Tatiana Ţîbuleac – Le jardin de verre

Aucun autre matin n’a ressemblé à celui-là, le premier, quand je me suis réveillée.

Quand j’avais écrit sur L’été où maman a eu les yeux verts, premier roman de l’auteure d’origine moldave et d’expression roumaine Tatiana Ţîbuleac à paraître en français, je m’étais réjouie de lire un roman « de l’Est » mais qui ne se sentait pas obligé d’être ancré « dans l’Est ».

Changement de cap avec Le jardin de verre, son deuxième roman, dans lequel la Moldavie joue un rôle qui ne se limite pas à être celui d’un cadre géographique et historique en arrière-plan. Cependant Le jardin de verre, c’est aussi et d’abord, comme dans L’été où maman a eu les yeux verts, des thématiques universelles et intemporelles : l’enfance, les marques qu’elle laisse sur la personnalité de l’adulte, et la relation aux parents, surtout quand, comme pour l’héroïne Lastotchka, on ne les a jamais connus. En somme, c’est un livre sur l’identité, pris dans un sens très large, et le contexte moldave y ajoute une dimension supplémentaire très forte : la langue, si importante pour se penser et s’exprimer, et en même temps si déstabilisante quand, comme pour Lastotchka, il faut en changer et vivre entre deux étiquettes linguistiques.

Ласточка, m’a-t-elle appelée, et c’est le nom qu’elle a employé désormais.

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EUPL 2019: Cinq romans roumains et une lauréate, Tatiana Ţîbuleac

Contrairement aux lauréates d’Ukraine, de Hongrie et de Lituanie du Prix de Littérature de l’Union européenne (EUPL) 2019 que j’ai présentées ces derniers jours, la lauréate du prix dans sa déclinaison roumaine peut déjà être découverte en français puisqu’il s’agit de Tatiana Ţîbuleac. Son roman L’été où maman a eu les yeux verts a été traduit par Philippe Loubiere et est paru aux Editions des Syrtes l’année dernière : je l’avais présenté ici.

Grădina de Sticlă (« Jardin de verre ») est le deuxième roman de cette auteure née en République de Moldavie et dorénavant établie à Paris après une carrière dans le journalisme audiovisuel en Roumanie. Rédactrice, aussi, à partir de 1995 pour la rubrique « Histoires vraies » du quotidien Flux, elle débute dans la fiction en 2014 avec une collection de nouvelles « Fables Modernes ».

Son deuxième roman, publié aux Editions Cartier à Chişinău en 2018, était l’un de cinq romans présentés au jury avec Așa să crească iarba pe noi de Augustin Cupșa (Bucarest : Humanitas, 2017), Porci de Tudor Ganea (Iași : Polirom, 2018), Sindromul Stavroghin d’Alina Pavelescu (Bucarest : Humanitas, 2019) et Copilăria lui Kaspar Hauser de Bogdan Alexandru Stănescu (Iași : Polirom, 2017).

Ioana Pârvulescu, présidente du jury pour la Roumanie et elle-même auteure d’un roman lauréat du prix en 2013 (Viaţa încipe vinari, traduit en français au Seuil en 2016 sous le titre La vie commence vendredi), a répondu à mes questions. Lire la suite »


Tatiana Tibuleac – L’été où maman a eu les yeux verts

tatianaTibouleac_pour-WEBLes romans d’Europe centrale et orientale que je lis, qui sont en majorité des livres traduits en français, ont en général le point commun qu’ils sont ancrés dans un « quelque part » : une ville, une région, un pays d’Europe centrale ou orientale. Le roman de Tatiana Tibuleac, assez nouveau puisqu’il a été publié en Roumanie en 2017, entre dans une catégorie tout à fait différente: certes, ses personnages viennent « de l’Est », d’une famille polonaise, mais le narrateur n’a jamais mis les pieds en Pologne, a grandi dans un quartier populaire de Londres, et s’apprête à passer un été dans un village anodin du nord de la France.

Au début, c’est un peu dépaysant, car je m’attendais à voir apparaître un lien avec la Roumanie, lien qui en fait n’émerge pas du tout si ce n’est que le livre montre une famille déracinée, issue « de l’Est », mais qui finalement aurait pu venir d’un peu n’importe où. Dépaysant donc quand, comme moi, on a trop facilement la tentation de supposer qu’un livre d’une auteure roumaine doit parler de la Roumanie (bien sûr, je schématise). C’est plutôt une bonne chose de voir paraître en France ce roman d’une auteure qui a réussi à s’affranchir des catégories géographiques et des préconçus sur les sujets qu’une auteure venant de telle zone géographique peut traiter.

