Une dernière pensée pour la littérature de Taïwan (et plein de suggestions de lectures)

Si 2022 a été l’année de longues semaines passées à Taïwan, 2023 aura été celle des chroniques que j’ai publiées tout au long de l’année, avec une régularité qui m’a moi-même étonnée : douze titres, couvrant presque la totalité du siècle dernier, de « Une balance », de Lai He (une nouvelle de 1926, dans le recueil Le petit bourg aux papayers) à L’homme aux yeux à facettes et Le magicien sur la passerelle, de Wu Ming-yi (tous deux publiés en 2011).

En janvier : L’homme aux yeux à facettes, de Wu Ming-yi, une « fiction écologique » entre réalisme et fantastique /// En février : Le petit bourg aux papayers, un recueil de nouvelles taïwanaises d’avant-guerre /// En mars : Orphan of Asia, un roman sur l’être taïwanais au milieu du XXe siècle /// En avril : Le cheval à trois jambes, Taïwan et ses multiples facettes en nouvelles /// En mai : Anthologie de la famille Chu, De la Chine d’hier à la Taïwan contemporaine /// En juin : Dans les rues de Taïwan, un livre dessiné sur les maisons de ville de Taïwan /// En juillet : Processus familial : l’écriture moderne contre la structure familiale traditionnelle /// En août : Histoires du Vieux Pékin : réminiscences nostalgiques et littéraires d’une enfance continentale /// En septembre : Le Magicien sur la passerelle, célébration empreinte de nostalgie et d’humour d’un microcosme disparu /// En octobre : Les survivants, un roman taïwanais expérimental sur l’histoire et la mémoire /// En novembre : La mémoire des vagues : un écrivain célèbre l’ethnie Tao pour en préserver la culture /// En décembre : Les lignes de navigation du sommeil : une nouvelle représentation de la problématique japonaise dans la littérature taïwanaise

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[Carrément] à l’Est ! 12 – Les lignes de navigation du sommeil : une nouvelle représentation de la problématique japonaise dans la littérature taïwanaise

Douzième et dernier chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

Il pencha la tête, regardant vers le bas cette mer, qu’à l’âge de treize ans, il mit dix jours à traverser (le septième de ces dix jours fut celui de son anniversaire). Maintenant, il ne lui fallait plus que trois heures… Saburō repensa à sa propre vie, pareille à une feuille pleine de taches qu’on aurait tellement frottée avec une gomme que sa surface en serait toute usée, troublée, légère comme une plume et difficile à déchiffrer. Saburō, conscient d’avoir vieilli, avait compris, de manière tout à fait prévisible comme toutes les personnes âgées, que le temps est une chose qu’on peut étirer et raccourcir à envie.

J’ai lu Les lignes de navigation du sommeil si rapidement après Orphan of Asia que je me suis rendu compte après coup que j’avais un peu tendance à mélanger des épisodes des deux (retrouvez ma chronique de Orphan of Asia sur ce lien). Pourtant, il y a vraiment plus de différences que de points communs entre ces deux romans ! On y retrouve cependant un « héros » aux origines pauvres de la campagne taïwanaise, parti au Japon au cours de la période japonaise de l’histoire de Taïwan. C’est l’une des couches de ce roman qui en comporte plusieurs.

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[Carrément] à l’Est ! 11 – La mémoire des vagues : un écrivain célèbre l’ethnie Tao pour en préserver la culture

Onzième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

Sur le chemin qui m’amène chez le frère aîné de mon père, je réfléchis donc à la façon de rendre mon histoire la plus vivante possible, car raconter une histoire sans tenir compte du contexte général revient à dire qu’on ne fait pas partie du groupe des sages. Comparées aux histoires généralement racontées par nos contemporains, on pourrait effectivement juger les intrigues de nos histoires bien faibles. L’océan qui s’étale sous les yeux des Tao est un décor rempli de vie. Les hommes travaillent en mer et racontent des histoires une fois sur terre.

La mémoire des vagues est le dernier des livres taïwanais que j’ai lus à Taïwan : 250 pages environ, lues principalement dans le brinquebalement et le bruit des longs trajets en bus de la capitale, alors qu’au dehors le temps maussade et les crépuscules précoces rendaient encore plus visibles les myriades de néons. Cet environnement n’aurait pas pu être plus différent de celui qui est celui du livre que je lisais, bien que tous les deux fassent partie de l’espace géographique de Taïwan. 

L’auteur, Syaman Rapongan, est né sur Lanyu, l’île aux Orchidées (en chinois), c’est-à-dire sur Pongso/Ponso no Tao, l’île aux hommes (en langue tao), petite île à des dizaines de kilomètres à l’est de la pointe sud de Taïwan. Depuis des centaines d’années, ce sont les Tao (également désignés par le nom Yami) qui y vivent, ce groupe ethnique austronésien dont la culture est aussi complètement différente de celle des autres groupes aborigènes de l’île qu’elle l’est de la culture des Chinois Han installés sur Taïwan à partir du XVIIe siècle.

