Květa Legátová – La Belle de Joza

Brno, grande ville de la Tchécoslovaquie d’avant guerre. Alors que la Gestapo s’acharne à démanteler  les réseaux clandestins d’opposition, une jeune femme porteuse d’une mission échappe de peu à l’arrestation. Pour effacer ses traces, Eliška a dix minutes pour abandonner sa vie, une carrière prometteuse de docteur, un amant bien en vue, collègues, amis et identité, pour devenir Hana et épouser Joza, un forgeron simplet des montagnes. 

Hana n’a, au départ, que répulsion pour sa nouvelle vie. Son mari, “un type inconnu, suturé, avec un regard quelque peu rigide”, un “débile” à qui elle ne reconnait que le don de conter des histoires merveilleuses, n’est que “l’homme qui allait devenir [s]on maître”. Cheminant pour la première fois vers sa nouvelle maison, la vie qui commence lui apparaît sous les traits d’une femme qui s’échappe de chez soi en pleurant, poursuivie par un homme armé d’un bâton. Dans sa “cahute” aux sols en terre battue, sans eau ni électricité, l’effroi se mue en hystérie face à l’indigence de sa nouvelle situation. Certes, la vie est dure dans la localité de Zelary, les habitants épars hauts en couleur souvent brutaux, minés par l’analphabétisme et l’alcoolisme, et les femmes vouées aux travaux durs et à la soumission à des codes sociaux archaïques: tout ce que Hana, en choisissant les études, la médecine et l’engagement intellectuel et politique, avait rejeté.

Dès le premier jour, on m’avait bien fait comprendre mon état de femme.

Je me sentais abandonnée, vouée aux grâces et disgrâces que voudrait bien m’accorder ce village inexistant. Mes vieilles certitudes étaient détruites par les grondements de la rivière, dispersées par l’air saturé d’odeurs inconnues, noyées dans des trombes de couleur allant du léger roux de la terre jusqu’au ciel changeant, en passant par des teintes de vert les plus nuancées.

Dans les moments où je revenais à moi-même, je spéculais avec sang-froid sur l’instant où j’allais devenir folle ici.”

C’est pourtant dans ce hameau montagnard, comme suspendu hors du temps, qu’elle trouve finalement ce à quoi elle s’attendait le moins: le bonheur. En se confrontant à ce nouveau mode de vie, c’est aussi à elle-même qu’elle accède, puisant de nouvelles forces auprès des femmes qui l’entourent, de la nature hostile mais envoûtante, et surtout de la tendresse sans partage de Joza.

Je finis par accéder à une connaissance inattendue. Hors du monde des sens et libre de toute réflexion déstabilisante, au delà du seuil de la conscience “primitive”, une intuition, ou était-ce la mémoire, s’éveilla en moi et me fit vivre une “nouvelle” réalité. (…)

La hiérarchie des valeurs “définitives” partit en flammes, et sur le brûlis des brins d’herbes poussèrent.

Un tapis de verdure sur lequel j’irais pieds nus.

Ma liberté intérieure commença à se remplir comme une coupe vide.”

Petit à petit, à coup de rumeurs et de canons, la guerre refait cependant son apparition dans toute sa brutalité. Les chaumières sont torchées, les montagnards devenus insurgés succombent aux tirs de mitraillette, Joza meurt, la guerre se termine. Hana retourne à la ville et à l’hopital, et redevient nommément Eliška, sans pour autant perdre la mémoire de son “miracle personnel” vécu dans les montagnes.

Je marche comme un soldat au rythme du tambour. Mon âme m’a abandonnée. Elle erre sur des versants montagneux et monte la garde auprès d’inutiles tombeaux.”

Porté par une belle écriture, cette histoire sobre et nostalgique se lit d’une traite. Tel un conte de la belle et la bête en version tchèque, c’est une belle histoire d’amour, dans un monde suspendu à l’écart du temps et cependant voué à disparaître.

Květa Legátová, de son vrai nom Vera Hofmanova, atteint avec ce roman paru en 2001 le sommet de sa carrière littéraire. Née en 1919 en Moravie et ayant poursuivi des études de lettres et de sciences, elle est affectée par les autorités communistes à la compagne en tant qu’enseignante. C’est de cet exil qu’elle tire son inspiration pour de nombreuses nouvelles et pièces radiographiques au long d’une vie passée entre l’enseignement et la création littéraire.

Květa Legátová, La Belle de Joza (Jozova Hanule), trad. du tchèque par Eurydice Antolin. Les éditions Noir sur Blanc, 2008.