Marcel Aymé, Kálmán Mikszáth, deux écrivains en province

Il n’y a pas besoin de chercher beaucoup plus loin que leurs titres pour savoir que, dans l’un des deux romans d’aujourd’hui, tout repose sur un parapluie et que dans l’autre tout part d’une jument (verte). En ce qui concerne leurs auteurs, Le parapluie de Saint Pierre et La jument verte n’ont rien en commun : lorsque Kálmán Mikszáth, le hongrois, décède en 1910, Marcel Aymé, le français, (né en 1902) était encore en culottes courtes, et je doute fortement que le Français ait lu le Hongrois, dont seules quelques nouvelles avaient paru en traduction de son vivant (dans un recueil publié chez Seghers en 1961).

Pourtant, ces deux auteurs auraient pu avoir bien des choses à se dire, puisque leurs deux romans, parus en 1895 et 1933 respectivement, parlent des gens de la campagne et des petites villes « d’antan », l’un pour en rire, et l’autre plus franchement pour s’en moquer.

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Olga Tokarczuk – Récits ultimes

Pourquoi « ultimes » ? Et, d’ailleurs, pourquoi « récits » ? La deuxième question est la plus facile puisque, même s’ils sont tous de facture différente, ce sont bien trois « récits » qui composent ce roman d’Olga Tokarczuk.

Le premier, « Blanche contrée », est celui d’« elle » (Ida), à la troisième personne de l’indicatif présent, ce qui nous place au plus près de ses pensées et réactions. Le second, « Paraskewia, la Parque », est celui de « je », Paraskewia, qui se parle à elle-même dans la solitude de sa maison isolée par la neige. Le dernier, « L’illusioniste », est un autre « elle », Maya, écrit à l’imparfait avec toute la distance qu’il implique. Trois parties, donc, d’une écriture classique et fine mais qui amènent aussi à se poser la question de savoir à qui, en premier lieu, Tokarczuk et ses personnages adressent ces récits.

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Lectures communes autour de l’Holocauste (3e édition) – un récapitulatif et des remerciements

Une semaine après la fin de nos Lectures communes autour de l’Holocauste, il est temps de rassembler et partager tous les billets. Tout d’abord, merci aux participants et participantes, à ceux et celles qui contribuent leurs lectures pour la troisième fois déjà, comme à celles qui se joignent à nous pour la première fois cette année. Nous avons été 19 participant.e.s, avec 43 contributions d’une grande diversité, que vous retrouverez listées ci-dessous (signalez-nous si nous avons oublié quelqu’un !).

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Edith Bruck – Lettre à ma mère

Elie Wiesel, Imre Kertész, Primo Levi, Aharon Appelfeld, Jorge Semprun, Piotr Rawicz, Boris Pahor, Paul Celan… parmi les écrivains d’après-guerre dont l’œuvre repose sur leur expérience de l’Holocauste, Edith Bruck, en tant que femme, fait figure d’exception.

Est-ce le reflet d’une dimension spécifique aux persécutions, ou s’agit-il plutôt du résultat de cette propension à considérer plus facilement les hommes que les femmes comme des auteurs de « grande littérature » ou de « littérature sérieuse » ? Les témoignages de survivantes, surtout sous forme documentaire (récit de vie plutôt chronologique, avec ou sans l’aide d’une plume extérieure), ne manquent pourtant pas.

Entre le document autobiographique et l’œuvre de fiction, la frontière peut parfois sembler ténue. Dans le cas de Lettre à ma mère, ce sont surtout l’écriture, et plus encore la forme du texte, qui font de lui une œuvre littéraire à la portée universelle.

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Aharon Appelfeld – Histoire d’une vie

At a very early age, and before I knew that fate would push me towards literature, instinct whispered that without an intimate knowledge of language my life would be superficial and impoverished.

A un très jeune âge, et avant de savoir que le destin me conduirait vers la littérature, l’instinct m’a murmuré que, sans une connaissance intime d’une langue, ma vie serait superficielle et appauvrie.

