[Roman historique] Véra Moutaftchiéva – Le prince errant

L’affaire Djem échauffa l’atmosphère du Vieux Monde ; on mit en œuvre des moyens inouïs, on engagea des intérêts énormes. La personne de Djem (en fait, bien peu savaient à quoi ressemblait cette personne, et nul ne voyait en elle un homme doué de vie, avec son destin, sa volonté et ses intentions) devint une sorte de possession commune.

(Seconde déposition de John Kendall, turcopolier de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, relative aux années 1485-1487)

Le début de Le pèlerinage, chroniqué récemment, coïncide avec le déroulement de la deuxième croisade, en 1148. Comme la première, comme les autres qui les suivront, cette deuxième croisade n’aura pas de succès durables : Jérusalem reprise aux « infidèles » en 1099 reste sous le contrôle des rois de Jérusalem, mais seulement jusqu’en 1187 lorsqu’elle tombe aux mains de la dynastie musulmane des Ayyoubides. En 1453, c’est au tour de Constantinople, capitale de l’empire byzantin, de passer sous contrôle musulman, cette fois-ci sous la forme de l’empire ottoman.

Les premières pages de Le prince errant se déroulent en 1481, trente ans après ce clou enfoncé dans le cercueil des croisades, et les dernières pages, en 1499. Comme dans Le pèlerinage, on y trouve imbriqués « l’Orient » et « l’Occident », deux termes qui s’avèrent recouvrir des réalités bien plus hétérogènes. Autre parallèle entre le roman estonien (2010) et Le prince errant, roman bulgare de 1967 : le jeu avec les voix et les narrateurs, chacun des deux romans prenant le contre-pied des chroniques officielles afin de faire entrer en scène des voix mineures ou dont l’Histoire n’a pas toujours retenu le nom.

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Vera Moutaftchiéva – Moi, Anne Comnène

HPIM4994Rares sont les femmes du Moyen Age à être passées dans l’Histoire, encore plus rares celles qui ont pu prendre la plume pour écrire leur avis sur le monde autour d’elles. Hildegarde de Bingen, religieuse, compositrice et femme de lettres (1098-1179) de la région du Rhin en est une. Plus loin au sud-est, à Constantinople, alors encore capitale de l’empire byzantin, Anne Comnène en est une autre.

Née dans la pourpre en 1083, décédée environ 70 ans plus tard dans un monastère (l’année de sa mort n’est pas certaine), son nom ne figure pas dans la liste des empereurs Comnène qui se succédèrent pendant une centaine d’années à partir de la fin du XIè siècle. Mais s’il a laissé sa marque dans les annales, c’est parce que cette femme d’une grande érudition est elle-même l’auteur d’une des sources de l’époque, l’Alexiade, histoire apologique du règne de son père l’empereur Alexis Ier Comnène.

Femme de pouvoir, femme de lettres, fille d’empereur : voilà les aspects publics de cette personnalité iiren00001p1exceptionnelle des XIe et XIIe siècles byzantins. Dans Moi, Anne Comnène, l’auteur bulgare Vera Moutaftchieva reprend ce personnage mais pour s’intéresser à sa vie privée dans un enchevêtrement très réussi de faits et de fiction. Ce faisant, Moutaftchieva adopte un style narratif inattendu mais qui fonctionne vraiment très bien, en faisant se suivre les points de vue : le roman commence donc avec le récit par Irène Doukas, mère d’Anne Comnène, de la naissance de son premier enfant, et continue avec ceux d’Anne Dalassène (mère d’Alexis), d’Anne Comnène elle-même, de sa servante Zoé, de Marie de Bulgarie (mère d’Irène Doukas) et ainsi de suite, l’une reprenant le fil de la narration là où l’autre l’a laissé, et toutes ensemble tissant l’histoire de la vie entière d’Anne. C’est vraiment très bien fait, et j’ai apprécié la maîtrise de l’écriture (minutieuse, tout comme la traduction) mais aussi le fait que Moutaftchieva invente, derrière ces personnages aujourd’hui figés dans des mosaïques et des pièces de monnaie, des pensées, des désirs, des frustrations qui les rendent très vivants.

