Marcel Aymé, Kálmán Mikszáth, deux écrivains en province

Il n’y a pas besoin de chercher beaucoup plus loin que leurs titres pour savoir que, dans l’un des deux romans d’aujourd’hui, tout repose sur un parapluie et que dans l’autre tout part d’une jument (verte). En ce qui concerne leurs auteurs, Le parapluie de Saint Pierre et La jument verte n’ont rien en commun : lorsque Kálmán Mikszáth, le hongrois, décède en 1910, Marcel Aymé, le français, (né en 1902) était encore en culottes courtes, et je doute fortement que le Français ait lu le Hongrois, dont seules quelques nouvelles avaient paru en traduction de son vivant (dans un recueil publié chez Seghers en 1961).

Pourtant, ces deux auteurs auraient pu avoir bien des choses à se dire, puisque leurs deux romans, parus en 1895 et 1933 respectivement, parlent des gens de la campagne et des petites villes « d’antan », l’un pour en rire, et l’autre plus franchement pour s’en moquer.

Chez Marcel Aymé, ce village est Claquebue. Ses habitants sont, de manière générale, obtus, ou mesquins, ou, comme le père Hardouin dont la progéniture nous occupera sur 250 pages, « rusé, menteur et grippe-sou ». On s’y intéresse à ses affaires agricoles, on manigance pour faire élire un voisin plutôt qu’un autre à la mairie, on déteste telle famille à travers les générations, bref on vit la vie d’un village français de la fin du XIXe siècle et on s’accommode assez bien du fait qu’il ne se passe jamais rien à Claquebue… jusqu’au jour où nait cette jument « d’un joli vert de jade ». Cette naissance, on l’apprend dès la première ligne du roman : elle est l’occasion de premières pages hilarantes, et elle fait un artifice bien sympathique pour parler de ce village, de ses habitants, de leurs dispositions sexuelles, de son curé, de son facteur et de ses conflits.

Est-ce qu’il y a une intrigue ? Au début, il y a la jument verte, puis plus tard une histoire de lettre volée et de querelles entre voisins datant au moins de la guerre de 1870, et quelques méandres familiaux dont on se doute bien qu’ils ont été ajoutés là par Aymé pour faire durer le plaisir de l’imagination. Car La jument verte, c’est surtout une grande farce, des portraits savoureux, des dialogues qui ne le sont pas moins et un auteur qui invite depuis 90 ans ses lecteurs et lectrices à rire à ses côtés de Claquebue et de ses habitants.

Le facteur eut un sourire d’affectueuse déférence, et conclut :

« Il avait oublié son parapluie. »

Honoré et Ferdinand se regardaient par-dessus la table, réconciliés, les yeux noyés de tendresse. Le parapluie était déployé sur la table. Ils le voyaient bien. Son parapluie vert, c’était. Un bon parapluie, il n’en avait jamais eu qu’un. C’était le parapluie dans la famille, le parapluie de la concorde. Rien qu’à penser le mot de parapluie, une salive de bonne volonté leur venait à la bouche.

(C’est un extrait de La jument verte)

L’histoire du parapluie avait fini par parvenir aux milieux haut placés. Désireux d’en savoir plus long, Monseigneur l’évêque de Beszterce fit venir le curé avec son parapluie, qu’il examina, puis, après s’en être fait raconter l’histoire, il se signa pieusement :

– Deus est omnipotens ! déclara-t-il.

Ce qui signifiait qu’il croyait aux vertus du parapluie.

(C’est un extrait du Parapluie de Saint Pierre)

Si Aymé écrit dans les années 1930 un roman qui se passe quarante ans auparavant, Mikszáth fait presque de même lorsqu’il publie en 1895 ce livre dont il situe les péripéties dans les décennies d’après la révolution de 1848. Mikszáth écrit avec la même bonhommie leste de conteur qu’Aymé, et si Le parapluie de Saint Pierre nous invite à rire des gens, des faits et des lieux qui y sont décrits, c’est sans la pointe acerbe de moquerie de son homologue français.