Sur la base du sujet, d’ailleurs, il n’est pas du tout sûr que j’aurais lu ce livre si ce n’avait été qu’il m’a gentiment été proposé par les éditions des Syrtes. Au début, et y compris à la lecture des premières pages, je n’étais pas convaincue que cela allait me plaire : une histoire d’adolescent d’aujourd’hui, en plein conflit avec sa mère, avec en plus une narration à la première personne qui suinte la haine et un cynisme assez malsain…

Pour bien marquer qu’elle était née ce jour-là, maman avait fait un gâteau à la crème et acheté une dizaine de canettes de bière. Je lui ai dit, non sans un malin plaisir, que je ne lui avais apporté aucun cadeau. Elle m’a répondu qu’elle ne s’en offusquait pas. J’enviais sa capacité à ignorer les choses évidentes. Je la haïssais, papa la haïssait, sa seule amie la vendeuse la haïssait.

Je le dis d’emblée avant de faire fuir qui que ce soit : il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour abandonner mes préjugés. Au fil des pages, au fil d’un premier et ultime été en tête à tête avec sa mère, cet adolescent se révèle, l’écriture se transforme, et la haine cède le pas à une luminosité douce-amère.

Moins bien loti que d’autres, marqué par son histoire familiale et par la perte, beaucoup trop jeune, de sa sœur adorée, Aleksy déborde à sa façon de sentiments trop longtemps réprimés, et dont l’expression se fait souvent dans la violence. Cet été avec sa mère, il l’a accepté non sans un sérieux marchandage : en contrepartie, il aura la voiture, et des papiers falsifiés pour pouvoir la conduire.

J’ai dit oui, mais il ne faut pas qu’elle me prenne pour un pigeon. Je l’ai d’abord obligée à jurer sur l’icône toute neuve de grand-mère que je lui ai tendue, pour que la Sainte Vierge la regarde dans le blanc des yeux. Ensuite, après avoir réfléchi, je l’ai contrainte à écrire tout cela de sa propre main, à signer deux fois, sur la date et sur l’année, pour qu’elle ne me roule pas en prétendant, par exemple, qu’elle avait une autre année en vue. Plus tard, après qu’elle eut signé, je lui ai tout relu des dizaines de fois et elle semblait réglo.

Malgré toutes ces précautions, ce tête-à-tête forcé apportera pourtant à Aleksy quelque chose qu’il n’aurait jamais supposé être possible : l’amour, la compréhension, le pardon.

Des fragments éparpillés au fil du livre, interrompant de plus en plus régulièrement le déroulé de cet été inhabituel au fur et à mesure qu’il touche à sa fin, révèlent que c’est maintenant un adulte, devenu peintre reconnu, qui parle de cette enfance et, surtout, de cet été au cours duquel une vie prend fin et une autre se métamorphose. L’écriture aussi change : toujours âpre, toujours marquée par le choc des mots et des images, elle quitte insidieusement sa carapace de haine pour se faire le véhicule d’une tendresse encore imprégnée par l’habitude de l’humour grinçant.

Ce très court roman (168 pages dans la version française) entrouvre aussi quelques portes vers les autres personnes qui font la vie d’Aleksy : ses amis Jim et Kalo, Karim le vendeur, Moïra dont la présence à peine esquissée illumine aussi à sa manière les dernières pages du roman. Tout cela fait de L’été où maman a eu les yeux verts un beau premier roman, à la fois très équilibré et très naturel (mais juste un peu desservi par la couverture qui me paraît plutôt enfantine par rapport au livre), et donc une belle découverte.

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L’été où maman a eu les yeux verts est le premier roman traduit en français de Tatiana Tibuleac, également auteure d’un recueil non-traduit de « Fables modernes ». Née à Chisinau (République de Moldavie), longtemps journaliste dans l’audiovisuel en Roumanie, elle est à en juger par le nombre d’articles et d’interviews en roumain une personnalité reconnue de la sphère culturelle roumaine. Dorénavant installée à Paris, elle y travaille dans la communication.

Tatiana Tibuleac, L’été où maman a eu les yeux verts (Vara in care mama a avut ochii verzi, Editions Cartier, République de Moldavie, 2017). Trad du roumain par Philippe Loubiere. Editions des Syrtes, 2018.