Le nœud de vipères, de François Mauriac, avec un commentaire de Sándor Márai

C’est pour m’associer à la lecture commune initiée par Book’ing et Lire et Merveilles que j’ai décidé de consacrer cette première chronique de 2023 à François Mauriac, un auteur qui n’a pourtant (à ma connaissance) pas grand-chose à voir avec « l’Est » (ici, une exception). J’avais lu Mauriac il y a plusieurs années – Genitrix, Le mystère Frontenac, Thérèse Desqueyroux… – et j’ai retrouvé dans ma lecture du Nœud de vipères cette atmosphère lourde de huis-clos sournois, et cette description d’êtres étouffés par leur (manque d’)amour qui m’avait marquée dans ses autres romans. J’y ai, également, retrouvé ce type de personnage extrême dans son comportement et ses sentiments envers sa famille, malgré justement les « liens du sang » et ceux du mariage, et ce parce que, dans Le nœud de vipères, la question du mariage, de la descendance, du choix et de la personnalité est si étroitement associée avec celle de l’argent, des terres, de la fortune, de la transmission, de l’héritage.

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Sándor Márai – Les braises

Pendant que l’orchestre jouait, l’officier dit à la jeune aristocrate française : « Dans mon pays, les sentiments sont plus violents, plus décisifs. »

En relisant Les braises, je me suis rendu compte qu’il ne m’était rien resté de ma première lecture, il y a une vingtaine d’années, quelques années avant mon arrivée en Hongrie. Je me souvenais juste de ce que tout le monde sait qui a entendu parler de ce roman de Márai, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une confrontation entre deux hommes désormais âgés et qui ne se sont pas revus depuis un événement survenu plusieurs décennies auparavant.

Le roman, court et concis, à mi-chemin entre une longue nouvelle et un roman, se déroule dans le château vieux de deux siècles, « bien entouré de montagnes et de forêts », dans lequel vit « Henri »*, le général, dernière représentant de sa famille, « maître de maison (…) invisible » et retiré du monde. A partir du moment où, vers onze heures du matin, le vieux général reçoit une lettre annonçant la visite inopinée de « monsieur le Capitaine », et jusqu’au départ de celui-ci, à peine 24 heures s’écoulent, qui correspondent à l’intérieur du roman à une autre division du temps.

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Le Journal de Márai: une conversation avec sa traductrice Catherine Fay

« Je suis né écrivain, c’est tout ; un jour, semble-t-il, il faut accepter ce destin avec toutes les conséquences qu’il suppose. » (Sándor Márai, 1943)

Ecrivain reconnu de l’entre-deux-guerres en Hongrie, auteur de nombreux romans et nouvelles, de pièces de théâtre et de chroniques journalistiques, Sándor Márai entame en 1943 l’écriture d’un journal qu’il tiendra jusqu’à peu avant sa mort en 1989. La Hongrie est alors relativement épargnée par la guerre, mais l’alignement de plus en plus étroit du régime de l’amiral Horthy puis des Croix fléchées avec les idées et les pratiques fascistes poussent l’écrivain à opter pour le silence public.

Les éditions Albin Michel publient ce mois-ci en traduction française le premier volume du Journal, qui rassemble sur 540 pages une sélection des entrées des quatre volumes de l’édition complète hongroise pour la période 1943-1948. A travers les notes prises au fil des jours de la guerre, de la libération puis de la mise en place du nouveau régime communiste, apparaissent non seulement quelques facettes de l’homme derrière l’écrivain, mais aussi un portrait d’un pays et d’une société en prise avec ses démons.  Retour, avec sa traductrice Catherine Fay, sur la genèse du Journal et sur sa traduction française.

Cet article est d’abord paru dans Le Courrier d’Europe centrale.

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Quelques idées pour refaire le plein de livres en septembre

Il semblerait que le phénomène de la rentrée littéraire touche aussi un peu la littérature d’Europe centrale et orientale en français ! Voici quelques uns des titres qui vont sortir au fil du mois. J’en oublie certainement, il suffit de me les signaler dans les commentaires pour que je les rajoute à la liste.

