penser à Alouette. Toute l’action s’y déroule en effet dans la ville de Sárszeg, « un point minuscule sur la carte », et dont il semble accepté qu’il s’agit en fait de l’ancienne ville hongroise de Szabadka. Aujourd’hui située tout juste du côté serbe de la frontière, cette ville s’appelle dorénavant Subotica.

Alouette est pratiquement le premier livre que j’avais lu à mon arrivée en Hongrie il y a déjà quelques années. J’aime beaucoup Kosztolányi, mais j’avais oublié à quel point Alouette pétille de légèreté et d’observation amusée, et c’est avec beaucoup de plaisir que je l’ai relu.

Sous le flot de lumière rose du parasol, dans cet éclairage presque théâtral, la chose apparaissait enfin dans toute sa vérité. Une chenille sous un buisson de roses, a-t-il pensé.

Alouette, justement : c’est aussi, dans le roman, le surnom affectueux qui lui ont donné ses parents dans son enfance. Aujourd’hui, elle a 35 ans, elle est laide, elle est vieille fille, et elle s’apprête à partir une semaine chez des parents à la campagne, laissant derrière elle ses propres parents qu’elle n’a jusqu’ici jamais quitté aussi longtemps.

Nous sommes en 1899, c’est la fin de l’été, le train part en début d’après-midi, et le roman débute avec les parents mettant la dernière main à leur occupation de toute la matinée : boucler la mallette en osier ainsi que la valise toute râpée d’Alouette.

Pleine à craquer de toutes sortes de choses, et les flancs rebondis comme le ventre d’une chatte qui serait sur le point de mettre bas huit ou neuf petits, elle était là, enfin prête à partir.

Bien installée dans le petit tortillard, Alouette quitte en effet la scène du livre pour ne réapparaître en personne qu’à l’avant-dernier chapitre. Entre-temps s’étale pour ses parents la perspective d’une semaine encore plus morne et étriquée que la vie qu’ils mènent habituellement – lui, archiviste municipal à la retraite, sa femme, et leur fille, s’étant depuis longtemps retirés de la vie sociale de la petite ville.

Il suffira cependant d’un petit changement – un déjeuner au restaurant – pour que se transforme, entièrement et l’espace d’une semaine, leur existence : durant ces quelques jours, ils s’apercevront qu’ils prennent en fait goût au restaurant, au théâtre, à la vie en société, à toutes choses auxquelles ils avaient petit à petit renoncé. Au bout de cette semaine, également, ils s’admettent l’un à l’autre à quel point leur fille et son sort peu enviable leur sont un fardeau, à quel point leur vie est assombrie et rapetissée par l’atmosphère trop protectrice dont ils ont fini par s’envelopper les uns les autres.

Tout cela ne s’accorde pas très bien avec le « pétillement de légèreté et d’observation amusée » dont j’ai parlé au début. Pourtant, c’est bien cela qui domine, surtout dans la partie centrale du livre, pendant l’absence d’Alouette. Cela commence principalement au quatrième chapitre, lorsqu’on découvre, par les yeux d’un jeune journaliste-poète attablé au café, « comme dans un aquarium, toutes les célébrités de la vie sárszégoise ». Il y a les personnages, que l’on retrouvera tout au long du livre, et il y a leurs mœurs, leurs amours, leurs affaires d’honneur et les quelques autres occupations qui meublent leur quotidien. Les portraits sont vraiment savoureux, et l’écriture tellement visuelle qu’on a l’impression d’être nous aussi au beau milieu de ce petit monde.

Juste en face d’eux, en revanche, était assis quelqu’un qu’ils connaissaient : Weisz et Cie, tout seul. Monsieur Weisz allait toujours partout en solitaire, et Cie, que seulement très peu de gens connaissaient, Cie ne l’accompagnait jamais. Ce qui n’empêchait pas que tout le monde à Sárszeg l’appelait : Weisz et Cie.