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[Carrément] à l’Est ! 10 – Les survivants, un roman taïwanais expérimental sur l’histoire et la mémoire

Dixième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

« La première fois que j’ai eu connaissance des Evénements de Musha », écrit le narrateur-auteur au premier paragraphe de ce roman, « j’étais probablement encore tout jeune adolescent, c’était durant les années 1960 de cette période simple et blafarde qui a succédé à la Terreur blanche. »

A cette époque des années 1960, ces Evénements de Musha sont déjà vieux de trois décennies, et il en faudra encore trois avant que ne paraisse, en 1999, ce fort, singulier, exigeant roman taïwanais.

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[Carrément] à l’Est ! 9 – Le Magicien sur la passerelle, célébration empreinte de nostalgie et d’humour d’un microcosme disparu

Neuvième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023, comme expliqué dans ce billet.

Le magicien regardait dans deux directions différentes, il a répondu : « Je ne sais pas trop. P’tit gars, tu dois savoir que dans ce monde, il y a des choses que personne ne saura jamais. Les choses qu’on voit avec les yeux ne sont pas les seules qui existent. »

« Pourquoi ? », ai-je demandé.

Le magicien a réfléchi un moment, puis il m’a dit en baissant la voix : « Parce que quelquefois ce dont tu te souviens toute une vie, tes yeux ne l’ont jamais vu. »

Le magicien sur la passerelle est le deuxième livre de Wu Ming-yi que j’ai lu durant mon long séjour taïwanais en 2022. Dans L’homme aux yeux à facettes était proposé un roman sur le monde contemporain, entremêlant nature, humain, écologie et fantastique. Le magique du Magicien est également un peu fantastique, mais c’est surtout la magie de l’enfance revisitée avec l’humour et la nostalgie de l’adulte. Ce qui, pour moi, confère un charme absolu au livre, est qu’il évoque autant une enfance qu’un lieu auquel elle est étroitement attachée : le grand marché de Chunghua, à Taipei, où s’imbriquaient et se superposaient alors boutiques, logements et familles (inutile d’aller à sa recherche aujourd’hui – comme je l’ai appris à regret après ma lecture, ce marché a été rasé en 1992).

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[Carrément] à l’Est ! 8 – Histoires du Vieux Pékin : réminiscences nostalgiques et littéraires d’une enfance continentale

Huitième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan? Je l’explique dans ce billet.

Histoires du Vieux Pékin – n’est-ce pas une proposition de titre contre-intuitive à première vue pour ce huitième chapitre de mon exploration de la littérature taïwanaise ? Ce livre fait pourtant partie intégrante de cette littérature et, de plus, s’inscrit totalement dans la veine représentée par d’autres titres que j’ai évoqués au cours des derniers mois – le roman Orphan of Asia et plusieurs nouvelles des recueils Le petit bourg aux papayers, Le cheval à trois jambes, et l’Anthologie de la famille Chu – et dont un point commun est qu’ils illustrent la diversité des trajectoires individuelles et familiales entre Taïwan, la Chine continentale et le Japon dans la première moitié du XXe siècle.

Orphan of Asia, par exemple, parle de manière très engagée de la vie d’un Taïwanais éduqué au Japon, puis ballotté entre la puissance coloniale japonaise et la Chine continentale au bord de la guerre civile. Ce roman, publié en 1944, se termine donc avant la « rétrocession » de Taïwan, qui le fait passer du Japon à la Chine continentale. La première fois que j’avais parlé de Lin Hai-yin, l’autrice de ces Histoires du Vieux Pékin, c’était au sujet de sa nouvelle « La mèche de la bougie » (dans le recueil Le cheval à trois jambes), qui prenait comme point de départ une autre étape dans l’évolution des liens entre Taïwan et la Chine continentale avec l’arrivée sur l’île de centaines de milliers d’hommes (surtout) et de femmes du continent entre 1945, année de la rétrocession, et 1949, année de la défaite en Chine des nationalistes de Chiang Kai-shek. Lin Hai-yin, qui est alors adulte, fait partie de ces nouveaux arrivants à Taïwan, sauf qu’elle n’est en fait pas vraiment une « nouvelle arrivante » : elle est née au Japon, certes (en 1918), a principalement grandi en Chine (à partir de ses cinq ans), mais ses parents viennent de Taïwan, son père étant un Hakka de la région de Miaoli et sa mère de la région de Taipei et de langue minnan. C’est un détail qui, même s’il ne vient jamais au premier plan, est tout de même souvent présent (par ce qui est écrit sur le langage et l’accent des adultes) dans ces Histoires du Vieux Pékin, un livre autobiographique que Lin Hai-yin publie en 1960 et qui connait d’emblée un grand succès à Taïwan.

