Sándor Márai – Journal 1949-1967 et Le miracle de San Gennaro

Dans le train pour aller à Rome déjà, ainsi que tout au long de mon séjour, j’ai été poursuivi par une idée, celle d’écrire encore un roman, le dernier, qui porterait ce titre : Le sang de San Gennaro. Un homme arrive à Naples et décide de changer le monde, tel serait le sujet du roman. (Journal, 1948)

Il y a un livre que j’aimerais encore écrire. Le livre de Naples. Sur la pauvreté et le miracle. (Journal, 1951)

Lire le deuxième volume du Journal de Márai et le faire suivre d’une lecture du Miracle de San Gennaro, voilà qui faisait sens : le roman, très inspiré de la période d’exil italien de Márai dans les années 1948-1952, a été publié en hongrois en 1965. C’est à peu de choses près la période que couvre ce deuxième volume du Journal, de 1949 à 1967, dix-huit années concentrées en un seul volume dans l’édition minutieusement sélectionnée et annotée par Catherine Fay (également traductrice du Journal) et András Kányádi (qui signe la préface) et publié par Albin Michel en novembre 2021.

Mais lire les deux l’un après l’autre, c’est aussi se rendre compte à quel point on retrouve le Journal dans Le miracle, mais inversement – et pour moi curieusement – si peu du Miracle dans le Journal.

Début 1952, alors que Márai envisage une fois de plus son départ d’Italie, il cite son roman comme l’un des projets qu’il emportera avec lui aux Etats-Unis ; l’année suivante, arrivé à New York, il y travaille encore tout comme il continue de l’écrire au début de 1954 : « Cela fait trois ans que j’écris ce livre. Il m’a fallu traverser quelques expériences pour pouvoir commencer ce manuscrit », note-t-il alors dans son Journal. Le 18 septembre de la même année, il écrit avoir terminé ce livre, qu’il révise jusqu’en 1956 :

12 juin. J’ai terminé la révision du Miracle de San Gennaro et, à présent, ce « roman dramatisé » est squelettique ; il manque au protagoniste la chair, le vermeil, l’harmonique, les signes multiples d’un être totalement vivant. Mais il correspond peut-être davantage à ce à quoi je le destinais que lorsqu’il existait dans sa totalité héroïque de chair et de sang.

La dernière mention du roman dans cette version du Journal date de 1965, lorsque Márai parlemente avec un imprimeur italien pour faire imprimer, à compte d’auteur, la version hongroise du roman – le résultat des pourparlers n’est pas évoqué mais il n’a probablement pas abouti, dans la mesure où la plupart des sources parlent d’une première publication en hongrois aux Etats-Unis. Entretemps, une première version, bien plus courte, avait été publiée en 1957 par un éditeur allemand à qui « le livre a[vait] fait très forte impression » bien que ce dernier soit persuadé de ne pas rencontrer de lecteurs – ou d’acheteurs – pour « ce genre de roman ».

En quoi consistent les révisions de 1956, puis celles qui ont pratiquement doublé en volume le texte pour arriver à la version de 1965 ; quelle est la relation de l’auteur et de ses personnages ; quelles sont ses démarches pour le faire paraitre, quelle a été la réception du livre … tout cela est peut-être abordé dans la version intégrale hongroise du Journal – ou peut-être pas. Le Journal illustre en tout cas les difficultés auxquelles est confronté l’écrivain en exil pour faire connaitre une œuvre qu’il continue d’écrire dans une langue lue principalement dans le pays dont il s’est coupé en prenant le chemin de l’exil.

Dans ce roman, Le miracle de San Gennaro, l’arrivée de deux étrangers dans Naples quelques années après la guerre est annoncée dès le premier paragraphe de la première partie, et aussitôt associée à la possibilité d’un miracle :

En ce début de printemps, un bruit courait à travers le Pausilippe : un homme qui voulait sauver le monde avait, disait-on, emménagé dans l’une des villas de la colline. Anastasia, la fille du jardinier qui, tous les après-midi, livrait du lait à domicile, fut la première à en parler. Un soir, alors qu’elle répartissait le lait dans ses récipients en aluminium, elle dit d’une voix terne et indifférente :

– Ce sont des étrangers. Ils sont arrivés avant Noël.