Le ton fait souvent sourire, comme lors du long passage au cours duquel le père se laisse aller à une douce rêverie solitaire sur le thème du goulash et des nouilles à la vanille du premier restaurant de Sárszeg, que la veille encore il dédaignait. A d’autres moments, l’ironie perce plus franchement, comme lorsqu’au Cercle de Sárszeg se déroule le « gueuleton des mâles » de la ville, sous le portrait du comte Széchényi qui (dans la vraie vie) avait été l’initiateur de ces cercles conçus pour « implanter ainsi de quoi éduquer les hautes classes, et donner plus de vigueur à la vie sociale ». Au lecteur de mesurer l’écart existant entre l’idée de départ, et la forme que lui ont imprimé les mâles de Sárszeg !

Puis arrive le jour du retour d’Alouette, cette longue parenthèse de vie retrouvée se referme, et c’est comme si l’écriture de Kosztolányi s’était elle aussi assombrie : même les pièces d’argent échappées des poches du père poussent des « cris de frayeur ».

Comme le dit Feri Füzes, le gentleman écervelé, chacun possède sa « face de lumière et sa face d’ombre ». C’est aussi vrai pour Alouette, portrait amusé d’une société qui avait déjà cessé d’exister au moment de la parution du roman, doublé d’un regard plus profond sur les joies et les peines que recèle chaque existence, même celles qui, de l’extérieur, peuvent paraître les plus dénuées d’intérêt.

C’est justement l’art de Kosztolányi de jouer sur ces deux registres qui fait d’Alouette un vrai bijou de la littérature hongroise.

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Pour quelques mots sur un autre de ses romans, Anna la douce, une petit biographie de Dezső Kosztolányi et une liste de ses autres livres disponibles en français, c’est par ici.

Dezső Kosztolányi, Alouette (Pacsirta, 1924). Trad. du hongrois par Péter Ádám et Maurice Regnaut. Viviane Hamy, 1991.

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Dezső Kosztolányi – Anna la douce

AnnaladouceAnna la douce est l’un des premiers livres hongrois que j’ai lus après mon arrivée en Hongrie il y a quelques années, et qui m’ont fait m’émerveiller de la richesse de la littérature hongroise.

Puis le temps a passé, j’ai fait beaucoup d’autres belles découvertes, et Anna la douce s’est retrouvé réduit dans ma mémoire à sa plus simple expression : dans l’atmosphère tourmentée de la fin des années 1910, une bonne supposément exemplaire mais traitée avec peu d’égards assassine ses maîtres sans que personne ne sache vraiment pourquoi.

Plus tard j’avais vu le film hongrois en noir et blanc où une Mari Törőcsik aux mainstorocsik_Edes-Anna_1 trop délicates pour une bonne à tout faire incarnait cette Anna Édes. Ce film m’avait un peu agacée : là où Kosztolányi avait écrit un roman dont les accents politiques étaient importants mais présentés avec beaucoup de retenue, le film simplifiait, déformait le propos et perdait toute la subtilité du livre.

Ces derniers jours, j’ai profité d’une lecture commune avec Emma de bookaroundthecorner, et son club de lecture, pour finalement faire apparaître sur ce blog Dezső Kosztolányi, figure incontournable de la culture d’entre-deux-guerres hongroise, et pour redécouvrir toute la richesse d’Anna la douce, son dernier roman, écrit en 1926.

Le livre s’ouvre sur une journée de la fin juillet 1919 à Budapest : la république communiste des Conseils vit ses derniers moments avec la fuite de son chef Béla Kun. Kosztolányi fait dans ces deux pages du premier chapitre la référence la plus directe au contexte historique encore très récent du roman. Le renversement des rôles sociaux durant cette très courte période communiste, puis le retour à l’ordre ancien, est l’un des fils de la trame du roman, symbolisé par la relation entre les Vizy et Anna. Les événements qui se succèdent durant le développement de l’intrigue la brève occupation roumaine, l’arrivée des troupes contre-révolutionnaires – sont mentionnés de manière beaucoup plus estompée, formant comme un arrière-plan qu’on aperçoit de temps en temps au travers des fenêtres de l’appartement des Vizy.