Commençons par la Hongrie : le 4 septembre, Cambourakis publie Le dernier loup de László Krasznahorkai (traduction par Joëlle Dufeuilly), « réflexion subtile sur les liens entre l’homme et la nature, opérant dans le même temps une véritable entreprise d’envoûtement du lecteur qui se retrouve happé par ce récit, ne pouvant s’en extraire qu’au point final ». Le 12 septembre, chez Albin Michel, publication du premier volume du Journal de Sándor Márai (traduction par Catherine Fay) qui, couvrant Les années hongroises 1943-1948, « met en lumière des passages plus personnels de l’œuvre littéraire où se déploient la causticité et la clairvoyance de Sándor Márai »

Deux titres aussi pour la Pologne : Zygmunt Miłoszewski (géniteur de l’ex-procureur Szacki dont les aventures sont publiées chez Mirobole) publie Te souviendras-tu de demain ?, « son ouvrage le plus personnel, devenu aussitôt la meilleure vente de l’année en Pologne » chez Fleuve Editions le 5 septembre. Même jour, aux Editions Noir sur Blanc, La Fabrique de papier tue-mouches, d’Andrzej Bart, « roman dérangeant, […] interrogation sur la responsabilité historique » avec pour cadre l’Holocauste en Pologne (traduction par Eric Veaux).

Arrivant de Slovaquie via Agullo Editions, Il était une fois dans l’Est, d’Árpád Soltész, « tableau noir et âpre des brutales années 1990 et du capitalisme sauvage qui a suivi la chute du communisme » sortira le 19 septembre (traduction par Barbora Faure).

Une nouvelle publication aussi de Roumanie, Solénoïde, « chef-d’œuvre de Mircea Cărtărescu », « roman monumental où résonnent des échos de Borges, Swift et Kafka », « long journal halluciné d’un homme ayant renoncé à devenir écrivain, mais non à percer le mystère de l’existence », sera publié par les Editions Noir sur Blanc dès le 22 août (traduction par Laure Hinckel).

Alma Editeur publie le 29 août La symphonie du Nouveau Monde, de l’auteure d’origine tchèque installée en France Lenka Horňáková-Civade, portrait de destinées entre la Tchécoslovaquie, Marseille et le Nouveau Monde, dans le « tumulte terrible et merveilleux » de l’année 1938.

Comme d’habitude, un petit retour en arrière pour signaler les nouvelles publications qui m’ont échappé ces derniers mois. En juin, les Editions de l’Arbre Vengeur publiaient Opium de Géza Csath : ces « nouvelles, tantôt oniriques, tantôt réalistes, nous offrent le spectacle d’une folie qui annonce un siècle tout entier placé sous ce signe » (traduit du hongrois par Éva Brabant Gero et Emmanuel Danjoy). Toujours en juin, aux Editions Intervalles, La caverne vide de Dimana Trankova, suivi de trois poèmes inédits de Khristo Botev, dystopie dans une Union européenne en miettes après une Troisième Guerre mondiale, mais aussi « ode à l’espoir, à cette force intérieure qui peut demeurer, envers et contre tout, malgré le contrôle omniprésent et les systèmes nés pour broyer ce qui leur résiste » (traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov). Début août, aussi aux Editions Intervalles, un roman d’un auteur né en Albanie, mais dorénavant établi aux Etats-Unis et traduit du grec, Le Pays des pas perdus de Gazmend Kapllani, confrontation entre deux frères que tout oppose, « cristallisant à travers leur confrontation l’histoire chaotique des Balkans et de l’Europe des XXe et XXIe siècles » (traduit du grec par Françoise Bienfait).