Au cours des deux premières parties du Miracle, ces étrangers – un homme et une femme – apparaissent de temps à autre, deux ombres sans nom ni nationalité. S’ils apparaissent, c’est souvent plutôt parce qu’ils sont évoqués par d’autres que parce qu’ils prennent la parole de leur propre chef. Ces autres qui les évoquent sont des habitants pauvres du Pausilippe. A travers eux, Márai fait le portrait de ce peuple qu’il a côtoyé durant ses quelques années d’exil italien. On retrouve, dans les menus événements et les descriptions qui traversent les pages des deux premières parties du roman, de nombreux passages qu’il a également consignés dans son Journal au fil de ses observations de la ville et de ses habitants : ainsi de cet homme « particulièrement raffiné » qui vend des œufs puis salue « comme si, un genou à terre, tête penchée, il dessinait un grand cercle avec un chapeau orné de plumes ». Le vendeur de cacahouètes, lui aussi « d’une élégance inimitable », est également présent, de même que le couple aux dix enfants (la mort de l’un d’entre eux, ami du fils adoptif des Márai, se retrouve également dans le roman), et Benedetto Croce, et Padre Pio, et plus généralement tout le peuple des bassi. On retrouve jusqu’au « spectacle particulier » de la tromba marina, colonne d’air et d’eau aperçue au-dessus de la mer, et même cette expression de « brutta figura » avec laquelle on annonce une mauvaise nouvelle, et qui interpelle suffisamment Márai pour qu’il l’utilise pour annoncer la mort de l’homme étranger. C’est la toute fin de la deuxième partie du roman, et l’annonce de la troisième et dernière.

Tous ces éléments de la vie napolitaine, donc, on les trouve dans le Journal et on les retrouve dans le roman, peut-être même plus d’ailleurs qu’on n’y trouve ce « miracle de San Gennaro » qui donne son nom à l’édition française du roman et se réfère à ce saint martyr du IIIe siècle, dont le sang coagulé est supposé se liquéfier trois fois l’an sous les yeux des fidèles et des curieux. Márai et sa femme assistent dès mai 1949 à ce qu’il décrit comme un « moment païen, très ancien » ; il en fait une courte description dans son Journal et une, plus longue, à la fin du roman. Cette description contient la dernière apparition de l’homme étranger car, le lendemain, jour de grande tempête et veille de son départ pour l’Australie, il est retrouvé mort au pied d’une falaise – accident ou suicide, nul ne le sait. C’est donc cette mort qui signale le passage de la deuxième à la troisième partie du roman, dans laquelle se succèdent les réflexions – quasi confessionnelles – de trois autres personnages.

Il y a d’abord l’agent de police, qui relate au vice-questeur non seulement les faits relatifs au statut d’exilé surveillé et à la mort de l’étranger, mais aussi le trouble qui a saisi l’agent au cours de sa seule rencontre avec l’étranger avant sa mort. Il y a ensuite le père franciscain qui, lui aussi appelé à rendre visite au vice-questeur, revient sur toutes ses conversations avec l’étranger et brosse le portrait d’un homme hanté par son rapport à son pays natal (jamais nommé, mais clairement situé de l’autre côté du mur qui divise maintenant l’Europe) et par sa croyance en la possibilité d’une rédemption pour l’homme et pour l’humanité. Il y a, enfin, la femme qui vivait avec l’étranger et qui, dans une confession à un prêtre choisi à moitié au hasard, revient sur ces mêmes thèmes – la posture de l’homme envers le système communiste qu’il a quitté sans y être vraiment contraint, et cette croyance mystique en la nécessité de « racheter le monde ».

J’ai lu cette troisième partie du récit, tellement plus introspective que les deux premières, avec un mélange d’intérêt et d’agacement. J’en ai apprécié l’atmosphère intimiste et la construction sous la forme de trois dialogues quasi unidirectionels (les interlocuteurs sont là mais interviennent à peine, voire pas du tout), chacun éclairant une facette du mystère de ce personnage central toujours absent. Dans le même temps, cependant, j’ai trouvé pesants et artificiels ces quasi-monologues : celui du padre, par exemple, qui s’étire sur plus d’une soixantaine de pages occasionnellement ponctuées de réactions du franciscain en réponse aux quelques interjections du vice-questeur qui n’apparaissent pas dans le texte (ce vice-questeur devait être soit admirablement patient, soit extrêmement désœuvré pour se permettre d’écouter si longuement ce franciscain lui décrire avec tant de détails ses conversations avec l’étranger).

Excusez-moi, commandatore, je dois dire la vérité – et je sens qu’elle vous met mal à l’aise. Vous voudriez, bien sûr, entendre quelque chose de concret, des confidences fiables dignes de figurer dans le rapport que vous allez envoyer à Rome… Une information permettant de supposer que cet homme était secrètement un sympathisant communiste, voire un espion ou un agent. Mais tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’était fou. Ni espion, d’ailleurs, ni agent secret. Toutefois, il n’est pas impossible que, dans un certain sens, il ait été ce que la police appelle un étranger indésirable…

Celui, également, de la femme, qui s’exprime de manière si similaire aux deux autres personnages et, vraisemblablement, à Márai lui-même, y compris en s’appuyant sur de longues comparaisons qui peuvent avoir toute leur place dans un roman, mais qu’il est difficile de prendre au sérieux dans un récit à la première personne.

