[Carrément] à l’Est ! 9 – Le Magicien sur la passerelle, célébration empreinte de nostalgie et d’humour d’un microcosme disparu

Neuvième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023, comme expliqué dans ce billet.

Le magicien regardait dans deux directions différentes, il a répondu : « Je ne sais pas trop. P’tit gars, tu dois savoir que dans ce monde, il y a des choses que personne ne saura jamais. Les choses qu’on voit avec les yeux ne sont pas les seules qui existent. »

« Pourquoi ? », ai-je demandé.

Le magicien a réfléchi un moment, puis il m’a dit en baissant la voix : « Parce que quelquefois ce dont tu te souviens toute une vie, tes yeux ne l’ont jamais vu. »

Le magicien sur la passerelle est le deuxième livre de Wu Ming-yi que j’ai lu durant mon long séjour taïwanais en 2022. Dans L’homme aux yeux à facettes était proposé un roman sur le monde contemporain, entremêlant nature, humain, écologie et fantastique. Le magique du Magicien est également un peu fantastique, mais c’est surtout la magie de l’enfance revisitée avec l’humour et la nostalgie de l’adulte. Ce qui, pour moi, confère un charme absolu au livre, est qu’il évoque autant une enfance qu’un lieu auquel elle est étroitement attachée : le grand marché de Chunghua, à Taipei, où s’imbriquaient et se superposaient alors boutiques, logements et familles (inutile d’aller à sa recherche aujourd’hui – comme je l’ai appris à regret après ma lecture, ce marché a été rasé en 1992).

Le livre prend la forme d’une série de chapitres un peu déconnectés au départ. Après le premier chapitre dans lequel un narrateur à la première personne pose la scène en évoquant son enfance et la fascination qu’il avait alors développée envers le magicien d’une des passerelles du marché où il vivait, les chapitres suivants adoptent une logique un peu différente. La narration change légèrement à chaque fois – un récit à la troisième personne ; un autre dans lequel un « je » masculin s’adresse à un « tu » anonyme ; un troisième qui donne la parole à une femme puis au copain de celle-ci… Dans chacun de ces récits, une rencontre, un rendez-vous, un souvenir d’aujourd’hui sert de prétexte à un retour par la mémoire vers le passé. Les voix ne se parlent pas d’un chapitre à l’autre, mais elles ramènent toutes vers ce marché si étroitement associé aux souvenirs d’enfance du premier narrateur.

C’est tout un microcosme qui est dépeint au fil des pages. Dès la première page, le narrateur décrit la structure de ce marché proche du quartier de Hsimen :

Le marché se divisait en huit bâtiments qui avaient respectivement pour noms Chung (Loyauté), Hsiao (Piété filiale), Jen (Bienveillance), Ai (Amour), Hsin (Confiance), Yi (Justice), Ho (Harmonie) et P’ing (Paix). Nous habitions entre les bâtiments Ai et Hsin et ceux-ci étaient reliés par une passerelle. Il en existait d’ailleurs une autre qui reliait Ai et Jen, mais je préférais celle entre Ai et Hsin, car elle était plus longue. (…) On vendait toutes sortes de choses sur la passerelle : des glaces, des vêtements d’enfants, des petits pains au sésame, des sous-vêtements Wacoal, des poissons rouges, des tortues et des trionyx – j’avais même vu une fois quelqu’un vendre des « moines de mer », une sorte de crabe bleu.

Ensuite, il le fait revivre en évoquant les petites boutiques de serrurerie, de quincaillerie, de lunettes, de costumes, de valises en cuir, de luthiers, de vendeurs de nouilles et de raviolis qui s’y succèdent, et les familles qui, faute de moyens pour mieux se loger, s’entassent dans les mansardes du premier étage. Le train de vie est modeste, voire très pauvre ; certains parents venus de la campagne ou de la Chine continentale n’ont pas appris à lire ; les toilettes sont communes et jouent un petit rôle dans certaines des histoires. L’été, le marché traversé par une voie ferrée est recouvert de toiles tendues au-dessus des allées « pour adoucir les rayons de soleil trop intenses de l’après-midi ».

Quand le vent se levait, les toiles se mettaient à claquer et c’était comme si c’était le marché tout entier qui allait s’envoler.

Lieu de vie et de travail des parents, le marché est naturellement le terrain de jeu des enfants. L’énigmatique magicien, lui, n’appartient ni à l’un ni à l’autre de ces deux groupes ; il vit sur le toit, travaille sur la passerelle. Au début, le premier narrateur le prend pour un simple vendeur d’accessoires de magie, mais celui-ci le corrige tout de suite :

« Pas exactement. Je suis magicien »

En relisant les deux lignes de cette première rencontre, je ne peux pas m’empêcher de sourire en voyant comment Wu Ming-yi fait entrer le magicien dans l’histoire : le narrateur est plongé dans ses souvenirs du passé, mais cela n’empêche pas le magicien, issu de ce passé, de s’immiscer dans les pensées du narrateur pour le corriger en se présentant à la première personne avec la phrase citée ci-dessus.

C’est grâce à ce magicien qu’arrivent les scènes les plus fortes du récit : celles du petit personnage « découpé dans du papier noir et pas plus gros qu’un pouce », que le magicien fait danser sous les yeux ébahis du gamin ensorcelé dans le chapitre « Le magicien sur la passerelle » ; celle, terrifiante, dans laquelle il fait disparaitre puis réapparaitre le frère jumeau du narrateur d’ « Un éléphant sous les rais de lumière poussiéreux d’une ruelle » ; celle encore dans laquelle le magicien emprunte le padda de Java blanc du devin d’à côté : « c’est le tour de magie le plus sensationnel qu’il m’ait été donné de voir dans toute ma vie », dit la narratrice du texte « Les oiseaux ». Dans d’autres récits, le magicien n’apparait que de manière anecdotique, mais il est toujours là quelque part, comme dans le texte « Le 99e étage », dans lequel le narrateur et son ami Mark se remémorent la disparition de ce dernier, lorsqu’ils étaient enfants.

Le premier narrateur – le plus proche de l’auteur et celui qui apparait le plus souvent – est tenaillé par l’envie de comprendre comment fait le magicien, mais il ne le comprend pas lorsque celui-ci lui répond enfin que tout revient au pouvoir de l’imagination et à la capacité de voir le monde un peu différemment. A sa manière, c’est aussi ce que fait Wu Ming-yi en proposant ce roman ancré dans une réalité dépassée, emplie de merveilleux, et profondément ancrée dans un lieu qui n’existe plus que dans quelques souvenirs et dans ce roman.

Ce qui me contrariait, c’était que si ce jour-là j’avais pu arrêter le geste de mon frère comme le magicien avait arrêté le geste du devin, si seulement j’avais pu stopper mon frère, peut-être que nous serions réellement restés figés dans ce temps magique, ce temps paisible que rien ne dérange.

Wu Ming-yi, Le magicien sur la passerelle (Tianqiao shang de moshushi, 2011). Traduit du chinois (Taiwan) par Gwennaël Gaffric. L’Asiathèque, 2017.

Avec un peu d’avance, ce billet est une contribution à l’initiative de Book’ing et Athalie, « Sous les pavés, les pages » consacrée à l’écriture et à l’espace urbain.


5 commentaires on “[Carrément] à l’Est ! 9 – Le Magicien sur la passerelle, célébration empreinte de nostalgie et d’humour d’un microcosme disparu”

  1. Ingrid Macé dit :

    Je mets ton lien de côté, merci pour la participation !
    Ce titre a l’air très original…
    Ingannmic

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