Pour terminer, deux volumes de non-fiction : le 4 septembre sortira chez Gaïa Editions une invitation au voyage ou du moins à glisser un nouveau volume aux côtés de ceux de Paolo Rumiz ou de Ryszard Kapuscinski, avec La frontière, récit par l’écrivaine-anthropologue voyageuse norvégienne Erika Fatland de son Voyage autour de la Russie de la Corée du Nord à la Norvège : « quatorze États et plus de vingt mille kilomètres en longeant LA frontière, la plus longue au monde, celle de la Russie avec l’ensemble de ses voisins » (traduction par Alex Fouillet). Et en juillet paraissait aux Editions Non Lieu La Moldavie à la croisée des mondes, ouvrage de Josette Durrieu et Florent Parmentier, une ancienne sénatrice et un universitaire qui « apportent un certain nombre d’informations qui permettront aux lecteurs de se faire une idée des enjeux moldaves, enjeux qui dépassent son cadre national et interroge l’identité européenne » (un complément parfait pour ceux et celles qui auraient envie d’en savoir plus sur ce pays avant ou après avoir lu L’empire de Nistor Polobok).


Sándor Márai – Les confessions d’un bourgeois

Europe centrale, années trente

J’avais déjà lu plusieurs pages des Confessions d’un bourgeois, et puis quelque chose m’a fait revenir au début pour vérifier la date de parution. 1934. Sándor Márai avait 34 ans lorsque parurent ses Confessions, mais ce n’est pas du tout l’impression qu’elles donnent au fil de la lecture. Au contraire, ce texte pourrait aisément être celui d’un homme à la barbe grisonnante évoquant avec nostalgie, du fond de son fauteuil près de la cheminée, le monde de sa lointaine jeunesse. Un homme tout droit tiré des Braises. Aujourd’hui, alors que nous savons le peu de temps entre la parution du livre et l’éclatement d’une seconde guerre mondiale encore plus destructrice que la première, ces Confessions résonnent en effet un peu comme un « au revoir » à un monde disparu, mais on peut se demander si c’était déjà le cas au moment de la parution du livre. Lire la suite »


Sándor Márai, 1900-1989

Il y a trente ans, le 21 ou le 22 février* 1989 à San Diego, Sándor Márai mettait fin à sa vie, à quelques semaines de ses 89 ans. Tellement de choses ont déjà été dites sur ce grand écrivain hongrois – aujourd’hui probablement le plus connu mais qui ne fut redécouvert dans son pays d’origine ainsi qu’en traduction qu’après son décès – que je ne vais pas ici proposer de biographie ni d’appréciation de son œuvre. Une œuvre que je découvre encore, notamment ses mémoires et journaux.

Voici les derniers mots qu’il écrivit dans son journal (ma traduction, probablement maladroite) :

1988

27 août

Il y quarante ans ces jours-ci que nous avons quitté Budapest. Parmi ceux qui nous ont accompagné pour nous faire leurs adieux à la gare, peut-être seule la nounou est-elle encore vivante – les autres, Tibor, Miksa, une demi-douzaine d’amis environ, tous sont morts. Genève, Naples, New York, Salerno, San Diego ont été nos lieux d’habitation au cours de ces quarante années. Lola et János sont partis, puis toutes les connaissances et les compagnons de travail que j’avais naguère connu personnellement. Je restais totalement seul, et dans ma 89e année ma mobilité et ma vue ont empiré petit à petit, je ne peux lire qu’un quart d’heure puis ma vue s’embrume, une fois par jour je peux marcher ici et là devant la maison, avec une canne. Pratiquement plus d’alcool, un verre de vin coupé d’eau, parfois une bière. Cigarettes, une dizaine par jour.  Sexe, il n’en est rien, même pas dans mes rêves. Ça ne me manque pas, d’ailleurs. De la tendresse serait bienvenue, mais je n’ai confiance en personne. Lectures : le journal, le soir, puis Krúdy. Je ne lis plus de nouveaux livres. Ma mémoire est incertaine, des souvenirs d’un passé lointain me reviennent parfois très nettement, mais il arrive que je ne me souvienne plus de ce qui est arrivé il y a cinq minutes. Pas de protestations contre la mort, mais aucun désir de mort.

*

Aujourd’hui la noblesse, l’élégance du corps de L. m’ont beaucoup manqué. Son sourire. Sa voix.

1989

15 janvier

J’attends l’appel, sans le presser, sans non plus le retarder. Le moment est venu.

Sándor_Márai_(San_Diego,_1959)

*les deux dates sont citées.