Aharon Appelfeld (1932-2018) ne se considérait pas comme un écrivain de l’Holocauste : « Il n’y a rien de plus exaspérant » que d’être étiqueté écrivain de l’Holocauste, écrit-il dans son Histoire d’une vie. Son expérience personnelle du milieu du XXe siècle, alors qu’il n’était qu’un enfant, s’inscrit cependant dans la constellation de ce qui, autour de l’existence et de la signification des camps – fait toute la complexité de l’Holocauste.

En choisissant ce titre parmi toute l’œuvre de l’écrivain, j’avais déjà quelques mots-clés biographiques en tête : né en Bucovine alors roumaine mais encore imprégnée de l’influence de l’Autriche-Hongrie ; orphelin ; traduit de l’hébreu ; survivant de l’Holocauste ; et, le plus évident, Juif. Mais ces mots-clés ne disent finalement pas grand-chose sur l’enfance qu’Aharon Appelfeld décrit par bribes dans Histoire d’une vie, non avec une volonté documentaire mais en s’appuyant d’abord sur ses quelques souvenirs pour construire un texte autobiographique qui place la langue et la mémoire au cœur de son parcours d’écrivain.

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Le nœud de vipères, de François Mauriac, avec un commentaire de Sándor Márai

C’est pour m’associer à la lecture commune initiée par Book’ing et Lire et Merveilles que j’ai décidé de consacrer cette première chronique de 2023 à François Mauriac, un auteur qui n’a pourtant (à ma connaissance) pas grand-chose à voir avec « l’Est » (ici, une exception). J’avais lu Mauriac il y a plusieurs années – Genitrix, Le mystère Frontenac, Thérèse Desqueyroux… – et j’ai retrouvé dans ma lecture du Nœud de vipères cette atmosphère lourde de huis-clos sournois, et cette description d’êtres étouffés par leur (manque d’)amour qui m’avait marquée dans ses autres romans. J’y ai, également, retrouvé ce type de personnage extrême dans son comportement et ses sentiments envers sa famille, malgré justement les « liens du sang » et ceux du mariage, et ce parce que, dans Le nœud de vipères, la question du mariage, de la descendance, du choix et de la personnalité est si étroitement associée avec celle de l’argent, des terres, de la fortune, de la transmission, de l’héritage.

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(Au moins) quatre lectures communes en 2023 : Holocauste, Šnajder, Tokarczuk, Alexievitch

Je vois se multiplier depuis quelques semaines les rendez-vous/lectures communes pour 2023. Il est temps d’ajouter ma (mes) pierre(s) à l’édifice !

Voici donc quatre propositions de rendez-vous, autour de quatre mots-clés et de quatre dates (j’explique un peu plus bas chaque projet et la méthode pour participer) :

  • Du 27 janvier au 3 février : troisième édition des Lectures communes autour de l’Holocauste
  • Le 11 mars : lecture commune autour d’Olga Tokarczuk
  • Le 23 mars : lecture commune de La réparation du monde, de Slobodan Šnajder
  • Le 31 mai : lecture commune autour de Svetlana Alexievitch
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Svetlana Alexievitch – La fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement

Ça fait rien si je vous parle de moi, si je vous raconte ma vie ? On a tous eu la même vie. Seulement, faudrait pas qu’on m’arrête à cause de cette conversation. Y a encore un pouvoir soviétique, ou c’est complètement fini ?

Quelles conditions faut-il réunir pour mener à bien un travail tel que celui qui a abouti à la publication de La fin de l’homme rouge ? Je ne parle pas uniquement des conditions matérielles, bien que celles-ci soient sûrement non-négligeables pour une entreprise qui s’étend sur deux décennies et parcourt le vaste territoire de l’ex-URSS. Je parle surtout des conditions propices au partage d’histoires personnelles, c’est-à-dire : la confiance, l’absence de peur, l’absence (au niveau d’une société) de raisons d’avoir peur. Sans ce « temps du désenchantement » des années d’après la chute de l’URSS, un livre tel que celui-ci n’aurait eu aucune raison d’exister, ou seulement de manière spéculative. Mais un livre de cette nature, fondé sur des témoignages oraux, aurait-il pu exister durant la majeure partie de l’existence de l’URSS, avec le risque qu’il comportait de remettre en cause les discours, les valeurs et l’histoire officiels ?