Les Vizy, couple sans enfant, sont les maîtres. Monsieur reprend, après la fuite de Béla Kun, son ascension politique et trompe, « poliment, avec élégance, mais constamment, » Madame. Celle-ci pleure sa fille unique trop tôt disparue, court les séances de spiritisme, et se fait perpétuellement du mauvais sang au sujet de l’autre personne-pivot de la maisonnée : la bonne.

Elle voyait défiler devant ses yeux ces femmes – des blondes et des brunes, des maigres et des grosses – qui en vingt ans de mariage étaient passées par sa maison. Elle les confondait déjà. Elle trouvait une tête, elle lui cherchait un corps ; ailleurs, un corps n’avait pas de tête. Elle fouillait dans cet étrange capharnaüm. Puis elle mit un point d’arrêt. A quoi bon les passer toutes en revue ? Il n’y avait pas la grand-chose de réconfortant, elle ne gardait pas souvenance d’une seule qui fut valable. Toutes l’avaient mystifiée, trompée, avaient abusé de sa confiance ; il ne lui restait toujours qu’à recommencer ses démarches, à se remettre en quête d’une nouvelle bonne, comme si elle était victime d’une malédiction.

Ah, si seulement elle pouvait trouver la bonne idéale, qui travaille beaucoup et mange peu, qui ne vole rien et est toujours de bonne humeur ! Ficsor, qui a bien besoin de recouvrer les bonnes grâces des Vizy après s’être compromis auprès des communistes, la leur déniche. Effectivement, Anna Édes est une perle, elle abat la besogne pour quatre, ne sort pas, n’a pas d’amant, passe les nombreux caprices de la famille Vizy (y compris ceux de Jancsi, le neveu Vizy en mal de conquêtes féminines) et généralement fait l’envie de toutes les maîtresses de maison du quartier, jusqu’au jour où les Vizy sont retrouvés morts dans leur lit, tués à coups de couteau.

Personne – la coupable tout aussi peu que les autres – ne saura expliquer le geste d’Anna. Kosztolányi aussi se garde bien de faire trop peser la balance vers telle ou telle explication, se contentant de laisser au lecteur le soin de se faire sa propre impression. Il décrit simplement le déroulement des journées dans cet appartement qui, un peu comme dans une pièce de théâtre, contient toute l’action domestique tout en y laissant parvenir l’écho des événements extérieurs. Au salon, à la cuisine, dans la chambre, dans le bureau de travail, sur le palier, les gens sortent, rentrent et se rencontrent, et on suit « la lutte héroïque » de Madame Vizy pour obtenir « sa » bonne, ses efforts pour surveiller et contrôler Anna, l’ascension ministérielle du mari, les visites des voisines pour médire sur leurs bonnes et l’activité sans relâche des bonnes pour cuisiner et nettoyer.

L’écriture est très visuelle, et compense un peu l’absence (voulue) de vraie pensée chez les personnages : les Vizy n‘ont chacun qu’une unique préoccupation – la bonne, la carrière – autour de laquelle tout tourne ; Anna, qui aurait pourtant bien besoin de réfléchir à ce qui lui arrive, n’a ni le temps ni l’éducation pour s’exprimer et se défendre. Seul Moviszter, le vieux voisin, docteur humaniste, exprime une vraie pensée : faisant en général fi des convenances de la société bourgeoise, il montre une sympathie discrète pour Anna et, pour ça, est traité de pauvre fou et mis à l’écart par sa femme et ses voisins.