Le Claquebue de Mikszáth, c’est le village – fictif lui aussi – de Glogova, à la différence d’abord que le miracle n’est pas la naissance d’une créature de couleur douteuse mais l’apparition inexplicable d’un parapluie (aussi délabré soit-il) au-dessus d’un panier contenant une petite fille et une oie, et ensuite que, si Glogova est le début et la fin de ce Parapluie de Saint Pierre, elle n’en est pas le milieu.

Celui-ci se situe dans « la ville royale libre de Beszterce » et c’est en fait là que – chronologiquement – tout commence, avec « un nommé Paul Gregorics, appelé communément « ce fâcheux de Gregorics », dont pourtant toute la vie était fondée sur l’ambition de plaire à tout le monde ». En quelques pages, on le voit grandir, vieillir, s’enrichir, tomber amoureux de sa cuisinière puis du petit « Georges Wibra, enfant naturel » qui apparaît un jour sous son toit. Hélas, Gregorics a des frères envieux, envie qui se manifeste bien sûr à son décès et au détriment du petit Georges. Par chance pour le roman, même si Mikszáth n’a pas fait de Gregorics un être « rusé, menteur et grippe-sou » à l’image de l’Haudouin d’Aymé, il en a au moins fait un malin, et la deuxième moitié du livre est toute consacrée aux efforts des frères d’abord, et du fils ensuite, pour mettre la main sur l’héritage, au prix de moultes péripéties et d’une promenade dans toute la « Haute Hongrie » native de Mikszáth (hormis Glogova, les lieux cités existent, portent aujourd’hui des noms slovaques et sont situés en Slovaquie).

Ce roman n’est pas celui d’un lieu précis car il ne s’attarde donc vraiment ni à Glogova, ni à Beszterce. S’il y a un patelin dont Mikszáth propose un aperçu (social) plus développé, c’est bien celui de Bábaszék, « une de ces villes minuscules qui ne se distinguent des pauvres petits villages de Haute-Hongrie que par le fait qu’elles donnent à leur premier magistrat le titre de bourgmestre et qu’un certain jour de chaque année, les habitants des hameaux nommés « laz » et ceux des villages voisins y conduisent quelques génisses, bouvillons et chevaux étiques ».

Bref, la ville de Bábaszék est investie du droit de tenir marché, ce qui constitue, depuis des siècles, un titre d’orgueil pour tous les indigènes qui ont pris l’habitude de partager l’année légale en deux et de classer les événements de l’Histoire selon qu’ils sont arrivés avant ou après le marché local. Ainsi, par exemple, la mort de François Deák était survenue deux jours après cette manifestation.

C’est là que Mikszáth fait se rencontrer le jeune et charmant Georges et Véronique, l’également jeune et charmante petite sœur du curé de Glogova, curé dont toute la prospérité lui était arrivée un jour de grande pluie qui, une bonne quinzaine d’années plus tôt, lui avait apporté, en plus du panier contenant la petite sœur orpheline et son oie, cet immense parapluie rapiécé, posé là par « une espèce de vieux Juif qui marchait d’un pas traînant sur la route, dans la direction de la paroisse… un grand vieillard aux cheveux blancs et au dos voûté … ».

Et la Lisbeth croit bien à présent se souvenir d’avoir vaguement vu une sorte de cercle lumineux autour de son crâne …

Mais, bien sûr que c’était saint Pierre ! Et pourquoi pas, après tout ? N’avait-il pas assez roulé sa bosse, jadis, dans ce bas monde, en compagnie de Notre Seigneur Jésus-Christ ? … C’est ainsi que, dans le village, on se mit à dire, de bouche à oreille, qu’au moment du grand orage, le Seigneur Dieu avait envoyé une tente en toile pour abriter de l’eau la petite sœur du curé. 

Comme en plus la vision du mystérieux vieillard et l’arrivée du parapluie coïncident avec le retour à la vie d’un homme qu’on s’apprêtait à enterrer, il n’en faut pas plus pour créer et consacrer la légende autour de ce vieux rond de toile.