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[Carrément] à l’Est ! 7 – Processus familial : l’écriture moderne contre la structure familiale traditionnelle

Septième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

Parmi tous les livres taïwanais que j’aurais pu lire, j’ai choisi Processus familial parce que j’avais été tellement impressionnée par la nouvelle « Eté dans la plaine », dont j’avais parlé tout à la fin de ma chronique du recueil Le cheval à trois jambes.

L’auteur, Wang Wenxing, publie ce roman en 1972, après sept années de gestation ; le livre Cent trésors de la littérature taiwanaise (publié par le musée national de la littérature taïwanaise en 2012) le présente comme « un classique séditieux écrit avec finesse et patience », évoquant autant le sujet (la rébellion d’un fils contre son père) que l’écriture « travaillée, à la texture et la tonalité si particulière » mais vilipendée par les critiques à l’époque de la parution.

Le roman débute avec un paragraphe mélancolique et mystérieux, qui s’avérera à la lecture être autant un début qu’une fin, et une séparation entre deux temporalités entremêlées dans le roman.

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[Carrément] à l’Est ! 6 – Un livre dessiné sur les maisons de ville de Taïwan

Sixième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

« J’ai toujours été persuadé que l’île avait traversé, il y a quelques dizaines d’années, une période de perte de sens esthétique, et bien qu’elle paraisse aujourd’hui avoir dépassé ces symptômes, on continue à concevoir de la laideur, et les habitants futurs de notre île devront consacrer encore plus de temps, soit à s’en débarrasser, soit à l’accepter. »

Ces mots ne sont pas ceux de Cheng Kai-Hsiang, l’auteur de ce livre, mais ceux d’un narrateur anonyme du roman Les lignes de navigation du sommeil, de Wu Ming-yi, que je chroniquerai dans quelques temps. Pour moi, qui étais simplement de passage à Taïwan, ces mots reflètent bien l’une de mes premières et plus persistantes impressions de Taipei et des autres villes que j’ai traversées au cours de mon séjour sur l’ile : la laideur de l’environnement urbain est parfois assez spectaculaire ! Elle prend des formes variables en fonction du quartier, de l’âge ou de la nature du bâtiment, et de la météo, mais elle reste omniprésente que ce soit au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest de l’île (le centre est principalement occupé par une vaste chaîne de montagnes en grande partie inhabitée et souvent difficile d’accès).

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[Carrément] à l’Est ! 5 – Anthologie de la famille Chu. De la Chine d’hier à la Taïwan contemporaine

Cinquième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

Anthologie de la famille Chu : le titre ne m’aurait pas inspiré plus que ça si je n’avais vu que la couverture. C’est plutôt le sous-titre qui a attiré mon attention. Le dernier train pour Tamsui, et autres nouvelles. Tamsui, c’est la ville à l’embouchure du fleuve du même nom, qui borde Taipei à l’ouest et, quelques kilomètres plus au nord, se jette dans l’océan. Aujourd’hui, on peut y accéder en métro, mais la nouvelle du titre date d’il y a presque quarante ans.

L’anthologie du titre se réfère au fait que ce recueil de nouvelles comprend neuf textes, de trois membres d’une même famille : le père, et deux de ses filles. Trois auteurs et, surtout en ce qui concerne les deux générations du père et de ses filles, des univers très différents.

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[Carrément] à l’Est ! 4 – Le cheval à trois jambes : Taïwan et ses multiples facettes en nouvelles

Quatrième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

Le cheval à trois jambes est le deuxième volume de l’Anthologie de la prose romanesque taïwanaise moderne, dont j’avais chroniqué le premier volume en février. Ce deuxième volume a paru en 2016 et, depuis lors, deux autres volumes ont paru chez le même éditeur : De fard et de sang porte sur les années 1960-1970 (présentation de la maison d’édition), et Félix s’inquiète pour le pays reprend le fil historique avec les années 1980 (présentation de la maison d’édition).

Alors que les nouvelles du recueil Le petit bourg aux papayers dataient de la période de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre mondiale, celles du Cheval à trois jambes nous parviennent des années 1950 à 1980 : dans certaines, la guerre est encore présente, dans d’autres c’est une ruralité qui semble intemporelle qui est mise en scène, tandis que d’autres encore nous emmènent loin de l’île. Les sujets, les traitements sont divers – plus variés, il me semble, que les nouvelles du premier volume – et toutes les nouvelles ont laissé chez moi des traces pour une bonne raison ou pour une autre.

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