Svetlana Velmar-Janković – Dans le noir

Il y a des livres dont la force principale réside dans la ténacité silencieuse qui se dégage de leurs personnages, plutôt que dans le style de l’écriture ou dans les rebondissements de l’intrigue.

Dans le noir, méditation sur le siècle et sur la nature du temps et des souvenirs, est de ceux-là. L’écriture, fine et resserrée, nous encourage à nous glisser dans le rythme des pensées de Milica Pavlović alors que celle-ci se plonge à nouveau dans ses souvenirs. De sa longue vie – 80 années qui correspondent à peu près au XXe siècle – une date en particulier ressort et, récurrente, joue le rôle d’un nœud, autour duquel s’articulent l’avant et l’après de sa vie.

En novembre 1944, l’arrestation de son mari correspond avec la prise de contrôle, par les partisans communistes, d’une ville – Belgrade – ravagée par la guerre et les bombardements. Si le Pr. Dušan Pavlović est arrêté, c’est parce qu’il avait fait le choix de coopérer avec l’occupant allemand. Si Milica Pavlović est, ensuite, traitée pendant de longues années en ennemie du peuple, c’est parce qu’elle vient d’un milieu aisé et instruit contre lequel les nouveaux dirigeants combattent avec un zèle idéologique dont l’histoire montrera, plus tard, à quel point il est fait de faux-semblants.

Cette date de novembre 1944, et quelques autres dates d’avant et après-guerre – évoquant la montée au pouvoir d’Hitler, certains événements de la Seconde Guerre mondiale, ou le développement de la Yougoslave d’après-guerre – fournissent une trame historique légère au roman. Cependant, loin d’être un récit du XXe siècle dans lequel chacun des tournants du siècle laisserait son empreinte sur ses personnages, la perspective est inversée : Dans le noir est plutôt une « traversée » (pour reprendre la description de la quatrième de couverture) personnelle au cours de laquelle j’ai eu l’impression de voir émerger le portrait d’une personne qui, malgré les vicissitudes de sa vie, ne les a pas laissées changer l’essence de sa personnalité. Lire la suite »

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Quatre citations en guise de transition

Voici un avant-goût de ma prochaine chronique qui portera sur Dans le noir, de Svetlana Velmar-Janković, un très beau roman serbe, publié en 1990 et qui fait vivre, par la voix d’une femme âgée et solitaire, une partie du XXe siècle. En le lisant juste après Une matinée perdue de Gabriela Adameşteanu, j’ai été frappée par certains échos entre ces deux romans, malgré les différences de style évidentes.

***

Au-dessus d’elle, accroché au mur, un grand tableau sombre, qui montrait un vieux bonhomme en train d’éplucher une pomme. Ce tableau, combien de fois elle l’a vu, Vica !

– Pourquoi vous le gardez, cet affreux ? qu’elle disait. Moi, la nuit, il me flanquerait la frousse.

– Oh ! Vica, c’est un tableau de grande valeur, fait par un peintre d’autrefois. Je le rencontrais chaque été au bord de la mer Noire, à Balcik, et il me l’a offert quand il a vu qu’il me plaisait.

Je me trouvais devant cette même petite toile intitulée Au bain, et l’exposition rétrospective Sava Šumanović de Belgrade était ouverte depuis quelques minutes.

– Toujours amoureuse de cette toile ? me demanda-t-il. (…)

– Vous savez mieux que quiconque combien cette toile m’est chère, dis-je. Depuis l’instant ou je vous ai vu y travailler, vous vous souvenez ? Dans ce petit atelier que vous aviez rue Denfert- Rochereau : en octobre 1928, rappelez-vous…

***

– La nuit tombée, si on entendait une voiture s’arrêter dans la rue, on ne bougeait plus, on se regardait, blancs comme un linge… Cette année-là, tant que je vivrai, je ne l’oublierai pas. Qu’elles étaient longues les minutes, les secondes pendant lesquelles on attendait des pas dans l’escalier, des coups à la porte ! On n’osait même pas aller regarder à la fenêtre, voir ce que c’était, cette voiture.

Déjà on sonnait à la porte, avec impatience, comme dans le scénario que je m’étais imaginé et qui me hantait depuis quelques jours, un scénario apparemment réaliste mais que, dans ma frayeur, je rejetais en me persuadant que, truffé de détails empruntés au banal, il manquait par trop d’authenticité et de réalisme. Mais déjà l’un de ces détails, « les coups de sonnette impatients avant minuit », se réalisait, venait de se réaliser, et sans qu’il y eût là quoi que ce soit de banal.

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Gabriela Adameşteanu, Une matinée perdue (Dimineaţă pierdută, 1984). Traduit du roumain par Alain Paruit. Gallimard, 2005.

Svetlana Velmar-Janković, Dans le noir (Lagum, 1990). Traduit du serbo-croate par Alain Cappon. Phébus, 1997.