Enfin, c’est surtout le degré de chevauchement entre Márai tel qu’il s’écrit dans le Journal, et cet énigmatique personnage qui traverse le roman sans jamais prendre la parole, qui m’a gênée. Il y a beaucoup de Márai dans ce que rapportent les gens à propos de l’étranger – son statut d’homme reconnu dans son pays d’origine, puis d’exilé temporaire dans un pays qui l’accueille avec un mélange d’indifférence et de méfiance, et le fait bien sûr que ce pays est en fait un quartier de Naples dans les premières années d’après-guerre. Que penser, alors, de ces pages qui présentent également le personnage comme un imposteur, ou un fou, ou un rédempteur potentiel, ou un mystique inspiré par Saint François d’Assise ? Le miracle de San Gennaro n’est « que » un roman, mais tout de même la question du degré d’identification entre l’auteur et son héros m’a rendue plus perplexe que je ne l’aurais été si je n’avais pas lu le Journal.

Là où les chemins du roman et du Journal se séparent, c’est bien lorsque, contrairement à son héros, Márai continue de vivre. Son Journal se fait le reflet de cette deuxième moitié de vie, menée en exil à Naples puis à New York. Outre le Márai de la vie quotidienne – préoccupé par la nécessité de gagner sa vie, de veiller à la santé qui vacille, d’assurer l’avenir du fils adoptif, d’apprendre deux nouvelles langues à cinquante ans passés – et celui qui commente l’actualité nationale et internationale de ces années 1949 à 1967 (c’est l’époque de la mainmise du communisme, et des avancées dans le domaine atomique, qui retiennent encore et toujours son attention), on rencontre évidemment beaucoup le Márai lecteur. L’Odyssée l’accompagne longtemps – c’est l’un des rares livres qu’il a emportés avec lui de Budapest, et il se dit « reconnaissant de vivre » la possibilité de le lire in situ. Les bibliothèques lui fournissent la majorité de ses autres lectures – à Naples, il fréquente les trois bibliothèques étrangères de la ville : « l’américaine, l’anglaise et la française. La dernière offre les meilleures lectures, l’américaine contient le plus de titres et c’est dans l’anglaise qu’on est le plus confortablement installé. Et fumer est autorisé”. Mais s’il y lit la presse ou les magazines, il ne peut lire que chez lui car, note-t-il « dans un lieu public, la lecture me parait impudique ». C’est donc à la bibliothèque française qu’il s’inscrit – inscription qui coûte mille huit cent lires « et, dans les circonstances actuelles, cette somme est significative » – pour y emprunter ses lectures, et on retrouve parmi elles beaucoup de noms d’auteurs qui nous semblent aujourd’hui classiques mais qui pour lui sont des personnes vivantes dont il n’hésite pas à critiquer le style ou la personnalité: Montherlant, Cocteau, Gide qu’il trouve « insupportablement ennuyeux » en plus d’être vantard et impudique, Yourcenar dont, aux Etats-Unis, il lit « le livre sur Hadrien (…). Livre talentueux, pudique et visiblement « féminin », comme écrit par quelqu’un imitant une femme ».

Les siennes sont d’ailleurs essentiellement des lectures « masculines », hormis Colette, et une poignée d’autrices américaines contemporaines – Rachel Carson dont Silent Spring vient de paraitre, Carson McCullers dont The Ballad of the Sad Café [La Ballade du Café Triste] lui fait, en 1965, découvrir les énergies « insoumises et sauvages » que cachent « les apparences conditionnées et civilisées » d’une Amérique qu’il côtoie depuis alors quatorze ans.

Au réveil, chaque matin, je mange une pomme (épluchée), je fume ma première cigarette, ensuite, pendant une demi-heure, je lis la Bible et des vers d’Arany ou de Vörösmarty. Cette hygiène matinale a deux raisons d’être : je ne veux pas oublier que je suis hongrois et je ne veux pas oublier non plus que je suis un être humain.