Entre parapluie miraculeux pour les bonnes gens de Glogova et des paroisses alentours, et héritage bien réel mais insaisissable pour le jeune Georges, Mikszáth brode un conte farfelu qui nous promène parmi toute une galerie de personnages croqués avec leurs particularités, comme si tout cela datait d’hier.

On a bien l’impression parfois que Mikszáth remplit des pages et invente des péripéties ou des scènes juste pour le plaisir de faire durer le plaisir (le livre ne fait tout de même que 230 pages dans mon édition), et par ailleurs les féministes intransigeantes – et tout lecteur/lectrice doué de bon sens – sera assez horrifié par la facilité et le romantisme plus que douteux avec laquelle Mikszáth réconcilie l’histoire du parapluie avec celle du sort de Véronique et de Georges. Il n’en reste pas moins que Le parapluie de Saint Pierre est, à l’égal de La jument verte (quoi qu’en un peu plus sage au niveau des mœurs) une lecture fantaisiste et réjouissante, portée par un langage, des personnages et un humour savoureux.

En français, il existe au moins trois versions du Parapluie de Saint Pierre. La première semble dater de 1898 (ou de 1904, ou des deux) : il s’agit d’une « adaptation » du roman de « Kálmán de Mikszáth » réalisée par Émile Horn, avec des illustrations d’André de Székely, pour la Société d’Édition et de Publications Librairie Félix Juven ; c’est bon à savoir, mais je doute que ce soit la version la plus accessible. La deuxième date de 1961 et c’est une traduction d’Imre Kelemen pour les Éditions Corvina, basées à Budapest. C’est celle que j’ai lue et j’en profite pour saluer à travers les décennies la personne qui a décidé de remplir les pages blanches à la fin de mon exemplaire emprunté avec du vocabulaire culinaire ainsi qu’une esquisse de potager ( ?). Un jour, je lirai la troisième version pour la comparer avec celle de M. Kelemen : cette dernière traduction est celle d’Ágnes Járfás et a d’abord été publiée aux éditions Viviane Hamy en 1994 puis rééditée en 2007. 

Parmi les nombreux romans de Kálmán Mikszáth, il existe en français Un étrange mariage, que j’avais lu avec plaisir au tout début de mon « petit guide (chronologique) de la Hongrie » et L’histoire du jeune Noszty avec la Marie Tóth, mais c’est une indication plus théorique que pratique tant ces deux éditions sont difficiles à se procurer. Associer ce Parapluie de Saint Pierre à la Jument verte est une idée qui me trottait dans la tête depuis ma lecture de Mauriac en janvier, et si je publie ce billet aujourd’hui, c’est bien pour participer à la lecture commune proposée par Ingannmic depuis il y a au moins aussi longtemps.


10 commentaires on “Marcel Aymé, Kálmán Mikszáth, deux écrivains en province”

  1. keisha41 dit :

    Ce parapluie est déjà noté, dans une version V Hamy 1994, peut être un prochain mois d’Europe de l’est ? ^_^
    Quant à Marcel Aimé, son tour viendra, les romans épistolaires ont pris la place, ne pas chercher, la vie du blogueur est compliquée parfois.

  2. Ingannmic dit :

    Merci pour ta participation, et pour cette analyse comparative très intéressante. Je garde de La jument verte un souvenir très réjouissant !

  3. Doudou Matous dit :

    C’est une bonne idée ces lectures parallèles autour du « Clochemerle » et du rocambolesque.

  4. […] de Taïwan (épisodes trois, quatre, cinq, six et sept (parce que)), et une comparaison périlleuse entre Marcel Aymé et Kálmán Mikszáth (périlleuse surtout parce qu’associer un écrivain français oublié et un écrivain hongrois […]

  5. […] que Márai y fait un clin d’œil appuyé au Parapluie de Saint Pierre, de Kálmán Mikszáth (chroniqué ici). C’est un extrait d’une conversation au sujet d’un certain Padre Pio, un homme encore vivant […]

  6. […] s’est installée en France en 1978 et, outre Tamási, a traduit entre autres Mikszáth Kálmán (Le parapluie de Saint Pierre), Szilárd Borbély (La miséricorde des cœurs), Miklós Szentkuthy et – ce qui lui vaudra […]


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