Ces récits gagnent, de plus, par le fait que toutes ces femmes (et ce ne sont que des femmes) s’expriment à la première personne en parlant mi à elles-mêmes, mi à nous, lecteurs silencieux. Tout cela donne une impression d’immédiat, de véracité, qui engage le lecteur dès le début. Mais c’est une impression à mon avis volontairement un peu trompeuse.

Vera Moutaftchieva met beaucoup d’espièglerie dans l’invention de ses personnages. Il suffit de voir comment ces femmes aiment à contredire ou corriger ce qu’a dit la précédente lorsque vient leur tour de parler. Il suffit aussi de voir comment Moutaftchieva joue avec la principale source sur Anne Comnène – l’Alexiade – en en citant des passages pour les faire aussitôt déconstruire par leur auteur, qui nous rappelle que « le lecteur est (…) obligé d’avoir à l’esprit les règles de l’apologie ». Plutôt que le portrait flatteur de son père ou de son mari qu’on trouve dans l’Alexiade, l’Anne Comnène de Vera Moutaftchieva porte un regard empreint de sarcasme à la fois sur son entourage, et sur l’opinion qu’elle en a donné dans son œuvre. Ceci dit, cette Anne Comnène romancée est peut-être plus franche, mais pourquoi faudrait-il davantage la croire ?

Malgré cela, s’il fallait une dernière raison pour dire qu’il faudrait pouvoir trouver ce livre plus facilement sur les rayons des libraires, il est certain que Moi, Anne Comnène repose sur un squelette très véridique de l’histoire de cette période, telle qu’elle est connue par les historiens aujourd’hui. L’approche de Moutaftchieva renverse les points de vue en faisant passer au second plan les événements qui remplissent normalement les pages des livres d’histoire. Mais ce sont pourtant bien ces batailles contre les ottomans ou les croisés, et ces luttes politiques et théologiques, qui apparaissent aussi au travers des lignes. J’étais d’ailleurs vraiment surprise, en feuilletant les pages de A short history of Byzantium de J.J. Norwich (excellent, par ailleurs) sur les Comnène, de voir les mêmes faits, les mêmes anecdotes, les mêmes descriptions des personnages et de leurs relations, ressortir, que j’en venais presque à me demander qui s’était inspiré de qui, l’historien Norwich de l’écrivain Moutaftchieva ou vice versa.

Dommage, dommage, que de ses deux seuls livres traduits en français l’un soit épuisé et l’autre publié par une maison d’édition bulgare. Pour ma part, j’aimerais vraiment lire davantage des livres de Vera Moutaftchieva.

moutaftchieva

Vera Moutaftchieva n’était en fait pas juste écrivain, mais était d’abord historienne spécialiste de la période ottomane dans les Balkans, puis à partir de 1989 essayiste. Née en 1929 à Sofia et décédée en 2009, elle est très largement connue dans son pays d’origine, tant pour ses romans et essais que pour les quatre volumes de son autobiographie, et était membre de l’Académie des Sciences et des Arts de Bulgarie. Danièle Stantchéva livre ici une version abrégée de la vie de cette femme qui semble avoir elle aussi été remarquable, tant pour son érudition que pour sa force de caractère. De ses livres, Le Prince errant a été traduit par Claude Guilhot pour Stock en 1988 (bon courage pour le trouver), et Moi, Anne Comnène, publié en 2007 par Gutenberg à Sofia (même chose).

Vera Moutaftchiéva, Moi, Anne Comnène (1991). Trad. du bulgare par Marie Vrinat. Sofia, Maison éditrice Gutenberg, 2007.

Moi, Anne Comnène est la deuxième étape de mes Voyages au gré des pages. La prochaine escale me fera aussi un peu remonter dans le temps, cette fois dans la Roumanie du XIXè siècle.