Mais le Journal est aussi le témoin d’une lecture avide des auteurs hongrois – pour certains, c’est leur décès (Kassák, puis Füst, en 1967) qui est l’occasion d’une réflexion sur l’œuvre et leur créateur ; pour d’autres, notamment László Németh, c’est parce qu’il ne les aime pas ; mais pour la plupart, c’est le désir de faire vivre sa propre langue et de nourrir son écriture dans la lignée d’auteurs qu’il admire et dont il regrette le manque de reconnaissance à l’étranger : Babits, Móricz, Kosztolányi, et surtout Krúdy, qu’il décortique pour souligner, par exemple, la « perfection simplement incroyable » de son Pirouette. « La littérature hongroise est morte », écrit-il sinon dans son Journal à la fin de 1949. Lui-même, s’il révise ses textes, les adapte pour la radio ou en relit les traductions étrangères, écrira peu et publiera encore moins. S’il revendique la fierté d’être un écrivain qui écrit « en hongrois pour des Hongrois », il est aussi bien trop conscient qu’en tant qu’écrivain émigré, il ne sait plus où et qui sont ces Hongrois pour lesquels il écrit. Lui reste ce Journal, dont il sait dès 1949 qu’il est sa « planche de salut », et dont l’écriture rythmera son existence jusqu’à sa mort en 1989.


Sándor Márai, Le miracle de San Gennaro, traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu. Albin Michel, 2009.

Sándor Márai, Journal. Les années d’exil, 1949-1967, traduit du hongrois par Catherine Fay. Albin Michel, 2021.

Le troisième volume du Journal, pour la période 1967-1989, paraitra en français cet automne chez Albin Michel.


Ces deux livres de Márai sont une lecture-commune-en-retard – La Barmaid aux Lettres, qui était pile à l’heure, avait lu Les braises et s’était ennuyée ; Chez Mark et Marcel, qui était en avance, avait aussi lu Les braises, avec intérêt mais sans être convaincue. Comme toutes deux citent mon billet sur ce même livre, je vais faire de même : le voici. Merci à elles !


Je termine avec une dernière citation du Miracle de San Gennaro, pour la seule et unique raison que Márai y fait un clin d’œil appuyé au Parapluie de Saint Pierre, de Kálmán Mikszáth (chroniqué ici). C’est un extrait d’une conversation au sujet d’un certain Padre Pio, un homme encore vivant et dont la sainteté n’est encore établie ni par l’Église, ni par ces hommes âgés et pauvres, habitants du Pausilippe, que fait parler Márai :

De temps en temps, il venait chez moi, sirotait un jus d’orange et parlait peu, ce que je trouvais plutôt sympathique. Moi, je n’aime pas trop les saints bavards.  

– Avait-il au moins un parapluie ? demanda tout à coup l’amiral avec une curiosité quelque peu sénile.

L’œil visqueux et papillotant, le baron contempla le ciel couleur orange au-dessus de la colline du Pausilippe. Il murmura, un peu embarrassé :  

– Un parapluie ? Je n’en sais rien. Peut-être en avait-il un. C’était un vrai gentleman.

– Je n’ai encore jamais vu de saint avec un parapluie, insista l’amiral.


8 commentaires on “Sándor Márai – Journal 1949-1967 et Le miracle de San Gennaro”

  1. Madame lit dit :

    Je trouve cet article très intéressant. Je trouve que le lien entre le journal de Marai et le roman qu’il écrit particulièrement éclairant. Je pense peu à me référer aux journaux d’autrices ou d’auteurs pour la rédaction de mes articles. Alors, bravo de l’avoir fait. J’ai bien apprécié ma lecture d’un bouquin de Marai :«Le premier amour». Voici le lien de ma courte chronique: https://madamelit.ca/2018/04/06/madame-lit-le-premier-amour/ J’imagine que cela a dû être très long de lire le journal et le livre…

    • Merci. Certains préfèrent lire des oeuvres de fiction sans rien savoir de la vie de l’auteur, et je pense que cela peut se justifier également (certains auteurs préfèrent eux aussi disparaitre derrière leur oeuvre). Mais pour ma part j’aime bien savoir le contexte de l’écriture, de la parution, de la traduction etc, et comme dans ce cas-ci nous bénéficions de la traduction récente de son journal, je n’avais aucune raison de me priver!

  2. J’y reviendrai plus tard à ce cher Sandor… En effet Les Braises, malgré les éloges n’ont convaincu ni moi ni notre co-lectrice !

  3. Vous me donnez vraiment envie de lire cet auteur que je n’ai encore jamais lu. Votre article est enthousiaste. Mais en ce moment, je suis plongée dans Vie et Destin de Grossman et je prévois de lire d’autres livres de ce même auteur ; j’ai aussi d’autres projets de lecture… Alors je note dans un coin de ma tête de lire un jour ce journal et ce roman qui en est l’écho.

  4. […] évoqué ma lecture parallèle du deuxième volume de ce Journal et du Miracle de San Gennaro dans ce billet ; peut-être le troisième volume sera-t-il l’occasion de lire aussi La nuit du bûcher […]


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