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Josef Winkler – Die Verschleppung (L’Ukrainienne)

Dirndle

Dirndle. C’est l’un des mots que j’ai appris à la lecture de Die Verschleppung, livre de Josef Winkler traduit en français sous le titre L’Ukrainienne. Il y avait d’autres mots – des mots utiles pour moi, et d’autres moins. Celui-là non seulement est récurrent, mais m’a paru tout à fait représentatif du livre.

Evidemment il suffit de taper le mot Dirndle dans un moteur de recherche (ou de transiter par le sud de l’Allemagne, en tout cas au moment de l’Oktoberfest) pour se retrouver face à une avalanche de Dirndl, de robes plus ou moins typiques, plus ou moins bavaroises. Dans Die Verschleppung, lorsque Njetotschka Wassiljewna Iljaschenko, la narratrice de la majeure partie du texte, emploie le mot Dirndle, ce n’est pas pour parler de robes, mais de filles : des filles, au sens de « fille de » comme au sens plus général de filles d’un certain âge. Parfois, elle utilise d’autres termes – Weibele, Magd, Dirn, Frauen – mais c’est bien Dirndle qui revient le plus souvent, que ce soit pour parler d’elle ou pour parler d’autres.

Die Verschleppung est en effet l’histoire d’une Dirndle, Njetotschka, telle que celle-ci – devenue une femme âgée – la raconte à Josef Winkler : une histoire qui commence, bien avant sa naissance, avec celle de ses parents (surtout de sa mère) et grands-parents, et se termine plus ou moins avec son propre mariage. C’est aussi une histoire marquée par une date, celle de mars 1943, date à laquelle elle est arrêtée, au milieu de la nuit, avec sa sœur Lydia, « à Dóbanka, un petit village de l’Ukraine, à proximité de Tcherkassy » et envoyée en Carinthie autrichienne, avec un convoi d’autres requis et requises du travail obligatoire. C’est là, près de Villach, que la trouve Josef Winkler, une quarantaine d’années plus tard. Celui-ci est alors un jeune écrivain à la recherche de calme pour terminer un manuscrit.

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Eugen Ruge – In Zeiten des abnehmenden Lichts (Quand la lumière décline)

J’ai encore les trois petites coupures de la sélection « Books of the Year » d’un Financial Times de novembre 2013, trois papiers roses avec les titres qui m’avaient le plus intéressé à l’époque parmi leur sélection des meilleurs livres de l’année. Il y avait The War that Ended Peace, de Margaret Macmillan, Harvest, de Jim Crace, et In Times of Fading Light, d’Eugen Ruge. Le premier livre est celui d’une grande spécialiste de la Première Guerre mondiale et porte sur la première décennie et demie du XXe siècle ; j’ai lu son Peacemakers/Les artisans de la paix, sur la conférence de paix de 1919, mais pas encore celui-là. Le deuxième titre, je l’ai lu au printemps 2020 et j’ai expliqué peu après pourquoi je l’avais tant aimé. Quant au troisième, il s’agit du titre de la traduction anglaise d’un roman de 2011, disponible également en français sous le titre Quand la lumière décline.

Le petit descriptif du Financial Times utilise exactement 50 mots pour parler de ce « premier roman » primé et qui retrace un demi-siècle d’histoire de l’Allemagne de l’Est à travers l’histoire de l’apparatchik Wilhelm Powileit : « cette saga familiale retranscrit, tout en détails, la réalité de la vie quotidienne en RDA », y est-il entre autres écrit.

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