Bolesław Prus – La Poupée

La Poupée (The Doll, dans ma version) est un pavé à la manière du 19e siècle, quelque part entre la revendication sociale des Misérables et celle teintée d’humour de David Copperfield de Dickens.

Il s’agit bien dans ce livre du 19e siècle, où l’Histoire s’entremêle à l’histoire, et l’on parle d’ascension sociale, de misère et de guerres entre puissances européennes, sur fond d’intrigues amoureuses entre gens de bonne et moins bonne société. Mais ici l’action se situe en Pologne, et le roman dresse un portrait vraiment intéressant de la société de Varsovie vers 1870, à une époque où la Pologne est encore écartelée entre les occupants russes, prusses et autrichiens. C’est aussi un portrait très humain, parce que les charactères et pensées des protagonistes reflètent les préoccupations du temps et des différentes classes sociales, lesquelles s’entrechoquent souvent dans le livre.

L’histoire est simple : Wokulski, un self-made man dont le magasin de mercerie fait pâlir d’envie tout ses concurrents, a vu Izabela Łeçka, fille unique d’un aristocrate bien vu mais désargenté, et en est tombé amoureux. Mais la belle est coquette, vaine et calculatrice, et se fait désirer, en vain.

Présentée ainsi, l’histoire est classique, mais l’intérêt du roman va bien au-delà d’une histoire d’amour vouée à l’échec. Wokulski est un personnage difficile à cerner. Il est constamment tiraillé entre ce qu’il est (un marchand prospère, mais un marchand quand même), entre ce qu’il aurait voulu être (une force pour le progrès scientifique, social et/ou politique) et ce qu’il voudrait être afin de gagner l’estime d’Izabela et de son milieu (un aristocrate). Ambitieux, énergique et bien intentionné mais tourmenté par une infatuation vraiment sincère, il est clairement manipulé et incompris par le milieu auquel il aspire d’appartenir, et devient au final un personnage assez risible. Le mystère qui entoure sa disparition à la fin du livre, alors qu’il a abandonné tout espoir, est à l’image du portrait, dressé au cours du livre, d’un homme au caractère insaisissable et tourmenté, qui peine à trouver sa place dans la société de son temps.

A travers le personnage de Wokulski, on voit tous les conflits sociaux qui parcourent le monde de Varsovie de l’époque, avec ses ressemblances et ses différences d’avec le monde français de la fin du 19e siècle. La France, et surtout Paris, est d’ailleurs souvent prise en example de ce à quoi la Pologne devrait aspirer. Wokulski rêve de contribuer au développement économique et social de la Pologne. Ces idéaux sont nourris par un long séjour à Paris qui lui montre une société bien plus libre et moins inégale que celle de la Pologne, menée par le progrès économique, et qui profite d’une atmosphère de curiosité scientifique et intellectuelle qui manque cruellement à Varsovie.

Si l’aspect central du livre – l’état de la Pologne de la fin du 19e siècle au travers des yeux de Wokulski – est très sérieux et enrichissant à lire, j’ai aussi beaucoup aimé le côté plus léger donné par tout l’arrière-plan narratif. Les caractères et intrigues secondaires fourmillent et donnent lieu à des portraits bien brossés et des situations souvent cocasses. On y trouve ainsi Rzecki, le vieux clerc un peu sec mais pétri de romantisme héroïque inspiré par sa participation à la guerre d’indépendance anti-habsburg hongroise du milieu du 19e siècle. Rzecki ne jure que par son idole Napoléon et son grand ami Wokulski, mais c’est aussi un vieillard à l’âme d’enfant qui sait passer un moment magique à remonter les ressorts méchaniques des jeux pour enfants, le samedi soir après la fermeture du magasin. Il y a aussi le trio d’étudiants en médecine, colocataires et fauchés, avec qui chaque apparition dans le livre s’accompagne de facéties : Patkiewicz se transforme en tête de cadavre, avec un effet saisissant sur son entourage, à chaque fois que le paiement du loyer est mentionné ; Maleski s’échappe de son appartement (encore une question de loyer) assis dans un fauteuil descendu du troisième étage au moyen de cordes, mais ne manque pas au passage de s’arrêter aux fenêtres du deuxième où habite la baronesse, propriétaire de l’immeuble et grande ennemie du trio. Quand au troisième, personne ne le voit ni ne mentionne son nom, mais c’est celui qui est le plus opposé au paiement du loyer, « par principe », transmettent ses deux acolytes. L’écriture elle-même est souvent savoureuse et on y voit l’empreinte d’un écrivain qui était aussi connu pour ses écrits plus humoristiques.

 

Bolesław Prus est né Aleksander Głowacki en 1847 au sud-est de la Pologne actuelle, alors sous domination russe. A seize ans, il quitte l’école pour participer à une insurrection contre la Russie, mais est arrêté et brièvement emprisonné. Cette expérience lui laissera des séquelles médicales – il souffrira d’agoraphobie jusqu’à sa mort en 1912 – et politiques, notamment son opposition aux mouvements cherchant à gagner l’indépendance de la Pologne par la force des armes. Au cours de quarante année de carrière littéraire, il devient journaliste, mais écrit aussi de nombreuses histoires ainsi des romans qui lui valent d’être considéré comme candidat pour le prix Nobel de littérature. La Poupée, ainsi que deux autres romans (Le Pharaon, et L’Avant-Poste) ont fait l’objet d’une traduction en français mais semblent introuvables. J’ai donc profité de la traduction anglaise des Central European Classics, une excellente collection qui rassemble nombre de chefs d’oeuvres d’Europe centrale méconnus hors de leurs pays. J’espère que d’autres pourront aussi en profiter.

Bolesław Prus, The Doll (La Poupée) (Lalka, 1890), trad. du polonais par David Welsh. Central European University Press, 1996.

Publicité