L’histoire est simple, mais c’est une simplicité trompeuse : la finesse de la description et des détails, la continuité entre les personnages et événements principaux et ceux d’arrière-plan, et la capacité de Kosztolányi à suggérer sans trop s’immiscer donnent toute sa force au roman. C’est triste (il y est question d’injustice et de meurtre, après tout), mais c’est aussi parfois très drôle dans la description de l’absurde de certaines situations, et dans la légèreté et le mordant de lécriture, comme avec ce portrait assassin de Kornél Vizy, le mari, politicien lâche et opportuniste :

Kornél Vizy dormait précautionneusement.

Tout en boule, tel un hérisson, pour occuper le moins de place, caché derrière les taies blanches des oreillers, il élaborait des déclarations à double sens, souriait à ses ennemis mortels, aux révolutionnaires. Même en rêve il calculait ses tactiques.

Kosztolányi avait-il quelqu’un de ses contemporains à l’esprit en faisant ce portrait ? En tout cas, il ne manque pas d’espièglerie dans son écriture, faisant par exemple, lire à l’un de ses personnages Ainsi écrivez-vous, de son compère Frigyes Karinthy. Lui-même se fait apparaître, « homme de haute taille, hirsute, en vareuse de travail, cigarette au bec, » dans une vignette au dernier chapitre qui sonne un peu comme une morale sur l’incapacité de certains à penser en dehors de leur esprit de classe.

Pour finir, une seule petite note déplaisante dans cette lecture : je trouve dérangeant le choix de n’utiliser que les accents français ou de remplacer les accents hongrois par des accents français dans le texte. Pourquoi, par exemple, faut-il que Jancsi Patikárius devienne Jancsi Patikàrius et Kosztolányi Kosztolànyi dans le texte, alors que dans l’introduction et les notes de bas de page, et sur la page de garde, Kosztolányi a droit à son accent hongrois ? D’une part, ça n’est pas très cohérent, et d’autre part, est-ce si difficile d’insérer des accents hongrois qui (à mon avis) ne rendent pas la lecture des noms hongrois plus difficile ?

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à Szabadka (aujourd’hui Subotica en Serbie) en 1885 et décédé en 1936 à Budapest, Dezső Kosztolányi est de la génération brillante de l’entre-deux-guerre représentée aussi par Frigyes Karinthy, Mihály Babits, Sándor Márai, Gyula Krúdy et tant d’autres. Comme eux il est tout à la fois romancier, poète, nouvelliste, critique littéraire, journaliste et traducteur. Difficile d’en dire davantage sans verser dans les banalités (co-fondateur de la prestigieuse revue Nyugat, qualifié d’homo aestheticus par ses contemporains, considéré comme l’une des figures de proue de la littérature hongroise mais encore trop peu connu en France, etc), mieux vaut donc s’en remettre à ses livres qui parlent très bien pour lui.

Heureusement les traductions sont nombreuses : Chez Viviane Hamy, on trouve aussi deux autres des romans de Dezső Kosztolányi, Alouette et Le cerf-volant d’or, ainsi que Le Traducteur cleptomane, une sélection de nouvelles autour du personnage de Kornél Esti. Les aventures de Kornél Esti, aux éditions Ibolya Virág, présentent quelques autres de ces nouvelles, mais l’édition la plus complète semble être celle de Cambourakis, qui ont aussi publié une autre série de textes : Cinéma muet avec battements de cœur. Le quatrième roman de Kosztolányi, Néron, le poète sanglant, est disponible (avec la préface originelle de Thomas Mann) aux éditions Non Lieu dans un volume qui comprend aussi des « Nouvelles latines » et « Marc-Aurèle », un poème. Même maison d’édition, même format pour Le mauvais médecin, présenté comme un « roman bref » et accompagné d’une nouvelle, « Baignade, » et d’un poème, « Chant pour un enfant malade. » Chez L’Harmattan, Ivresse de l’aube, recueil de poèmes, et enfin, aux éditions La Baconnière, Portraits, collection de croquis.

Dezső Kosztolányi, Anna la douce (Édes Anna, 1926). Trad. du hongrois par Eva Vingiano de Piña Martins. Viviane Hamy, 1992 (réédité en 2007).